Le Règlement de la Haye sur l’arbitrage relatif aux entreprises et aux droits humains : Quel rôle dans l’amélioration des voies d’accès à la justice des victims ?

Tous les pays ont besoin d’investissements pour réaliser leurs objectifs de développement durable. Cependant tous les investissements ne sont pas réalisés et n’opèrent pas en totale conformité avec les exigences du développement durable. Certaines activités d’investissement s’en écartent fondamentalement, parfois au point qu’elles portent atteinte aux droits humains[1]. Dans les situations de violations, l’accès à la justice par les victimes pour obtenir réparation pour ces violations s’avère crucial. Toutefois, de nombreux obstacles se dressent pour les victimes, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un investissement transnational.

Les difficultés que rencontrent les victimes pour accéder à la justice dans le pays d’accueil de l’investissement ou dans le pays d’origine de l’investisseur, interpellent sur l’efficacité des procédures judiciaires existantes et la pertinence de se tourner vers d’autres voies alternatives. Face à cette situation, le Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée a été chargé en 2017 par le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises commerciales en matière de droits de l’homme. Ces négociations importantes avancent lentement et une finalisation n’est pas encore à l’horizon. Parallèlement, en 2017, un groupe d’experts et praticiens s’est formé pour élaborer des règles relatives aux entreprises et les droits humains. Ce groupe a finalement adopté le Règlement de la Haye sur l’arbitrage relatif aux entreprises et droits humains (Ci-après le Règlement de la Haye). Ce Règlement aménage un mécanisme spécifique de résolution des litiges dans le domaine des entreprises et les droits humains, notamment l’arbitrage.

La présente note examine le rôle que ces règles pourraient jouer dans l’amélioration de l’accès à la justice pour les victimes. Pour mieux évaluer ce rôle, l’article présente d’abord les limites des voies traditionnelles, essentiellement judiciaires. L’article examine, ensuite, la mesure dans laquelle l’arbitrage sous le Règlement de la Haye peut apporter une réponse à ces insuffisances.

Obstacles à l’accès à la justice dans les recours judiciaires classiques

Dans la conduit de certaines de leurs activités d’investissements, les multinationales portent parfois atteinte aux droits humains des citoyens sur le territoire de l’État d’accueil[2]. Il en est ainsi dans certains secteurs comme le domaine de travail, de la sécurité, de la santé, ou de l’environnement. Dès lors que de telles atteintes se produisent, les victimes sont enclines à porter plainte contre ces multinationales[3]. A cet effet, les victimes n’ont principalement que les voies judiciaires internes à leur disposition. Parfois, elles peuvent aussi saisir les tribunaux nationaux du pays d’origine de l’investisseur ou les cours régionales des droits humains. Cependant, toutes ces voies de recours s’avèrent souvent peu efficaces pour les victimes en raison des obstacles qui s’y dressent[4].

Devant les tribunaux internes de l’État d’accueil, il arrive fréquemment que les plaintes des victimes et leur demande de réparation de dommages subis ne soient pas couronnées de succès. Cette inefficacité tient à l’existence de contraintes de divers ordres auxquelles les victimes font face.

D’un part, la plupart des victimes qui portent plainte contre les entreprises pour des violations de leurs droits humains sont confrontées au manque ou à l’insuffisance de moyens financiers pour s’attacher les services d’experts et à se faire assister, tout au long des procédures, par un conseiller juridique. D’autre part, les victimes font face aux obstacles liés à la structuration complexe des entreprises multinationales, ainsi qu’à l’incertitude liée à la possibilité d’engager la responsabilité des sociétés mères pour les violations de certaines filiales ou succursales. En effet, les entreprises multinationales sont des entreprises actives implantées dans plusieurs pays grâce aux filiales qu’elles détiennent. Elles ont une organisation et un mode de fonctionnement beaucoup plus complexe et parfois difficile à appréhender par les victimes. En règle générale, on y distingue la société mère des filiales et succursales. L’une et les autres n’ont pas la même personnalité juridique, bien que ce soit la société mère qui coordonne les activités de ces dernières. De ce fait, la mise en œuvre de la responsabilité d’une multinationale pour violation de droits humains pose le problème du type de rapports existant entre la société mère et ses filiales ou succursales[5].

