Les arbitres de l’affaire Casinos Austria c. Argentine adoptent des approches variées sur l’exercice par le défendeur de ses pouvoirs de police

Casinos Austria International GmbH et Casinos Austria Aktiengesellschaft c. la République d’Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/14/32

Le contexte et les recours

Le différend découle de la révocation en 2013 d’une licence exclusive accordée à l’entreprise argentine Entretenimientos y Juegos de Azar S.A. (ENJASA) pour l’exploitation d’établissements de jeux de hasard et d’activités de loterie dans la province de Salta, en Argentine. Les termes de la licence indiquaient que celle-ci serait résiliée ou perdue en cas de non-paiement des frais de licence, en cas de violation de la loi n° 7020 régissant le secteur des jeux de hasard et de loterie, ou en cas d’exploitation de jeux de hasard sans les autorisations nécessaires de la part de l’autorité réglementaire, Ente Regulador del Juego de Azar (ENREJA). À la suite d’un appel d’offre public et de modifications de sa structure de propriété, ENJASA était détenue et contrôlée par les demandeurs, Casinos Austria.

Entre 2000 et 2012, les autorités de Salta réalisèrent plusieurs modifications du cadre juridique réglementant les jeux de hasard, notamment des règles relatives au blanchiment d’argent et au fonctionnement des machines à sous. ENJASA fut sanctionnée,  à pas moins de 15 reprises, pour la violation de ces règles . En décembre 2012, ENREJA lança trois nouvelles enquêtes contre ENJASA pour violation des règles relatives à la lutte contre le blanchiment d’argent et de l’interdiction d’engager des opérateurs sans autorisation, après quoi l’autorité réglementaire résilia la licence exclusive d’ENJASA. Peu après, les autorités de Salta émirent de nouvelles licences, transférant les opérations et le personnel d’ENJASA à de nouveaux opérateurs. ENJASA présenta des demandes de réexamen auprès d’ENREJA et des recours auprès des cours de Salta, mais tous furent rejetés. Les demandeurs lancèrent un arbitrage CIRDI en décembre 2014.

La majorité fait référence à des « déterminations de faits et de droit manifestement arbitraires » du régulateur national, et conclut en faveur des demandeurs s’agissant de l’expropriation indirecte

D’après une majorité du tribunal, celui-ci se trouvait dans « une position similaire à celle d’une cour administrative à laquelle l’acteur privé affecté demande de revoir la légalité des actions du pouvoir exécutif du gouvernement » (para. 306). Il nota que les normes pertinentes pour examiner ces actions se trouvaient dans le TBI, et non pas dans le droit interne argentin. Toutefois, la majorité remarqua qu’elle devait répondre à des questions de droit national, en tant que questions secondaires ou préliminaires. La majorité indiqua également qu’elle exercerait un certain degré de déférence à l’égard de ces questions, plutôt que de mener un examen de novo.

Dans ce contexte, la majorité examina le recours des demandeurs fondé sur la violation de l’article 4 du TBI portant sur l’expropriation indirecte. La majorité nota que pour qu’une mesure gouvernementale soit considérée comme constituant une expropriation indirecte, elle doit respecter deux critères. Premièrement, la mesure « doit démontrer une gravité d’interférence et de permanence » telle que « l’investisseur a été privé, de manière permanente et importante, de l’usage et des bénéfices économiques continus de son investissement » (para. 335). La majorité considéra que ce premier critère était satisfait, puisque sans licence, les demandeurs ne pouvaient utiliser leur investissement de manière significative. La majorité ne fut pas convaincue par l’argument du défendeur selon lequel les demandeurs auraient pu demander une nouvelle licence, et nota qu’une telle nouvelle licence ne pouvait remplacer une licence exclusive pour la durée restante de 17,5 ans.

S’agissant du deuxième critère, la majorité observa que la mesure « ne doit pas être couverte par le droit de l’État d’accueil d’exercer son autorité réglementaire et ses pouvoirs de police, en tenant compte… du cadre juridique en place dans l’État d’accueil au moment où l’investissement a été réalisé » (para. 336). Pour la majorité, cela dépendait du respect par les mesures contestées du droit national de l’État d’accueil et des normes du droit international applicables au titre du TBI, en gardant à l’esprit la déférence accordée aux autorités nationales argentines. Par ailleurs, la majorité affirma que la mise en œuvre par l’État d’accueil du cadre réglementaire existant au titre de ses pouvoirs de police devait respecter la procédure régulière, le principe de bonne foi, et ne devait pas être arbitraire ou disproportionnée. S’appuyant sur ces concepts, la majorité nota que le « caractère arbitraire exige une violation ou un abus de pouvoir qualitativement important, qui porte atteinte à un investisseur étranger d’une manière contraire à l’État de droit » (para. 348). S’agissant de la proportionnalité, la majorité remarqua que « la proportionnalité exige que la mesure d’un État d’accueil i) cherche à atteindre un objectif légitime (objectif public) ; ii) soit appropriée pour réaliser cet objectif ; iii) soit nécessaire pour atteindre cet objectif, c’est-à-dire que des mesures moins intrusives, mais tout aussi réalisables et effectives ne sont pas disponibles ; et iv) soit proportionnée stricto sensu, c’est-à-dire que le bénéfice pour le public de la mesure en question est dans un rapport adéquat et acceptable avec l’impact négatif de la mesure sur l’investissement » (para. 351).

