Article 62 CVDT : un fondement valable pour se retirer du TCE

Introduction

En août 2022, des inondations au Pakistan provoquées par la pluie, que les scientifiques ont lié au changement climatique, ont touché 33 millions de personnes et coûté la vie à 1 500 d’entre elles. En juillet 2022, des vagues de chaleur étouffantes en Europe ont tué 2 000 personnes en Espagne et au Portugal.

Alors que les États tentent de lutter contre le changement climatique, la plus grande difficulté découle du temps limité dont ils disposent pour remplir leurs obligations en vertu de l’Accord de Paris de 2016. Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le pic des émissions de gaz à effet de serre devrait intervenir d’ici à 2025 pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. À partir de 2022, cela ne nous laisse que 3 ans.

Dans cette course contre la montre, les contraintes imposées aux États par le TCE de 1994, sa clause de survie de 20 ans et son absence de dispositions relatives à l’action climatique constituent une préoccupation majeure. La lutte contre le changement climatique nécessitera des dépenses d’investissement estimées à 275 000 milliards de dollars jusqu’en 2050, mais le TCE continue de détourner les fonds publics vers l’indemnisation des investisseurs dans les combustibles fossiles.

Un processus de modernisation du TCE a été lancé en 2019.  Toutefois, les changements proposés ont été critiqués car considérés comme incapables de répondre aux défis actuels. Face à l’échec de ces efforts, des États ont commencé à annoncer leur intention de se retirer du TCE. Au moment de la rédaction de cet article, il s’agit notamment de la France, de l’Allemagne, du Luxembourg, de la Pologne, de la Slovénie, de l’Espagne et des Pays-Bas.

Le 3 novembre 2022, en réponse aux annonces croissantes de retrait, le Secrétariat du TCE a publié un communiqué de presse sur son site web, indiquant que une partie contractante au Traité sur la charte de l’énergie (TCE) qui souhaiterait invoquer l’article 62 de la CVDT à l’égard du TCE, y compris la « clause de survie » de l’article 47, aurait  à démontrer que le changement de circonstances était essentiel au moment de la conclusion du TCE, que ce changement était imprévu et qu’il transforme radicalement l’étendue des obligations découlant du TCE.

Cet article est une réponse à ce communiqué de presse.

Article 62 CVDT : un aperçu

La CDI a incorporé l’article 62 dans la CVDT parce qu’elle a estimé qu’il était nécessaire d’autoriser les parties à se retirer du traité en raison de l’évolution des circonstances[1] pour éviter d’imposer une charge indue du fait de son fonctionnement continu[2].

Compte tenu de l’objectif susmentionné, le présent article montre que l’effet paralysant du TCE sur la capacité des États à adopter des mesures de lutte contre le changement climatique constitue un changement fondamental de circonstances, et que les États parties au TCE devraient être autorisés à invoquer l’article 62 pour se retirer du TCE et neutraliser la clause de survie contenue à l’article 47 du TCE.

Imprévisibilité

Un État ne pourrait pas invoquer cette disposition de la CVDT si le changement de circonstances était prévisible au moment de la conclusion du traité[3].

Au moment où les négociations sur le TCE ont commencé, le changement climatique était devenu immédiatement observable. En effet, l’année 1988 a été enregistrée comme l’année la plus chaude à ce jour, et c’est en cette même année que le GIEC a été établi. En 1990, le premier rapport du GIEC prévoyait correctement une augmentation de la température globale moyenne d’environ 1°C au-dessus de la valeur actuelle d’ici à 2025[4]. Puis, en 1994, la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) est entrée en vigueur et le TCE a été ouvert à la signature. Il serait donc difficile de prouver que le changement climatique était imprévisible au moment où les négociations du TCE ont commencé. Cet article soutient plutôt que c’est l’impact du TCE sur la capacité des États à adopter des mesures d’action climatique qui était imprévisible.

I. L’impact du TCE sur la capacité des États à réglementer n’était pas prévu par ses négociateurs

Au moment de sa conclusion, le TCE était considéré comme un instrument destiné à protéger les investissements et à promouvoir une gouvernance énergétique responsable. Les négociateurs du TCE n’auraient pas pu raisonnablement prévoir que le TCE serait utilisé de manière abusive par les investisseurs pour contrecarrer les mesures d’action climatique. Au contraire, ils croyaient réellement que le traité s’avérerait utile dans la lutte contre le changement climatique.

