Le règlement des différends investisseur-État et les combustibles fossiles : quel rôle pour une exemption ?

Mi-mars, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a tenu sa 9ème conférence annuelle sur les traités d’investissement sur le thème « Soutenir la transition énergétique mondiale : méthodes pour l’alignement des traités d’investissement sur l’Accord de Paris ». Les délégués ont discuté de l’exemption du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) des mesures de lutte contre le changement climatique ou des investissements dans les combustibles fossiles en tant qu’options possibles de réforme. Dans cet article, nous évaluons les implications de ces options pour la politique climatique et pour les efforts plus larges de réforme de la gouvernance internationale de l’investissement.

Alors que les températures mondiales atteignent de nouveaux records, dépassant 1,5°C au-dessus des niveaux préindustriels en moyenne sur l’ensemble de l’année en 2023, la fenêtre pour atteindre l’objectif de température de l’Accord de Paris et éviter les conséquences catastrophiques du changement climatique se referme rapidement. Pour atténuer le changement climatique, il est essentiel d’abandonner les combustibles fossiles, qui sont le principal moteur du changement climatique. L’Accord conclu lors de la 28ème Conférence des Nations Unies sur le changement climatique (COP 28) en vue d’une transition « vers l’abandon des combustibles fossiles dans les systèmes énergétiques » rappelle aux décideurs de tous les secteurs l’urgence des efforts d’atténuation du changement climatique. Pour les décideurs en matière d’investissement international, un obstacle important à l’action climatique est le puissant mécanisme de RDIE qui permet aux entreprises de combustibles fossiles de contester une telle action climatique sur la base de l’un des plus de 2 500 traités d’investissement, y compris le Traité sur la Charte de l’énergie (TCE).

Qu’est-ce que le RDIE, en quoi est-il un obstacle à l’action climatique ?

Le RDIE permet aux investisseurs d’introduire des recours directs contre les États dans lesquels ils ont investi pour des violations présumées d’un traité d’investissement (accord entre deux ou plusieurs États). Les recours sont généralement examinés par des tribunaux arbitraux composés de trois membres, habilités à rendre une sentence arbitrale contraignante et définitive, exécutoire à l’échelle mondiale et généralement sans appel. En déposant des recours dans le cadre du RDIE, les investisseurs peuvent également contourner les cours nationales de l’État d’accueil, qui sont les premières gardiennes du droit national.

L’industrie des combustibles fossiles est devenue l’utilisateur le plus prolifique de ce système problématique. Le RDIE a permis aux investisseurs dans les combustibles fossiles de poursuivre les gouvernements pour des pertes de profit réelles et anticipées à hauteur de milliards USD, remettant de fait en cause les politiques de transition énergétique des États. Le montant moyen accordé aux investisseurs dans les combustibles fossiles dans le cadre de ces procédures s’élève à 600 millions USD. Selon une estimation prudente, « l’action mondiale contre le changement climatique pourrait générer plus de 340 milliards USD de recours juridiques de la part des investisseurs pétroliers et gaziers » dans ce seul secteur en amont.

Le TCE, traité d’investissement dans le secteur de l’énergie qui couvre l’Europe et certaines parties de l’Asie, a donné lieu à plus de procédures de RDIE que tout autre traité. Les investisseurs ont utilisé ce traité pour contester des mesures gouvernementales visant à éliminer progressivement la production d’électricité à partir du charbon ou des décisions d’autorisation pour la production de pétrole en mer et la fracturation hydraulique. En réponse à cette évolution, un nombre croissant d’États a décidé de se retirer du traité, notamment l’Allemagne, la France, la Pologne, le Luxembourg et la Slovénie. Le mois dernier, le Royaume-Uni a également annoncé son retrait du traité, craignant que le fait d’en rester membre ne le « pénalise » pour ses « efforts de premier plan au niveau mondial en vue d’atteindre l’objectif zéro ».

Contrairement au fameux TCE, un réseau mondial moins visible de plus de 2 500 traités bilatéraux d’investissement (traités entre deux États, TBI en abrégé), accordant souvent le même accès au RDIE aux investisseurs dans les combustibles fossiles, a reçu beaucoup moins d’attention de la part des décideurs politiques. Ce large éventail de TBI couvre divers secteurs dans lesquels les investissements devraient être effectués de manière responsable et doit être réformé de toute urgence pour faire progresser le développement durable dans toutes ses dimensions.

