L’innovation et la production locale dans le cadre du protocole sur les droits de propriété intellectuelle de la ZLECAf : une approche stratégique des droits de propriété intellectuelle

Les États membres de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) ont adopté le Protocole sur les droits de propriété intellectuelle (le protocole) en février 2023 à l’occasion du 36ème Sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba, en Éthiopie. Le préambule du protocole en jette les bases et décrit les objectifs et les buts généraux qui guideront les États membres. L’un des principaux objectifs, conforme aux aspirations de l’Agenda 2063, est de promouvoir une croissance inclusive et un développement durable soutenus par un marché continental qui facilite la libre circulation des personnes, des capitaux, des biens et des services. Le protocole cherche à promouvoir l’accès aux connaissances et au transfert de technologie en mettant l’accent sur la coopération et sur l’importance d’utiliser les flexibilités prévues dans les régimes internationaux existants de droits de propriété intellectuelle.

La pandémie de COVID-19 a mis en évidence le rôle essentiel de la production locale pour répondre aux besoins sanitaires urgents et renforcer la résilience des systèmes de santé, en particulier dans les pays en développement. Compte tenu de la perturbation des chaînes d’approvisionnement et de l’intensification de la concurrence mondiale pour les fournitures médicales, la dépendance à l’égard des médicaments et des technologies de santé importés s’est avérée être une vulnérabilité. La production locale de produits pharmaceutiques et d’autres articles essentiels de santé constitue une réponse stratégique. Elle peut faciliter un accès plus rapide et plus équitable aux produits sanitaires vitaux, en particulier en temps de crise, lorsque les approvisionnements mondiaux peuvent être mis à rude épreuve ou monopolisés par les pays les plus riches.

En outre, la pandémie nous a rappelé de manière brutale que la santé publique, la stabilité économique et la sécurité sont interdépendantes. La promotion de la production locale dans le cadre du protocole de la ZLECAf offre une voie vers des systèmes sanitaires plus autonomes, plus durables et plus résilients. Toutefois, les mesures de promotion de la production locale sont souvent limitées par les traités de commerce et d’investissement, qui protègent également les droits de propriété intellectuelle. Le présent article vise à présenter les mesures politiques que les États peuvent prendre sans pour autant renoncer à leurs engagements au titre de ces traités.

Les urgences en matière de santé publique et la production locale de produits pharmaceutiques

Le protocole comprend une disposition nécessaire concernant l’établissement d’une production pharmaceutique locale afin de prévenir les urgences en matière de santé publique (article 21). Le premier alinéa de l’article 21 du protocole de la ZLECAf semble incarner l’esprit de la Déclaration de Doha sur l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) et la santé publique. Adoptée par l’OMC en 2001, cette déclaration précise que l’Accord sur les ADPIC n’empêche pas et ne devrait pas empêcher les Membres de prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé publique, affirmant ainsi le droit des Membres de l’OMC de recourir aux flexibilités de l’Accord sur les ADPIC à cette fin.

Le protocole diverge de l’Accord sur les ADPIC sur une point. Les alinéas 2 et 3 de l’article 21 du protocole soulignent la nécessité de veiller à la cohérence des politiques nationales et à la coopération régionale pour promouvoir la production locale de produits pharmaceutiques et d’autres produits essentiels aux soins de santé. Cette mise en avant de la dimension locale diverge de l’Accord sur les ADPIC, qui n’encourage pas spécifiquement la production locale.

L’article 27.1 de l’Accord sur les ADPIC stipule qu’il sera possible de jouir de droits de brevet sans discrimination quant au lieu d’origine de l’invention, au domaine technologique et au fait que les produits sont importés ou sont d’origine nationale. Cet article implique que les pays ne peuvent pas établir de discrimination à l’encontre des produits importés en faveur des produits fabriqués localement, ce qui peut limiter l’application des exigences en matière d’exploitation locale[1].