En raison de l’absence de recours effectifs au sein des États d’accueil de l’investissement, il s’est développé une nouvelle approche de responsabilité permettant de contourner ces obstacles[6]. Ainsi, certaines victimes ont tenté d’engager directement la responsabilité de la société mère devant les tribunaux de son État de nationalité pour des violations de droits humains commises par ses filiales dans les pays d’accueil. Ces recours se fondent sur le fait que la société mère est censée exercer une certaine diligence dans la conduite des activités de ses filiales implantées à l’étranger.

Depuis près d’une vingtaine d’années, cette technique est à l’œuvre particulièrement en Europe. Deux affaires illustrent ce propos. En effet, en janvier 2021, la Cour d’appel de La Haye a rendu un arrêt dans l’affaire Four Nigerian Farmers and Stichting Milieudefensie c Shell, dans laquelle elle a reconnu la filiale nigériane de Shell (Shell Petroleum Development Company of Nigeria- SPDC) responsable de dommages environnementaux causés suite aux déversements d’hydrocarbures dans le delta du Niger. A cette occasion, la Cour a jugé que la société mère de SPDC avait manqué à son devoir de diligence vis-à-vis de sa filiale et devrait réparer les dommages causés aux victimes.

En février 2021, la Cour suprême du Royaume-Uni a suivi la même approche dans l’affaire Okpabi et autres c. Shell. Dans cette affaire, la Cour a estimé que les demandeurs pouvaient bien soutenir l’idée de l’existence d’un devoir de diligence de Royal Dutch Shell sur sa filiale. En se fondant sur ce principe général de due diligence de la société mère sur ses filiales, la Cour a ainsi autorisé des citoyens nigérians à intenter une action contre la société mère britannique en réparation des dommages environnementaux causés par sa filiale au Nigéria[7].

En dépit de la perspective qu’offre cette approche de la responsabilité de la société mère au nom de ses filiales, la condition des victimes en termes de justice demeure incertaine[8].

L’arbitrage sous le Règlement de la Haye : Une alternative aux insuffisances et limites des recours judiciaires classiques ?

Au regard des contraintes théoriques et pratiques qui limitent l’efficacité des recours classiques internes, il s’avère utile d’explorer d’autres alternatives qui peuvent améliorer les voies d’accès à la justice pour les victimes. A ce propos, l’arbitrage pourrait constituer une voie à expérimenter. C’est du reste le pari qui a sous-tendu l’élaboration et l’adoption du Règlement de la Haye sur l’arbitrage relatif aux entreprises et droits humains.

Aperçu du Règlement de la Haye

Le Règlement de la Haye a été élaboré par une équipe diversifiée de praticiens et d’universitaires internationaux, sous les auspices du Center for International Legal Coopération (CILC) . Le Règlement, officiellement lancé le 12 décembre 2019, s’inspire des principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits humains, et « vise à promouvoir le recours à l’arbitrage dans le domaine important des entreprises et des droits de l’homme ».[9]

Comme l’indique la note introductive au Règlement, le texte « fournit un ensemble de procédures pour l’arbitrage des litiges liés à l’impact des activités commerciales sur les droits humains ».[10] N’étant pas conçues initialement pour s’appliquer aux contextes des différends relatifs aux droits humains dans les affaires, les règles sur l’arbitrage doivent être rajustées pour tenir compte des contraintes auxquelles font face les victimes. C’est ce qu’a tenté le groupe d’experts qui a élaboré le Règlement de la Haye. S’appuyant sur le Règlement d’arbitrage de la Commission des Nations Unies (CNUDCI) pour l’arbitrage commercial international, le Règlement de la Haye introduit des modifications pour la prise en compte de certaines questions susceptibles de se poser dans le contexte des différends relatifs aux entreprises et aux droits humains.

Cependant, l’on peut se demander si le mécanisme arbitral établit dans le Règlement de la Haye, peut-il combler les lacunes et les défis inhérents aux mécanismes judiciaires de l’État d’accueil des entreprise étrangères ou de l’État de nationalité de la société mère ? Répondre par la négative, c’est nier le potentiel de l’arbitrage en tant que moyen de règlement des différends. Répondre par l’affirmative, c’est surestimer les potentialités de ce mécanisme. En effet, l’arbitrage comporte aussi des contraintes qui en limitent parfois l’efficacité.