Une nouvelle initiative de réforme à l’OCDE

Lors de la conférence de l’OCDE à la mi-mars, les décideurs politiques ont examiné, entre autres questions, celle de savoir si une « exclusion du changement climatique » du RDIE pourrait être un moyen viable d’exploiter la réforme et de garantir l’alignement de la gouvernance de l’investissement sur les objectifs de l’Accord de Paris. De nombreux États membres de l’OCDE, y compris les leaders en matière de climat, ont des dizaines de TBI en vigueur, étendant une « assurance » aux investissements sortants dans les combustibles fossiles dans le monde entier en leur donnant accès au RDIE. Dans une récente enquête de l’OCDE, la plupart des États interrogés ont jugé « très important » l’alignement des traités d’investissement sur l’Accord de Paris, mais ont indiqué que presqu’aucun de leurs traités n’excluait le soutien aux investissements dans le secteur du charbon. Il est frappant de constater que 70 % d’entre eux ont également indiqué que leurs gouvernements n’avaient pas analysé l’impact de leurs traités sur le climat.

À ce stade, le programme de travail de l’OCDE constitue principalement une plateforme d’échange informelle. Cependant, comme dans les processus précédents, tels que celui de l’impôt minimum mondial, les États pourraient accorder à l’OCDE un mandat formel pour la négociation d’un instrument contraignant. Il est donc important d’évaluer les implications d’une exemption élaborée sous les auspices de l’OCDE pour la politique climatique et pour la réforme de la gouvernance de l’investissement.

Qu’est-ce qu’une exemption et comment pourrait-elle résoudre le problème du RDIE et du changement climatique ?

Joshua Paine et Elizabeth Sheargold ont introduit l’idée d’une exclusion spécifique à une mesure dans le cadre d’une contribution universitaire à la conférence. Cette contribution comprend une proposition de libellé pour les traités qui exemptent les « mesures relatives au changement climatique » définies comme « liées à la réduction ou à la stabilisation des émissions de gaz à effet de serre » du champ d’application du RDIE. Les auteurs suggèrent qu’une liste d’exemples concrets de mesures pourrait compléter cette définition. Cette exemption s’accompagnerait d’un mécanisme à deux niveaux, permettant aux États confrontés à un recours en RDIE de demander une décision conjointe des autorités environnementales de l’État d’origine et de l’État d’accueil avant qu’un investisseur ne puisse recourir au RDIE. La proposition suggère également que l’exemption pourrait être intégrée rétroactivement dans les traités d’investissement existants par le biais d’un accord multilatéral ou être utilisée lors de la renégociation des traités d’investissement.

Si elle est largement adoptée, effectivement mise en œuvre et combinée à d’autres mesures de réforme, une telle exemption pourrait constituer un outil viable pour protéger la marge de manœuvre des gouvernements en matière de politique climatique contre la menace imminente de RDIE. Pour être efficace, elle devrait toutefois surmonter certains obstacles.

Premièrement, son efficacité va dépendre d’un champ d’application large, c’est-à-dire de la définition des mesures climatiques (« exemption spécifique à une mesure ») ou des secteurs (« exemption spécifique à un secteur ») qui sont exclus. Deuxièmement, l’exemption devrait empêcher efficacement les tribunaux d’arbitrage d’assumer la compétence – une tâche qui s’est avérée difficile avec des exemptions similaires liées à la politique fiscale dans le passé. Le mécanisme proposé pourrait résoudre ce problème s’il empêchait totalement la constitution de tribunaux arbitraux dans les cas où l’exemption s’applique. Troisièmement, l’effet pratique de l’exemption dépendrait de l’ampleur de sa mise en œuvre, c’est-à-dire de la question de savoir si l’exemption serait intégrée dans la pléthore de TBI existants ou si elle serait mise en œuvre au coup par coup, traité par traité. Si l’urgence climatique exige la première solution, la concurrence entre les États exportateurs de capitaux pour protéger les investissements à l’étranger pourrait décourager une mise en œuvre aussi large. Un moyen possible de résoudre ce problème pourrait constituer à inclure un seuil de ratification dans l’accord multilatéral mettant en œuvre l’exemption. Quatrièmement, pour être en phase avec la science climatique et l’urgence de réduire les émissions de gaz à effet de serre, cette exemption devrait être mise en œuvre immédiatement.

