Pour une transition juste et équitable, il faut sortir de l’ombre des traités
L’urgence climatique représente une menace considérable pour la jouissance, la concrétisation et la protection de l’ensemble des droits de l’Homme.[1] L’ampleur et la portée des transformations économiques et sociales nécessaires pour atténuer et écarter les effets du changement climatique sont considérables. Tout retard dans la mise en œuvre des politiques climatiques fait peser de graves dangers sur les catégories les plus vulnérables de nos sociétés. Dans un monde profondément inégalitaire, une transformation d’une telle ampleur et d’une telle complexité exige de focaliser les décisions politiques et les lois sur les droits et les intérêts des personnes les plus exposées aux effets les plus graves, afin de parvenir à une transition juste et équitable.
En matière de prévention des violations des droits humains dans le contexte de l’urgence climatique, les obligations des États en vertu du droit international relatif aux droits de l’Homme sont de mieux en mieux reconnues et définies.[2] Dans son premier arrêt constatant une violation dans le domaine du changement climatique, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) souligne la nature polycentrique du changement climatique ainsi que la nécessité d’une transformation globale et profonde de plusieurs secteurs pour parvenir à la décarbonation des économies et des modes de vie. Selon la Cour :
Ces « transitions vertes » requièrent la mise en œuvre d’un ensemble très complexe et très large d’actions, de politiques et d’investissements coordonnés faisant in[3]tervenir tant le secteur public que le secteur privé. Les individus eux-mêmes sont appelés à assumer leur part d’efforts et de responsabilités. Les politiques de lutte contre le changement climatique posent donc inévitablement des questions d’adaptation sociale et de répartition de l’effort entre les générations, ce qui concerne aussi bien les différentes générations de personnes vivant actuellement que les générations futures.[4]
La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et l’Accord de Paris le reconnaissent : l’atténuation de l’urgence climatique ne peut se faire sans une réduction significative des émissions de carbone (article 4 de la CCNUCC et article 2 du Protocole de Kyoto ; article 4 de l’Accord de Paris) et la prévention de la déforestation (article 5(2) de l’Accord de Paris). Les obligations des États découlant du droit international relatif aux droits de l’Homme et du droit climatique peuvent être interprétées comme exigeant, entre autres mesures, des dispositions pour mettre fin à la déforestation, réduire notablement la dépendance à l’égard des combustibles fossiles et augmenter rapidement les capacités et les infrastructures en matière d’énergies renouvelables. La question reste de savoir si, comme l’a déclaré Chris Shaw dans une interview accordée à Break Down Radio, les approches actuelles en matière d’action climatique ne feront que « reproduire le monde actuel, les émissions en moins ». En d’autres termes, les politiques et prescriptions qui guident actuellement l’action climatique sont-elles en mesure d’assurer une transition verte juste et équitable, et si non, quels sont les obstacles ? Dans cet article, j’examinerai la corrélation entre les traités d’investissement et l’action climatique ainsi que l’objectif d’une transition juste et équitable, en mettant l’accent sur le lien entre ces traités et la nécessité de partager le fardeau, soulignée dans l’arrêt KlimaSeniorinnen mais aussi dans d’autres décisions et résolutions clés en matière de droit international relatif aux droits de l’Homme.[5]
La décarbonation du secteur de l’énergie – et, partant, de toute autre facette de l’économie et de la vie dépendant de l’énergie – figure au premier plan des politiques climatiques nationales et internationales. Une telle transformation représente une tâche colossale du point de vue pratique, financier et politique. Sur le plan financier, on estime que porter la capacité des énergies renouvelables à des niveaux suffisants nécessiterait, d’ici à 2030, un financement annuel de 1,55 billions de dollars US, destinés à la production d’électricité, et de 720 milliards de dollars US consacrés aux réseaux électriques et à leur modernisation.[6] Une analyse réalisée en 2021 par le Comité permanent des finances de la CCNUCC estime que le financement nécessaire aux pays en développement pour mettre en œuvre la Convention et les objectifs de l’Accord de Paris se situerait entre 5 900 et 11 500 milliards de dollars US, toujours à l’horizon 2030. L’engagement des États en matière de droit international de l’investissement figure parmi les nombreux facteurs qui viendront façonner cette transformation. En effet, le secteur de l’énergie fait partie des industries les plus puissantes et les plus litigieuses face aux réformes des politiques publiques ; parallèlement, les traités d’investissement protègent les entreprises contre les changements de politique préjudiciables aux marges bénéficiaires. Le droit international de l’investissement pourrait donc se révéler être le champ de bataille sur lequel les tribunaux régleront certaines conséquences distributives importantes des politiques climatiques.