Toutefois, la pratique de l’OMC n’est pas concluante sur ce point. En 2000, les États-Unis ont demandé des consultations avec le Brésil au sujet de la loi brésilienne de 1996 sur la propriété industrielle, qu’ils jugeaient incompatible avec l’article 27.1 de l’Accord sur les ADPIC. Cette loi exigeait que la production locale bénéficie de droits de brevet exclusifs au Brésil ; le non-respect de cette exigence entraînant l’octroi d’une licence obligatoire par le gouvernement brésilien. Les États-Unis et le Brésil ont décidé de mettre fin à la procédure après avoir décidé d’aborder la question de la loi dans le cadre de leurs consultations bilatérales. Il n’existe donc aucun précédent juridique dans le cadre du mécanisme de règlement des différends de l’OMC quant à la légalité des exigences en matière d’exploitation locale.

La Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle, l’un des premiers traités sur la propriété intellectuelle, contient des dispositions explicites sur la question des exigences en matière d’exploitation locale. Une licence obligatoire peut être demandée si une invention brevetée n’est pas exploitée dans un délai déterminé (généralement 3 à 4 ans pour les brevets). Toutefois, en vertu de l’article 5A de la Convention de Paris, l’importation d’objets brevetés est considérée comme une exploitation du brevet. Cet article signifie que si le titulaire d’un brevet choisit d’approvisionner un marché en important le produit breveté plutôt qu’en le fabriquant localement, cela reste considéré comme une « exploitation » du brevet au sens de la Convention de Paris.

Dans le contexte du protocole, les dispositions encourageant la production locale devraient être mises en œuvre d’une manière cohérente avec ces obligations plus larges au titre de la Convention de Paris et d’autres traités sur la propriété intellectuelle. Bien que ni l’Accord sur les ADPIC ni la Convention de Paris ne préconisent explicitement la production locale, ils offrent certaines dispositions, appelées « flexibilités », qui, lorsqu’elles sont appliquées de manière créative et stratégique, pourraient stimuler la fabrication nationale d’une manière qui soit harmonieuse avec les engagements internationaux.

Voilà certaines des « flexibilités » auxquelles les parties au protocole peuvent recourir pour encourager la production locale tout en respectant l’Accord sur les ADPIC et la Convention de Paris :

L’utilisation de licences obligatoires

L’Accord sur les ADPIC autorise les licences obligatoires, un mécanisme par lequel un gouvernement permet à quelqu’un d’autre de fabriquer un produit ou un procédé breveté sans le consentement du titulaire du brevet, sous certaines conditions. Cet outil peut stratégiquement promouvoir la production locale de biens essentiels, tels que les produits pharmaceutiques, en cas d’urgence en matière de santé publique. Toutefois, le recours aux licences obligatoires doit être conforme aux dispositions de l’Accord sur les ADPIC afin de respecter les obligations internationales des Membres de l’OMC.

Plusieurs conditions doivent être remplies pour qu’une licence obligatoire soit délivrée. Selon l’Accord sur les ADPIC, une licence obligatoire ne peut être envisagée que lorsque les efforts pour obtenir une licence volontaire suivant des conditions raisonnables dans un délai raisonnable n’ont pas abouti. Toutefois, cette exigence peut être levée en cas d’urgence nationale, dans d’autres circonstances d’extrême urgence ou en cas d’utilisation publique à des fins non commerciales.

L’un des cas les plus connus de licence obligatoire est celui de la Thaïlande. En 2006-2008, le gouvernement thaïlandais a délivré des licences obligatoires pour plusieurs médicaments, notamment contre le VIH/SIDA, les maladies cardiaques et le cancer. Ces mesures ont permis d’améliorer l’accès à des médicaments qui étaient trop chers pour la majorité de la population

Dans le cas du médicament Efavirenz contre le VIH, par exemple, le gouvernement thaïlandais a d’abord tenté de négocier une baisse du prix avec le détenteur du brevet, Merck. Lorsque ces négociations ont échoué, une licence obligatoire a été délivrée. Le coût du traitement a alors chuté de manière spectaculaire, passant de plus de 200 USD par patient et par mois à environ 20 USD par patient et par mois, le rendant beaucoup plus abordable pour la population.

