Dans le cadre d’un différend relatif à une plate-forme pétrolière, le tribunal applique le critère de la nationalité dominante et effective pour conclure que les requérants n’avaient pas qualité pour présenter des réclamations au titre des pertes par ricochet dans le cadre de l’ALENA

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Alicia Grace et autres c. Mexique, affaire CIRDI No. UNCT/18/4, sentence, 19 août 2024

Résumé

Le Mexique a obtenu une issue favorable dans l’affaire d’arbitrage Alicia Grace et al. c. Mexique, administrée par le CIRDI en vertu des règles de la CNUDCI. Le tribunal a rejeté l’affaire pour défaut de compétence et d’intérêt à agir, estimant à l’unanimité que l’article 1116 de l’ALENA ne s’étendait pas aux demandes d’indemnisation pour pertes par ricochet (« reflective losses »). Il a notamment accordé une importance considérable aux pratiques et interprétations ultérieures adoptées par les trois Parties à l’ALENA sur cette question, concluant que l’ALENA établissait une distinction entre les mécanismes permettant d’engager une procédure arbitrale en vertu des articles 1116 et 1117 (ce dernier donne à un investisseur la possibilité de déposer une plainte pour le compte d’une entreprise). En conséquence, le tribunal a jugé que la majorité des requérants n’avaient pas qualité pour agir, car ils invoquaient l’article 1116 concernant des pertes subies par des entités mexicaines dans lesquelles ils détenaient des investissements, et non par eux-mêmes. Nonobstant le fait que deux requérants aient soumis leurs demandes respectives conformément à l’article 1117, le tribunal a décliné sa compétence, déclarant que l’ALENA interdit les demandes introduites par des personnes ayant une double nationalité et dont la nationalité dominante et effective s’aligne sur celle de l’État défendeur, comme c’est le cas en l’occurrence.

Contexte du litige

L’affaire concernait 27 investisseurs (comprenant des ressortissants américains, des sociétés et deux personnes ayant la double nationalité mexicaine et américaine) détenant 43 % de Integradora Oro Negro (ION), une société mexicaine qui possède des plateformes offshore par l’intermédiaire de cinq véhicules singapouriens, loués à sa filiale, Perforadora Oro Negro (PON). Cette dernière assure l’activité de PEMEX, l’entité pétrolière publique mexicaine. De 2013 à 2015, PON et PEMEX ont signé cinq contrats de location à des tarifs journaliers compris entre 130 000 et 161 000 $. Après une chute mondiale des prix du pétrole, PEMEX a modifié les contrats pour les ramener à 116 000 $ en 2016, tout en suspendant deux baux. En mars 2017, PEMEX a cessé tout paiement, ce qui a poussé PON, ION et leurs filiales à se placer sous la protection de la loi sur les faillites, conduisant les détenteurs d’obligations à exiger un remboursement. En octobre 2017, PEMEX a annoncé son intention de résilier l’ensemble des contrats, ce qui, selon les requérants, était illégal en vertu du droit mexicain. Ils ont affirmé que les actions de PEMEX constituaient des représailles découlant de leur refus de se conformer aux demandes présumées de corruption et de collusion avec les détenteurs d’obligations pour conduire Oro Negro à l’insolvabilité et prendre le contrôle des plates-formes de forage. Les requérants ont affirmé que les mesures susmentionnées, qui impliquent des réductions de taux et la résiliation de contrats, violaient les obligations de transparence ainsi que leurs attentes légitimes en raison d’un comportement arbitraire et discriminatoire, enfreignant ainsi l’article 1105, paragraphe 1, de l’ALENA sur le TJE. Ils ont également affirmé que les actions du Mexique constituaient, dans les faits, une expropriation indirecte de leurs parts dans Oro Negro, et ont demandé une compensation de 270 millions de dollars US. Au cours de l’arbitrage, le tribunal a rejeté la demande de participation de l’amicus curiae et d’accès aux preuves présentée par les détenteurs d’obligations, tout en acceptant les mémoires de parties non contestantes du Canada et des États-Unis. Ces dernières soulignent l’applicabilité du critère de nationalité dominante et effective pour les personnes ayant la double nationalité dans le cadre de l’ALENA, et limitent les demandes de pertes par ricochet au titre de l’article 1117 aux entreprises basées dans des États différents de l’État d’origine des requérants.