[7] Les politiques affectant les investisseurs en combustibles fossiles donnent déjà lieu à une vague d’affaires relatives aux traités d’investissement et qui viennent augmenter le coût de l’action climatique.[8] Une plainte déposée en 2023 par la société minière Zeph Investments, constituée à Singapour, contre l’Australie en vertu de l’accord de libre-échange entre l’ANASE, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, illustre bien ce défi. Cette plainte fait suite au refus des autorités australiennes d’accorder un bail d’exploitation de charbon après qu’un tribunal du Queensland a estimé qu’un permis environnemental ne devait pas être accordé au projet en raison, notamment, des preuves de son impact sur le changement climatique et les droits de l’Homme. L’investisseur réclame des dommages et intérêts se montant à 41,3 milliards de dollars AUS. Une publication de Tienhaara et al. datant de 2022 estime que la charge financière supplémentaire imposée aux États producteurs de pétrole et de gaz sera énorme en cas d’abandon prématuré de projets couverts par des traités d’investissement, « le Mozambique (7 à 31 milliards de dollars), la Guyane (5 à 21 milliards de dollars), le Venezuela (3 à 21 milliards de dollars), la Russie (2 à 16 milliards de dollars) et le Royaume-Uni (3 à 14 milliards de dollars) subissant les pertes les plus importantes ».
L’ampleur de l’élaboration des politiques climatiques et les incertitudes qui les entourent, la nécessité d’expérimentations en matière de réglementation afin de répondre aux effets imprévus ou involontaires des politiques (notamment l’adaptation de ces dernières à d’éventuels comportements irresponsables de la part des investisseurs) dans les secteurs essentiels à l’action climatique : tout cela constitue un terrain fertile pour les différends en matière d’investissement, concernant aussi bien l’élimination progressive des combustibles fossiles que la promotion d’investissements cruciaux pour les objectifs de décarbonation. Considérant l’indifférence des traités d’investissement à l’égard des droits, des intérêts ou des obligations au-delà de l’investisseur et de l’État, la résolution des principaux litiges en matière d’investissement concernant l’action climatique, qu’il s’agisse d’un investissement dans les combustibles fossiles ou d’un investissement « vert », dans les limites étroites du droit de l’investissement, va à l’encontre d’une transition juste et équitable. Comment relever ce défi et construire un système de gouvernance des investissements compatible avec une telle transition ?
L’ampleur et la complexité de la transition énergétique, et plus largement de l’action climatique, nous poussent souvent à nous concentrer sur « l’art du possible » plutôt que de donner une chance aux « possibilités de l’art ».[9] Dans la catégorie de « l’art du possible » se trouvent des initiatives de réforme utiles pour améliorer la compatibilité du système existant de traités d’investissement avec l’action climatique. Cet aspect ressort le plus clairement des travaux du volet 1 de l’OCDE concernant l’avenir des traités d’investissement, qui se concentre sur leur alignement avec l’Accord de Paris et les ambitions de zéro émission nette. Cette même catégorie comprend également d’importants travaux universitaires axés sur l’interprétation des normes établies par les traités d’investissement à la lumière du climat, ainsi que sur les questions relatives à l’évaluation des dommages.[10] La protection des investissements dans les combustibles fossiles représente une grave menace : une grande partie de ces travaux se concentre donc sur les soutiens offerts à ce secteur, mais, de plus en plus, l’accent est également mis sur la façon dont les traités d’investissement catalysent les investissements verts. Cette catégorie de « l’art du possible » présente une caractéristique principale : ses propositions se concentrent en grande partie sur l’amélioration du système existant, en offrant des solutions relativement pragmatiques sans en modifier les caractéristiques fondamentales. Ces approches peuvent effectivement offrir une réponse plus rapide aux conséquences les plus graves que les traités d’investissement peuvent avoir sur l’action climatique. Toutefois, si elles ne remettent pas en question les caractéristiques fondamentales du système, elles risquent de reproduire une protection des investissements injuste et inéquitable pour les communautés, quand bien même le système serait recalibré pour s’aligner sur un agenda « vert ». Plus inquiétant encore, si l’écologisation des traités d’investissement reste fidèle au couple binaire État-investisseur sans reconnaître et intégrer pleinement les droits des groupes de détenteurs de droits affectés par les activités d’investissement, les traités continueront simplement à contribuer à reproduire les inégalités.