Les contraintes liées au consentement à l’arbitrage par les deux Parties au litige

La principale contrainte a trait à la nécessité du consentement des deux parties pour soumettre le litige à l’arbitrage. Le consentement étant la pierre angulaire de l’arbitrage, cette contrainte pose des obstacles importants pour l’accès des victimes à la justice par le biais de ce mode de règlement des litiges. Les obstacles à l’obtention de ce consentement sont importants, qu’il s’agisse d’un consentement avant la naissance du litige (clause compromissoire) ou après celui-ci (compromis d’arbitrage).

Ainsi, lorsqu’il s’agit d’obtenir le consentement des parties avant que les litiges ne surviennent, les entreprises sont hésitantes. En effet, elles craignent d’augmenter leurs risques juridiques en donnant leur accord à un règlement arbitral des différends potentiels qui pourrait les exposer à de plus grands risques de responsabilité.

Pour les mêmes raisons, elles sont généralement aussi peu disposées à donner leur consentement à l’arbitrage une fois le différend survenu, excepté le cas où une voie de recours judiciaire est disponible pour les victimes. Dans ce cas, paradoxalement, les entreprises se montrent ouvertes à consentir à l’arbitrage, afin d’éviter une éventuelle longue bataille juridique devant les tribunaux nationaux. Il s’ensuit qu’un mécanisme comme l’arbitrage, basé sur le consentement des parties, peut sembler moins approprié pour améliorer l’accès à la justice pour les victimes de violations de droits humains.

Toutefois, dans certains cas, l’arbitrage peut être un mode judicieux de règlement des différends nés de la violation des droits humains par les entreprises.

Les situations propices au recours à l’arbitrage sous le Règlement de la Haye

Il est certain que l’arbitrage ne peut résoudre toutes les difficultés auxquelles sont confrontées les victimes de violation des droits humains en termes d’accès à la justice. Cependant, l’arbitrage peut être utile et efficace dans certaines circonstances qui offrent, par la même occasion, une plus grande latitude d’obtenir le consentement des Parties. L’arbitrage sera alors d’autant plus efficace s’il est qualifié comme ‘commercial’ et donc soumis à la Convention de New York pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères.

D’une part, l’arbitrage peut être approprié comme mode de règlement des différends en cas de violation des droits humains dans les Accords de développement communautaire. Ces accords sont conclus entre les entreprises et les communautés locales pour garantir que ces communautés partagent la valeur ajoutée créée par les investissements à grande échelle. Dans certains secteurs, notamment celui des industries extractives, certaines législations promeuvent ou rendent obligatoires la signature de ces accords avant la réalisation de l’investissement.[11] Ces négociations offrent donc une opportunité d’insérer une clause d’arbitrage, sans préjudice de la possibilité de recourir aux tribunaux nationaux.

D’autre part, l’arbitrage peut également être utilisé dans la résolution des conflits commerciaux opposant les entreprises et leurs fournisseurs ou ceux pouvant opposer les différents acteurs de la chaîne de valeur. Au sein de l’Union Européenne, par exemple, plusieurs États membres entreprennent de mettre en œuvre des législations et règlementations contraignantes sur les droits humains, notamment les exigences de diligence dans la protection des droits humains par les entreprises. D’une manière générale, ces législations et règlementations exigent des sociétés mères qu’elles garantissent le respect des droits humains non seulement dans leurs propres activités commerciales, mais aussi au sein de celles de leurs groupes d’entreprises ou leurs chaînes d’approvisionnement. Ces règles imposent aux sociétés mères des obligations de mise en œuvre et de surveillance des politiques en matière de droits humains, de rendre compte des risques de violations des droits humains identifiés dans leurs activités, et l’arbitrage pourrait jouer un rôle dans ce contexte.