Charge et niveau de preuve : l’évaluation des preuves dans les affaires impliquant des allégations de corruption nécessite que ces preuves soient « convaincantes et précises »

Commençant son analyse en réaffirmant le principe onus probandi actori incumbit (« le fardeau de la preuve incombe au demandeur »), le tribunal a noté qu’il « dispose d’un large pouvoir discrétionnaire dans son appréciation des preuves présentées par les parties » (para. 409). Dans ce contexte, il a été jugé inutile d’adopter une norme spécifique basée sur la jurisprudence existante, indiquant que « les tribunaux d’investissement ont tendance à être plus nuancés quelle que soit l’étiquette qu’ils utilisent dans leur évaluation des preuves » (para. 411). Le tribunal s’est référé spécifiquement à la sentence Union Gas Fenosa c. Égypte pour statuer que la présentation de « signaux d’alarme » à elle seule peut se révéler insuffisante pour évaluer la prépondérance de la preuve. Il a également cité la sentence Churchill Mining c. Indonésie, déclarant que certains faits nécessitent des preuves plus convaincantes pour faire pencher la balance des probabilités, tout en mettant davantage l’accent sur la « conviction intime » de l’adjudicateur. S’inspirant de cette affaire, le tribunal a souligné que, dans le contexte de l’arbitrage d’investissement, contrairement aux procédures pénales, il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’une intention criminelle, même si cela peut constituer un élément pertinent. Il a également noté que, quelle que soit l’étiquette choisie pour décrire l’évaluation des preuves par l’arbitre, il faut tenir compte de la gravité de l’allégation et des droits en jeu. Bien que l’interdiction des pratiques de corruption puisse effectivement représenter une composante de la politique publique internationale, la présomption d’innocence est un droit de l’Homme largement reconnu, qui fait l’objet de dispositions explicites dans divers instruments juridiques. En tant que tel, « le tribunal a considéré que la partie qui fait de telles allégations devait présenter des preuves convaincantes et précises afin de s’acquitter de la charge de la preuve relative à ces allégations » (paragraphe 425). Compte tenu de l’absence de tels éléments de preuve en l’espèce, le tribunal a choisi de décliner sa compétence à l’égard des demandes susmentionnées (paragraphe 425).

Compétence

Résidents permanents ayant la qualité de « ressortissants » au sens de l’ALENA

Le tribunal a noté que, bien que les deux parties aient cité la CVDT pour interpréter l’ALENA, leurs approches distinctes, associées à des références à d’autres traités et à des décisions antérieures, étaient limitées par le cadre interprétatif de la Convention. Il a précisé que les traités résultent de négociations uniques qui reflètent des objectifs juridiques et politiques particuliers et que le recours aux précédents nécessite une analyse contextuelle approfondie dans un système décentralisé. En l’espèce, le tribunal a procédé à l’examen de la contestation juridictionnelle du Mexique concernant un ressortissant mexicain et un résident permanent américain, et a conclu, sur la base de l’article 201 de l’ALENA et des observations des États-Unis, que les résidents permanents devaient être considérés comme des ressortissants de l’État dans lequel ils résident, ce qui permettait de classer le requérant en question comme double ressortissant américain et mexicain. Cette conclusion a suscité des questions sur la possibilité, pour les personnes ayant une double nationalité, d’invoquer l’ALENA afin de déposer des plaintes contre leur État de nationalité – une question jugée « controversée et délicate » par le tribunal (paragraphe 463), qui a examiné des précédents contradictoires des affaires Manuel Garcia Armas et Serafin Garcia Armas impliquant le Venezuela. L’ALENA lui-même ne donne pas d’indications sur les doubles nationalités. Malgré l’affirmation du Mexique selon laquelle les articles 1116 et 1117 établissent qu’un investisseur d’une Partie est autorisé à présenter des réclamations pour manquement aux obligations de l’ALENA par une autre Partie, le tribunal a statué que la « règle de la diversité des nationalités » serait respectée par les personnes ayant une double nationalité (par. 469).

Critère de la nationalité dominante et effective comme pratique ultérieure adoptée par les trois Parties à l’ALENA