Le préambule du TCE ne rappelle pas seulement la CCNUCC, mais reconnaît également « qu’il est de plus en plus urgent de prendre des mesures visant à protéger l’environnement »[5]. Cependant, la réalité actuelle est loin des attentes des négociateurs. Aujourd’hui, le TCE a été invoqué dans 17 % de tous les recours portant sur les combustibles fossiles, ce qui en fait l’AII qui a généré le plus grand nombre d’arbitrages investisseurs-États dans le secteur des combustibles fossiles. La simple menace d’un recours RDIE suffit à pousser les États à revenir sur leurs décisions. Par exemple, un investisseur canadien a réussi à empêcher la France de promulguer une loi qui aurait mis fin à l’extraction de combustibles fossiles, en France et dans tous ses territoires, d’ici à 2040. Cela a conduit le GIEC, en 2022, à déclarer le TCE comme un obstacle à l’élimination progressive des combustibles fossiles.

La menace du RDIE dans le but de saper les pouvoirs réglementaires d’un État a été surnommée « frilosité réglementaire ». Le Groupe de travail III de la CNUDCI sur la réforme du RDIE l’a identifiée comme une préoccupation justifiant un examen plus approfondi, en particulier, la façon dont la simple menace de RDIE a « dissuadé des États d’agir pour réglementer les activités économiques et protéger les droits économiques, sociaux et environnementaux »[6].

D’après la base de données de la CNUCED, 1 186 affaires sur un total de 1 190 ont été lancées après la signature du TCE en 1994, et la première affaire en vertu du TCE a été lancée en 2001[7]. Par conséquent, au moment de la conclusion du TCE, les négociateurs ne pouvaient pas prévoir les effets paralysants du TCE. Si les négociateurs avaient prévu cette possibilité, le TCE d’aujourd’hui aurait été rédigé de manière bien différente, comme en témoigne le processus de modernisation actuel axé sur le climat.

II. L’imprévisibilité dans l’arrêt de la CIJ relatif à l’affaire Gabčíkovo-Nagymaros

Sur la question de l’imprévisibilité, le communiqué de presse du TCE cite la CIJ : « La Cour ne considère pas que l’on puisse dire que les faits nouveaux dans l’état des connaissances environnementales et du droit de l’environnement aient été complètement imprévus »[8]. Cette citation doit être comprise dans son contexte. La CIJ a rejeté le recours à l’évolution du droit de l’environnement parce que le traité en question comportait des dispositions permettant aux parties d’intégrer des normes environnementales par la négociation[9].

Lorsqu’un traité comporte des dispositions qui permettent de tenir compte de l’évolution des circonstances, les parties ne peuvent pas recourir à l’article 62 ; toutefois, cette limitation est levée lorsque les négociations ne débouchent pas sur un accord dans un délai raisonnable[10].

Dans le scénario actuel, alors que les efforts de modernisation sont menés pour rendre le TCE plus respectueux du climat, leur succès est hautement improbable. Non seulement les efforts de réforme sont insuffisants pour lutter contre le changement climatique, mais la récente résolution du Parlement européen exhortant les États de l’UE à se retirer de manière coordonnée de l’« accord destructeur de climat » a rendu leur succès très improbable. Selon l’ancien secrétaire général du TCE, « si le processus de modernisation échoue, je ne vois pas d’avenir pour le traité »[11]. Par conséquent, les États risquent de se retrouver pris au piège d’une version obsolète du traité, sans autre choix que de s’en retirer.

Les circonstances existantes étaient « essentielles » pour la décision de joindre le TCE

Selon l’article 62(1)(a) de la CVDT, les circonstances existant à l’époque doivent avoir constitué une base essentielle du consentement. Cela implique que si les parties avaient prévu le changement de circonstances, elles auraient conclu le traité à des conditions différentes[12].