Cet exemple montre comment la délivrance de licences obligatoires peut améliorer l’accès aux médicaments essentiels. Toutefois, il est important de noter que l’octroi de licences obligatoires est souvent controversé. Bien qu’il s’agisse d’un outil légalement reconnu dans le cadre de l’Accord sur les ADPIC, il peut se heurter à l’opposition des détenteurs de brevets et de certains gouvernements, en particulier dans les pays développés dotés d’industries pharmaceutiques puissantes. Il est donc essentiel que toute décision de recourir aux licences obligatoires soit étayée par de solides arguments juridiques et de santé publique et que les procédures appropriées prévues par l’Accord sur les ADPIC et la législation nationale soient respectées.

L’exploitation de l’exception « Bolar »

L’exception ou disposition dite « Bolar » est une autre flexibilité importante aux droits de propriété intellectuelle. Nommée d’après l’affaire judiciaire étasunienne Roche Products c. Bolar Pharmaceutical Co, cette disposition permet d’utiliser une invention brevetée dans la recherche ainsi que la procédure d’approbation réglementaire avant l’expiration du brevet. Cette exception signifie que les fabricants peuvent commencer à produire des versions génériques d’un médicament dès l’expiration de son brevet, sans aucun délai pour les essais et l’approbation.

La disposition « Bolar » favorise la concurrence et contribue à faire baisser les prix en permettant aux produits génériques d’entrer plus rapidement sur le marché. Cette disposition peut, à son tour, stimuler la production locale de produits pharmaceutiques, notamment dans les pays en développement dotés d’une importante industrie de médicaments génériques.

Par exemple, l’Inde, l’un des principaux producteurs mondiaux de médicaments génériques, incorpore la disposition Bolar dans sa loi nationale sur les brevets. La section 107A de la loi indienne sur les brevets autorise certains actes, tels que la fabrication, la construction, l’exploitation, la vente ou l’importation d’une invention brevetée uniquement pour des utilisations raisonnablement liées à l’élaboration et à la fourniture d’informations requises en vertu de toute loi actuellement en vigueur, en Inde ou dans un pays autre que l’Inde, et réglementant la fabrication, la construction, l’exploitation, la vente ou l’importation d’un produit quelconque. Cette disposition a grandement aidé l’industrie indienne des médicaments génériques à se préparer et à se tenir prête à commercialiser des versions génériques de médicaments brevetés dès l’expiration du brevet.

Dans l’Union européenne, la Directive 2001/83/CE contient une disposition similaire, permettant de réaliser des études et essais en vue d’obtenir l’autorisation de commercialiser les médicaments génériques.

En adoptant et en utilisant efficacement la disposition Bolar, les pays peuvent favoriser un environnement propice à la production locale de produits pharmaceutiques génériques et réduire le temps nécessaire à la mise sur le marché de ces produits, permettant ainsi à leurs populations d’accéder plus facilement aux médicaments essentiels. Toutefois, comme pour toutes les dispositions de ce type, les modalités de mise en œuvre de la disposition Bolar peuvent varier d’un pays à l’autre et doivent être adaptées à la situation et aux besoins du pays concerné.

L’exploitation du transfert de technologies

Le transfert de technologie est un aspect essentiel du développement économique. Il implique la circulation des connaissances, des compétences, des technologies, des procédés de fabrication, des échantillons de fabrication et des installations entre les gouvernements, les universités et d’autres institutions afin de garantir que les développements scientifiques et technologiques soient accessibles à un plus large éventail d’utilisateurs qui peuvent ensuite développer encore la technologie pour créer de nouveaux produits, procédés, applications, matériaux ou services.

L’Accord sur les ADPIC encourage le transfert de technologie dans ses différentes dispositions. En particulier, l’article 66.2 de l’Accord sur les ADPIC oblige les pays développés Membres à fournir des incitations à leurs entreprises et institutions afin de promouvoir et d’encourager le transfert de technologie vers les pays les moins avancés pour leur permettre de créer une base technologique solide et viable.