Une exemption ne devrait pas occulter la nécessité de mener une réforme plus large du régime d’investissement

La proposition d’une exemption apparaît comme une mesure ciblée pour limiter les dégâts visant à répondre au problème reconnu et urgent que représente le RDIE pour l’action climatique. Cette approche est pragmatique et ciblée, permettant potentiellement la résolution rapide d’un problème majeur touchant au climat tout en laissant en suspens une série de préoccupations politiques importantes liées au RDIE et au régime des traités d’investissement.

Bien que cela représente un grand pas en avant du point de vue du climat, il est primordial que la négociation et la mise en œuvre d’une exemption, telle que discutée à l’OCDE, ne détourne pas les décideurs politiques des réformes plus larges qui sont cruciales du point de vue de l’environnement, de la société et des droits humains, y compris les efforts entrepris à la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement et par le groupe de travail III de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international.

Une exemption pour les mesures climatiques oui, mais ne vous arrêtez pas là !

Les États peuvent utiliser une exemption comme moyen ciblé et rapide d’atténuer l’effet paralysant du régime des traités d’investissement sur l’action climatique, tout en préservant l’élan pour d’autres réformes indispensables.

Pour mettre au point une exemption efficace dans le cadre de son champ d’application limité, il faudrait notamment veiller à ce qu’elle soit

  • d’un champ d’application suffisamment large pour s’aligner sur la science climatique ;
  • conçue de manière à garantir que les recours en RDIE ayant une incidence négative sur l’atténuation des changements climatiques et l’adaptation à ces changements soient rejetés avant la constitution du tribunal arbitral ;
  • intégrée dans l’ensemble du régime des traités sans discrimination géographique par le biais d’un accord multilatéral inclusif ; 
  • mise en œuvre immédiatement ; et
  • accompagnée d’un engagement à revoir son efficacité après une période initiale suffisamment courte pour éviter un changement climatique catastrophique.

Plus important encore, et pour préserver l’élan nécessaire à une réforme holistique, si un processus de l’OCDE sur une exemption se matérialise, ses États membres devraient

  • déclarer clairement que cette exemption est une solution partielle qui n’exclut pas une réforme plus globale impliquant la résiliation des traités, tant au niveau de l’OCDE que des Nations Unies ; 
  • reconnaître explicitement d’autres questions urgentes, telles que le calcul des dommages-intérêts et le financement par des tiers dans le cadre du RDIE ; et
  • plutôt que d’ajouter de nouvelles couches d’exemptions à un régime dépassé qui protège tous les investissements, envisager un changement de paradigme pour ne protéger que les investissements sélectionnés sur la base des critères du développement durable. Cette approche a été suggérée dans le Traité de 2018 sur l’investissement durable pour l’atténuation du changement climatique et l’adaptation à celui-ci (annexe I) de The Creative Disrupters.

Enfin, il est important de convenir d’un calendrier concret pour veiller à ce que l’énergie et les ressources soient canalisées rapidement pour mettre en œuvre une vaste réforme.

                                                                                                                                                   

Auteurs

Lukas Schaugg (lschaugg@IISD.org) est conseiller en droit international à IISD.

Suzy Nikièma (snikiema@IISD.org) est directrice de l’investissement durable à IISD et chargée de cours à l’Université Saint Thomas d’Aquin et à l’Université Aune Nouvelle au Burkina Faso.

Nathalie Bernasconi-Osterwalder (nbernasconi@IISD.org) est vice-présidente des stratégies mondiales et directrice générale pour l’Europe à IISD.

Les auteurs souhaitent remercier Isaak Bowers et Olivier Bois von Kursk pour leurs précieuses observations. Ainsi que Jack Chaffee pour son appui à la recherche.

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