À l’heure actuelle, le TCE inclut une référence à la CCNUCC dans son préambule ; cette référence ne crée toutefois aucune obligation juridique contraignante, les préambules étant souvent critiqués comme de simples déclarations exhortatives[13]. Bien que les préambules puissent jouer un rôle important dans l’interprétation des dispositions, si la référence à la CCNUCC avait effectivement influencé les tribunaux pour qu’ils interprètent les dispositions du TCE d’une manière favorable au climat, les efforts de réforme n’auraient pas été nécessaires. Et, bien que l’article 19 fasse référence aux aspects environnementaux, il ne fait rien pour prévenir la menace de RDIE. Au contraire, l’insertion d’expressions telles que « de manière économiquement efficace » et « efficace au niveau des coûts » dans l’article 19 ne fait que renforcer l’examen des mesures climatiques adoptées par les États.

La structure actuelle du TCE et son potentiel inhérent de faire l’objet d’abus par l’industrie des combustibles fossiles est la preuve que ses négociateurs n’avaient pas prévu que ce traité serait utilisé d’une telle manière abusive. S’ils l’avaient prévu, le TCE n’aurait pas étendu diverses protections à l’industrie des combustibles fossiles. Les normes de protection des investissements auraient prévu une exception pour les combustibles fossiles et une clause relative au droit de réglementer aurait été incorporée. Ces changements, qui sont trop limités et interviennent trop tard, n’ont été ajoutés que récemment au programme des réformes.

Le changement de circonstances transforme « radicalement » et directement les obligations découlant du TCE, les rendant indûment contraignantes

L’article 62(1)(b) de la CVDT exige que les États prouvent que le changement fondamental de circonstances a radicalement transformé la portée des obligations qui restent à exécuter. Le maintien en vigueur du TCE constitue un obstacle à la lutte contre le changement climatique, car la simple menace de RDIE peut empêcher les États d’adopter des mesures climatiques. Cela s’explique par la nature asymétrique du RDIE, par le coût des procédures et le montant élevé des dommages-intérêts accordés par les tribunaux. Ce problème peut être plus important pour les États disposant de ressources économiques limitées, car les indemnisations élevées dues aux investisseurs de l’industrie des combustibles fossiles les empêcheront de prendre des mesures. C’est pourquoi on ne peut raisonnablement attendre des États qu’ils continuent de protéger l’industrie des combustibles fossiles en raison des obligations assumées dans le cadre d’un traité obsolète.

En 2021, en réponse à la décision d’éliminer progressivement les combustibles fossiles, les Pays-Bas ont été frappés par les recours d’Uniper[14] et de RWE[15]. Les deux investisseurs se sont appuyés sur le TCE pour fonder leurs recours. Le montant réclamé par les deux investisseurs était supérieur à 2 milliards d’euros. De même, lorsque l’Italie a instauré un moratoire sur les forages pétroliers en mer, elle a dû faire face au recours d’un investisseur basé au Royaume-Uni, Rockhopper, qui s’est depuis vu accordé 241 millions d’euros[16]. En 2009 déjà, l’Allemagne a fait face au recours de l’investisseur suédois Vattenfall, qui réclamait 1,4 milliards d’euros pour des retards dans l’octroi de permis pour une centrale électrique au charbon[17]. La menace de tels recours accroît les coûts liés aux règlements parallèles. Pour aggraver les choses, à mesure que de plus en plus d’États adoptent des politiques visant à éliminer progressivement les combustibles fossiles, on s’attend à une augmentation inévitable de ces recours, ce qui coûtera des milliards aux États puisque le « TCE s’applique à 19 % de tous les projets pétroliers et gaziers protégés par le traité »[18].

La charge indue imposée par le maintien en vigueur du TCE n’est pas seulement économique. Le TCE oblige les États à continuer de protéger l’industrie des combustibles fossiles, ce qui aurait pour effet de perpétuer les catastrophes climatiques, menaçant ainsi l’existence même de l’humanité. Selon des estimations récentes, les investisseurs protégés par le TCE libéreront 129 Gt de carbone d’ici 2050, soit 22 % des émissions nécessaires, selon le GIEC, pour maintenir le réchauffement climatique en dessous de 1,5°C. Selon les termes de la CIJ, cela mettrait « en péril l’existence ou le développement vital de l’une des parties »[19].

Résultats possibles

Les États qui invoquent l’article 62 peuvent soit mettre fin au traité, soit s’en retirer, soit le suspendre. Il n’y a pas de conditions particulières pour l’une ou l’autre de ces solutions, et la décision est laissée à la discrétion de la partie qui invoque le principe. Dans le contexte du changement climatique, la suspension du TCE pourrait être bénéfique, car elle donnera aux États parties le temps de renégocier une version respectueuse du climat. Cependant, les efforts de réforme peuvent prendre du temps et être inefficaces et, compte tenu de l’échec probable des efforts de modernisation, le retrait et la résiliation pourraient bien être les seules options.