L’industrie aéronautique brésilienne offre un exemple du recours au transfert de technologie. À la fin du XXème siècle, le Brésil souhaitait développer une capacité de fabrication d’avions. Le gouvernement a conclu un accord de transfert de technologie avec le constructeur aéronautique italien Aeritalia. Cet accord a permis aux ingénieurs brésiliens d’accéder aux dessins, aux techniques et à l’expertise et de mettre en place des installations de production nationale. Au fil du temps, cet accord a permis la création du constructeur aéronautique Embraer, qui connaît un grand succès.

La convention conclue entre AstraZeneca et le Serum Institute of India pour la production du vaccin contre la COVID-19 constitue un exemple plus récent. L’accord prévoit la production d’un milliard de doses pour les pays à revenu faible ou intermédiaire ainsi que l’engagement d’en fournir 400 millions avant la fin de l’année 2020. Ce transfert de technologie permet non seulement d’améliorer l’accès au vaccin dans ces pays, mais aussi de développer la capacité de production du Serum Institute.

Le recours au transfert de technologie peut être une stratégie précieuse pour les pays en développement qui cherchent à encourager la production locale. Toutefois, il est essentiel d’aborder ces accords avec prudence, et de veiller à ce qu’ils incluent des dispositions relatives à la formation et au renforcement des capacités, et pas seulement à la technologie. En outre, le transfert de technologie doit être considéré comme faisant partie d’une stratégie plus globale de développement économique, au même titre que d’autres éléments tels que l’éducation, le développement des infrastructures et la création d’un environnement juridique et réglementaire favorable.

Conclusion

Les pays qui produisent localement des articles de santé essentiels peuvent protéger leur population contre de futures urgences sanitaires, réduire leur dépendance à l’égard de chaînes d’approvisionnement internationales imprévisibles et générer une croissance économique locale. Par conséquent, l’utilisation stratégique des droits de propriété intellectuelle pour permettre la production locale, comme le souligne le protocole, est un outil essentiel pour renforcer la souveraineté sanitaire et développer une résilience à long terme face aux pandémies futures. Le droit des pays à promouvoir la production locale devrait être préservé et ne devrait pas être restreint ou interdit par des traités commerciaux ou d’investissement.

En conclusion, le protocole sur les droits de propriété intellectuelle de la ZLECAf constitue un outil prometteur pour promouvoir la production locale, en particulier dans le domaine des produits pharmaceutiques et d’autres produits essentiels de santé, conformément à l’objectif plus large du développement durable et de la souveraineté dans le domaine de la santé. L’accent mis sur l’exploitation des flexibilités prévues par l’Accord sur les ADPIC et la Convention de Paris, tout en garantissant le respect de ces obligations internationales, offre aux pays africains une voie stratégique pour renforcer leurs capacités nationales de production et réduire leur dépendance à l’égard des chaînes d’approvisionnement extérieures.

Alors que le monde continue d’être confronté à des crises sanitaires telles que la pandémie de COVID-19, l’importance des capacités de production locales s’est encore accentuée. En recourant stratégiquement à des mécanismes tels que les licences obligatoires, l’exception Bolar et la promotion du transfert de technologie, les pays africains peuvent mieux s’équiper pour faire face aux futures situations d’urgence sanitaire. Ces stratégies doivent toutefois être mises en œuvre dans un cadre bien planifié et intégré, en veillant à ce qu’elles contribuent à la création de systèmes de santé robustes et résilients, à ce qu’elles soutiennent la croissance économique et, enfin, à ce qu’elles favorisent la réalisation de l’Agenda 2063 de l’Union africaine.

Auteur

Ronald Eberhard Tundang est conseiller en droit international à IISD.


Notes

[1] « Les exigences en matière d’exploitation locale » font référence aux conditions accompagnant les brevets ou les licences stipulant que le produit ou le procédé breveté doit être utilisé ou produit dans le pays qui accorde la licence.

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