En pratique, le Règlement de la Haye a été ajusté pour faciliter la tâche aux tribunaux arbitraux et s’adapter aux parties ; qu’il s’agisse d’un litige entre une entreprise et une victime, ou entre deux entreprises (business-to-business) dans le contexte du devoir de diligence dans la chaine d’approvisionnement. Par exemple, elles élargissent les pouvoirs des tribunaux arbitraux, pour prendre en considération le déséquilibre des rapports de forces entre les Parties au litige et les besoins de protection des témoins.

Conclusion : L’arbitrage comme auxiliaire des options judiciaires et non leur substitut

De nombreux obstacles empêchent les victimes d’accéder à la justice de manière effective. Les systèmes judiciaires des États d’accueil doivent être améliorés et renforcés, car ils demeurent le recours principal à privilégier. De ce fait, un soutien aux tribunaux et aux juges, notamment dans les pays en développement, serait utile, de même que l’amélioration de la reconnaissance et de l’exécution internationales des sentences à l’étranger.

Lorsque les tribunaux de l’État hôte ne sont pas disponibles, les tribunaux de l’État d’origine de la société mère jouent un rôle important. Les développements récents montrent que les tribunaux sont plus ouverts à accepter la juridiction dans certaines régions et que les traités internationaux, tels que la Convention de Bruxelles, soutiennent ces développements. Toutefois, le rôle des États d’origine et l’accès à la justice devraient être renforcés par la « coopération judiciaire » et d’autres outils pour garantir l’exécution internationale des jugements. En ce sens, l’accès à la justice pour les victimes dans les États d’origine pourrait être encore renforcé par les négociations sur le traité des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains, ainsi que dans les traités d’investissement[12] qui peuvent garantir l’accès aux tribunaux d’origine et améliorer la coopération judiciaire entre les Parties au traité.

L’arbitrage ne peut jouer qu’un rôle auxiliaire par rapport aux options judiciaires, car il est basé sur le consentement et celui-ci ne peut être obtenu que dans des circonstances limitées. Néanmoins, des situations peuvent exister où une entreprise et des victimes ou des communautés affectées choisissent l’arbitrage pour résoudre un litige. Dans ce cas, les Règles de la Haye peuvent être intéressantes car elles sont adaptées à la situation spécifique des entreprises et des droits humains.

 


Auteur

Nathalie Bernasconi-Osterwalder est la directrice exécutive de IISD Europe et directrice de l’unité droit et politique économiques d’IISD.


Notes

[1] human-rights-and-bilateral-investment-treaties-peterson-2009-fr.pdf (business-humanrights.org)

[2] Les investisseurs étrangers peuvent-ils être tenus responsables des violations des droits humains ? Droit international des droits humains et au-delà – Investment Treaty News (IISD.org)

[3] Richard Meeran and Jahan Meeran, Human Rights Litigation against Multinationals in Practice, Oxford, OUP, 2021

[4] https://www.fidh.org/IMG/pdf/corporate_accountability_guide_version_web.pdf

[5] La responsabilité de la société mère du fait de ses filiales (archives-ouvertes.fr)

[6] Richard MEERAN, Multinational Human Rights Litigation in the UK : A Retrospective, Cambridge, Business and Human Rights Journal , Volume 6 , Issue 2 , June 2021 , pp. 255 – 269

[7] Okpabi et autres (Appelants) c. Royal Dutch Shell Plc et autre (Intimés) | Réseau-DESC (escr-net.org)

[8] Lucas ROORDA, Daniel LEADER, “Okpabi v Shell and Four Nigerian Farmers v Shell: Parent Company Liability Back in Court”, (2021) 6 Business and Human Rights Journal 2, 368-76.

[9] The Hague Rules on Business and Human Rights Arbitration | CILC website.

[10] The-Hague-Rules-on-Business-and-Human-Rights-Arbitration_CILC-digital-version.pdf, p. 3.

[11] i6190e.pdf (fao.org) ; 7601fe69-3ada-4b9d-a30d-95ae4c98216b (ifad.org)

[12] See e.g. SADC Model BIT Template (IISD.org), Part 3 ; English-Revised-Investment-agreement-for-the-CCIA-28.09.17-FINAL-after-Adoption-for-signing.pdf (COMESA.int), Part 4.

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