Dans un prochain chapitre, j’examinerai le rôle des traités d’investissement dans le contexte de l’action climatique, en tant qu’obstacles à l’élimination progressive des combustibles fossiles mais aussi en tant que catalyseurs d’investissements respectueux du climat. Cela afin d’évaluer si, dans leur configuration actuelle, les traités d’investissement sont compatibles avec les objectifs d’une transition juste. Je constate qu’en plus d’entraver la réglementation des combustibles fossiles conformément aux objectifs climatiques, les risques que les traités d’investissement font peser sur la mise en œuvre d’une transition juste et équitable l’emportent sur les avantages potentiels qu’il y aurait à les exploiter pour attirer des investissements respectueux du climat. Rien, dans les études menées sur ce sujet, ne démontre que les investisseurs dans les secteurs de l’énergie propre fondent leurs décisions sur les traités d’investissement.[11] Si la promotion des AII a pour principe d’attirer et d’accroître les investissements respectueux du climat, les études ne semblent pas indiquer que ces traités contribuent de manière significative à la réalisation de cet objectif. L’incertitude qui entoure les prétendus avantages des traités pour attirer ces investissements se mue en source d’inquiétude pour les objectifs d’une transition juste lorsque l’on considère leurs caractéristiques de stabilisation. Ces dernières sapent en effet l’expérimentation réglementaire légitime, et sont indifférentes aux droits des communautés locales et des peuples autochtones ainsi qu’à la concrétisation des droits de l’Homme. Les traités d’investissement ne prévoient pas de partager le fardeau.
La nécessité d’augmenter rapidement les investissements respectueux du climat, en particulier dans les pays en développement, est incontestable. Toutefois, cette nécessité ne peut être considérée indépendamment du contexte socio-économique plus large dans lequel ces investissements s’inscrivent. Il est important de garder à l’esprit qu’ils peuvent causer – et causent effectivement – des dommages à l’environnement et aux droits de l’Homme. L’élaboration d’un système de gouvernance des investissements pour une transition juste et équitable exige d’aller au-delà de « l’art du possible » pour explorer sérieusement les « possibilités de l’art ». Il faut donc un cadre de gouvernance de l’investissement inclusif et intégré qui ne protège et ne privilégie pas les droits des investisseurs au détriment des droits et du bien-être d’autres catégories de la société. Ce cadre doit également offrir suffisamment de flexibilité aux gouvernements pour qu’ils puissent adapter leurs politiques de manière raisonnable et non discriminatoire à l’évolution des réalités locales et mondiales, y compris en ce qui concerne les investissements respectueux du climat. En réfléchissant au-delà de « l’art du possible », nous pouvons nous demander sérieusement si les traités d’investissement sont les bons instruments pour soutenir une transition juste et équitable ou s’il faut désormais une toute nouvelle vision qui gouverne l’investissement plutôt que de le protéger, en s’inspirant du Nouvel ordre économique international (NOEI) et en le repensant dans le cadre des réalités actuelles.[12] Nous pourrions par exemple réexaminer la question de savoir si la gouvernance des investissements relève du droit international, ou intégrer dans les traités des obligations exécutoires imposant aux investisseurs de respecter l’environnement et les droits de l’Homme. Nous pourrions donner aux détenteurs de droits la possibilité de demander des comptes à l’État et à l’investisseur en cas de manquement. Nous pourrions nous demander s’il est possible de rendre la gouvernance des investissements compatible avec les idées de post-croissance ou de décroissance. Ou, comme l’ont fait Ostřanský et Bonnitcha dans une publication récente, nous pourrions nous demander comment nous concevrions les traités d’investissement si nous devions, aujourd’hui, les élaborer de toutes pièces.