Le tribunal a explicitement déclaré que « les déclarations concordantes soumises par les parties non contestantes … parallèlement aux positions du Mexique concernant les personnes ayant une double nationalité doivent être comprises comme une pratique ultérieure aux fins de l’article 31, paragraphe 3.b de la CVDT, [notamment en ce qui concerne] l’application du critère de la nationalité dominante et effective aux questions de double nationalité qui ne sont pas expressément régies par le traité » (paragraphe 473). Il a affirmé que l’adoption du critère de la nationalité dominante et effective répondrait à la préoccupation des requérants selon laquelle, si l’interprétation principale du Mexique (à savoir que ces réclamations sont catégoriquement interdites) était confirmée, les personnes ayant la double nationalité seraient privées de tout droit de présenter des réclamations en vertu de l’ALENA contre l’État dont elles ont la nationalité. Le tribunal a également trouvé une justification supplémentaire à l’application de ce critère dans l’inclusion des résidents permanents des pays de l’ALENA, soulignant que cette approche saisit « les réalités factuelles au-delà des titres formels » (paragraphe 476) lorsque les circonstances réelles devraient prévaloir sur les classifications formelles. En fin de compte, le tribunal a rejeté la position des États-Unis selon laquelle ce critère ne pouvait s’appliquer aux résidents permanents, soulignant que l’intention claire de l’ALENA était de traiter les résidents permanents comme l’équivalent des ressortissants nationaux, ce qui rendait cette distinction sans fondement. Plus précisément, lorsqu’il a examiné la nationalité dominante et effective de deux des requérants, il a pris en compte le « centre de gravité » de leurs activités commerciales et la position qu’ils occupaient « dans les échelons les plus élevés du gouvernement [mexicain] » (paragraphe 489) et a conclu que, pour cette raison, il n’était pas compétent à leur égard.

Les demandes concernant les pertes par ricochet sont exclues du champ d’application de l’article 1116 de l’ALENA

Conformément à l’article 1116 de l’ALENA, le tribunal a déterminé que seules les plaintes pour ingérence directe de l’État dans les droits protégés des investisseurs seraient acceptées. Les pertes indirectes liées aux droits d’une filiale locale devraient être traitées conformément à l’article 1117, qui régit les réclamations présentées au nom d’une entreprise. Cette interprétation s’aligne sur la pratique ultérieure des trois Parties à l’ALENA, confirmant que « ces dispositions établissent des règles différentes régissant la qualité pour agir d’un investisseur dans le cadre de l’ALENA » (paragraphe 432). Le tribunal a également observé que l’article 1135, paragraphe 2, renforce cette distinction en exigeant que l’indemnité prévue à l’article 1117 soit versée à l’entreprise, et non à l’investisseur. Après avoir examiné le libellé du traité, le tribunal a rejeté l’idée que les « pertes ou dommages » des articles 1116 et 1117 se réfèrent au même préjudice, car il serait illogique d’avoir deux dispositions ayant des implications juridiques identiques. Par conséquent, en considérant l’interprétation des dispositions comme un processus intégré (article 31, paragraphe 3 de la CVDT), qui s’appuie sur les accords ultérieurs des parties (article 31, paragraphe 3.b de la CVDT ; c’est-à-dire les observations des parties non contestantes) et des moyens supplémentaires (article 32 de la CVDT ; c’est-à-dire la déclaration d’action administrative soumise au Congrès américain sur la mise en œuvre de l’ALENA) afin de confirmer le sens des termes employés, le tribunal a conclu que les dispositions diffèrent dans leur portée et leur application. En conséquence, il a été jugé que les requérants ne remplissaient pas les conditions requises par les deux dispositions, étant donné qu’ils (i) n’avaient pas qualité, en vertu de l’article 1116, pour réclamer des pertes par ricochet au nom des entités mexicaines et (ii) n’avaient pas réussi à établir la propriété ou le contrôle des entités en vertu de l’article 1117. En conséquence, le tribunal leur a ordonné de payer 75 % des frais d’arbitrage.

Conclusion

La position du tribunal semble adhérer à l’approche traditionnelle des accords interprétatifs conjoints, affirmant que les États sont « maîtres » de leurs traités (paragraphe 539). La Convention de Vienne sur le droit des traités, dans son article 31, a codifié la centralité du texte du traité et des accords ultérieurs dans les processus d’interprétation, mais s’est abstenue d’accorder explicitement un poids concluant ou une suprématie hiérarchique aux accords ultérieurs. Dans les années 1960, la Commission du droit international (CDI) des Nations unies a explicitement qualifié ces accords d’interprétations authentiques devant être intégrées dans le processus d’interprétation. Bien que la conclusion de la CDI en 2018, selon laquelle les accords interprétatifs conjoints ne sont pas nécessairement juridiquement contraignants, ait pu sembler mettre en doute l’importance des accords interprétatifs ultérieurs, le rôle de « l’autorité de l’État » dans l’interprétation des traités semble être suffisamment ancré.

Νote

Le tribunal était composé de Diego P. Fernández Arroyo (président, de nationalité argentine et espagnole), Andrés Jana Linetzky (représentant du requérant, de nationalité chilienne et portugaise), et Gabriel Bottini (représentant du défendeur, de nationalité argentine).

Auteur

Vasiliki Dritsa est doctorante en droit international des investissements à l’Institut universitaire de hautes études de Genève et assistante de recherche à l’Université de Genève.

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