Arbitre tiers

Dans l’affaire Fisheries Jurisdiction, la CIJ a introduit le concept d’arbitre tiers dans l’application de l’article 62[20]. Dans ce cas, l’arbitre tiers pourrait être la CIJ ou un tribunal ad hoc constitué en vertu de l’article 27 du TCE. Il convient toutefois de noter que le retrait peut être évalué individuellement pour chaque État[21], et que la charge de la preuve n’incombera pas à l’État partie qui invoque l’article 62 mais à l’État partie qui avance que le changement était prévisible[22].


Auteur

Raza Ali a récemment obtenu une licence en droit international du Graduate Institute de Genève. Il est actuellement stagiaire juridique à la CNUDCI et a auparavant travaillé à l’Unité des différends internationaux du Bureau du Procureur général du Pakistan. Cet article est basé sur son mémoire de licence intitulé « Climate Change: A Fundamental Change of Circumstance », qui traite de l’application générale de l’article 62 CVDT aux AII.


Notes

[1] Commission du droit international. (1966). Projet d’articles sur le droit des traités et commentaires 1966. https://legal.un.org/ilc/texts/instruments/french/commentaries/1_1_1966.pdf

[2] Ibid.

[3] Dörr, O., & Schmalenbach, K. (Eds.). (2017). Vienna Convention on the Law of Treaties: A commentary. Springer Berlin Heidelberg. https://link.springer.com/content/pdf/bfm:978-3-662-55160-8/1.pdf

[4] Groupe de travail I du GIEC. (1990). Résumé destiné aux décideurs. XI. https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2018/05/ipcc_90_92_assessments_far_full_report_fr.pdf (à partir de la page 69).

[5] Préambule, TCE 1994.

[6] Commission des Nations Unies pour le droit commercial international. (2019). Rapport du Groupe de travail III (réforme du règlement des différends entre investisseurs et États) sur les travaux de sa trente-septième session (New York, 1er-5 avril 2019). https://undocs.org/fr/A/CN.9/970.

[7] AES (I) c. Hongrie (Affaire CIRDI n° ARB/01/4).

[8] Projet Gabčikovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie) [1997] ICJ ICJ GL n° 92, Rapports ICJ 7 61.

[9] Dörr & Schmalenbach, supra note 3, p. 1159.

[10] Ibid. p. 1162.

[11] Beckman, K. (2020). Interview: A new Energy Charter Treaty as a complement to the Paris Agreement. Borderlex. https://www.energycharter.org/fileadmin/DocumentsMedia/Other_Publications/A_new_Energy_Charter_Treaty_as_a_complement_to_the_Paris_Agreement.pdf

[12] Villiger, M. E. (2009). Commentary on the 1969 Vienna Convention on the Law of Treaties. Martinus Nijhoff Publishers, p. 774 ; Dörr & Schmalenbach, supra note 3, p. 1163.

[13] Firger, D. M., & Gerrard, M. (2010). Harmonizing climate change policy and international investment law: Threats, challenges and opportunities. Yearbook on International Investment Law & Policy, 50. https://scholarship.law.columbia.edu/faculty_scholarship/1671

[14] Uniper c. Pays-Bas (Affaire CIRDI n° ARB/21/22).

[15] RWE c. Pays-Bas (Affaire CIRDI n° ARB/21/4).

[16] Rockhopper c. Italie (Affaire CIRDI n° ARB/17/14).

[17] Vattenfall (I) c. Allemagne (Affaire CIRDI n° ARB/09/6)

[18] Tienhaara, K., Thrasher, R., Simmons, B. A., & Gallagher, K. P. (2022 Investor–state disputes threaten the global green energy transition. Science, 376(3594).

[19] Supra, note 9.

[20] Fisheries Jusrisdiction (Royaume-Uni c. Islande), Décision sur la compétence [1973] Recueil CIJ 1973/3 (ICJ) [45].

[21] Dörr & Schmalenbach, supra note 3, p. 1159.

[22] Ibid, p. 1162.

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