Auteur
Anil Yilmaz Vastardis est maître de conférences à l’Essex Law School.
[1] Résolution adoptée par le Conseil de droits de l’homme le 12 juillet 2019, Droits de l’homme et changements climatiques, A/HRC/RES/41/21, 23 juillet 2019 ; Understanding Human Rights and Climate Change. Soumission du Haut-Commissariat aux droits de l’homme à la 21e Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies.
[2] Voir par ex. Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse [Grande Chambre], jugement 53600/20 du 09 avril 2024 ; Commission inter-américaine sur les droits de l’homme et REDESCA, résolution 3/2021 sur l’urgence climatique : Scope of Inter-American Human Rights Obligations ; résolution adoptée le Conseil des droits de l’homme le 12 juillet 2019, Droits de l’homme et changements climatiques, A/HRC/RES/41/21, 23 juillet 2019.
[3] Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse para. 419.
[4] Ibid.
[5] Commission inter-américaine sur les droits de l’homme et REDESCA, Résolution 3/2021, par. 16-20 et 42-57.
[6] Agence internationale pour les énergies renouvelables. (2024). Tracking COP28 outcomes: Tripling renewable power capacity by 2030. https://www.irena.org/-/media/Files/IRENA/Agency/Publication/2024/Mar/IRENA_Tracking_COP28_outcomes_2024.pdf
[7] Voir Cotula, L. (2023). International investment law and climate change: Reframing the ISDS reform agenda. The Journal of World Investment & Trade, 24, 770–71. https://brill.com/view/journals/jwit/24/4-5/article-p766_9.xml
[8] Westmoreland Coal Company c. Canada ICSID Affaire no. UNTC/20/3 ; Glencore International A.G. c. République de Colombie, ICSID, Affaire No. ARB/21/30 ; TransCanada c. USA (2016) ; TC Energy c. USA ; Uniper c. Pays-Bas ; RWE c. Pays-Bas ; Discovery Global LLC c. République slovaque ; Alberta PMC c. USA ; Ruby River Capital LLC c. Canada ; voir Tienhaara, K., & Cotula, L. (2020). Raising the cost of climate action? Investor–state dispute settlement and compensation for stranded fossil fuel assets. 2020 IIED Série Terres, investissement et droits. Institut international pour l’environnement et le développement. https://www.iied.org/17660iied
[9] Les termes cités sont empruntés à Staggs Kelsall, M. (à venir), Capitalising human rights: A genealogy of business and human rights (OUP).
[10] Zheng, Y. (2024). Rethinking the “full reparation” standard in energy investment arbitration: How to take climate change into account. Journal of International Economic Law, 27(3), 500–520. https://academic.oup.com/jiel/article/27/3/500/7753536
[11] Mehranvar, L., & Sasmal, S. (2022). The role of investment treaties and investor–state dispute settlement (ISDS) in renewable energy investments. Columbia Center on Sustainable Investment. https://scholarship.law.columbia.edu/sustainable_investment/5; Tienhaara, K., & Downie, C. (2018). Risky business? The Energy Charter Treaty, renewable energy, and investor–state disputes. Global Governance: A Review of Multilateralism and International Organizations, 24(3), 451–471; Wall, R., Garafakos, S., Gianoli, A., & Stavropoulos, S. (2019). Which policy instruments attract foreign direct investments in renewable energy? Climate Policy, 19(1) 59-72.
[12] Voir par exemple, Perrone, N. M., & Schneiderman, D. (2023). Lost to history? Latin America and the Charter of Economic Rights and Duties of States, L. O. Tarazona (Ed.) The Oxford Handbook of International Law and the Americas (édition en ligne, Oxford Academic, 23 février 2023).