La majorité examina donc la légalité de l’exercice par ENREJA de ses pouvoirs réglementaires. Reconnaissant que les autorités de Salta avaient compétence pour révoquer la licence d’ENJASA, la majorité conclut toutefois que la révocation était arbitraire au titre du droit international. Elle fonda cette conclusion sur « l’interprétation manifestement incorrecte de plusieurs règles juridiques », « des constatations de faits manifestement incorrectes » et « une combinaison de ces deux types d’erreurs » de la part d’ENREJA dans le cadre des trois enquêtes de 2012. La majorité conclut qu’ENREJA ne pouvait plausiblement conclure qu’ENJASA avait gravement enfreint les règles relatives à la lutte contre le blanchiment d’argent de manière à justifier la révocation de sa licence, puisqu’elle avait effectué les enregistrements et les paiements requis par ces règles, quoi qu’avec un certain retard. La majorité considéra en outre qu’ENREJA avait agi sur la base d’interprétations manifestement incorrectes de ces règles puisque le régulateur avait négligé les délais de prescription applicables, et dans certains cas, avait appliqué les règles de manière rétroactive. Finalement, la majorité observa que puisqu’ENREJA avait indiqué accepter la pratique d’ENJASA consistant à engager des opérateurs tiers pendant plus de 13 ans, le régulateur ne pouvait, en toute bonne foi, révoquer la licence d’ENJASA pour la violation alléguée découlant de cette pratique sans avertissement ou sans donner à l’entreprise l’opportunité de réparer ses erreurs. Pour la majorité, toute autre infraction d’ENJASA était mineure et ne pouvait justifier la révocation d’une licence exclusive sur 30 ans, encore valable 17,5 ans, pointant du doigt le caractère disproportionné des actions d’ENREJA.

La majorité rejeta également les arguments de l’Argentine selon lesquels ENREJA avait révoqué la licence après avoir pris en compte « l’histoire de récidive du contrevenant », tel que l’y autorise la loi n° 7020. La majorité considéra que le récidivisme d’ENJASA, s’il était avéré, ne justifiait pas une sanction aussi sévère que la révocation de sa licence, notamment à la lumière du fait qu’ENREJA n’avait pas étudié si une suspension temporaire de la licence aurait pu être toute aussi effective pour garantir la mise en conformité du détenteur de la licence. La majorité s’appuya sur la pratique d’autres provinces argentines et d’autres juridictions, remarquant que celles-ci n’auraient pas révoqué une licence exclusive de fonctionnement dans des circonstances similaires.

L’arbitre à l’opinion divergente critique la majorité au motif qu’elle agit sans déférence à l’égard des mesures nationales prises par les autorités compétentes

L’arbitre à l’opinion divergente remarqua que la décision de révoquer la licence d’ENJASA était devenue définitive dans le cadre du système juridique argentin. Aussi, selon lui, la majorité avait incorrectement assumé les fonctions d’une cour d’appel. L’arbitre à l’opinion divergente nota que la révocation de la licence d’ENJASA était une mesure adoptée par l’autorité compétence dans l’exercice de ses pouvoirs de sanction expressément prévus par le droit interne et en conséquence des violations graves et répétées par ENJASA de ses obligations juridiques. Aussi, l’arbitre à l’opinion divergente remarqua que la révocation ne pouvait être considérée comme « une mesure si flagrante qu’elle écarte l’application de la règle coutumière invoquée par le défendeur concernant l’exercice régulier par l’autorité compétente de la province de Salta du rôle de sanction de celle-ci » (para. 68 de l’opinion divergente).

Arrivant à cette conclusion, l’arbitre à l’opinion divergente critiqua l’approche de la majorité s’agissant, entre autres i) de son incapacité à respecter l’approche déférentielle  de la doctrine des pouvoirs de police en faveur d’une « expression extrême de la seule doctrine des effets » (para. 365 de l’opinion divergente) ; ii) de l’importation d’un délai de prescription applicable aux pouvoirs de sanction du défendeur en provenance d’autres affaires, impliquant des mesures et lois applicables différentes (para. 368 de l’opinion divergente) ; iii) le non-respect de la nature et de l’objectif de la mesure contestée qui « n’est pas une simple mesure administrative » mais une « sanction » (para. 386 de l’opinion divergente) ; son incapacité à adopter un fort degré de sérieux quant au caractère arbitraire de l’absence de proportionnalité (para. 391 de l’opinion divergente) ; et v) de sa substitution de l’interprétation du droit argentin adoptée par les autorités nationales par la sienne (para. 404).

La décision et les coûts

La majorité du tribunal conclut que la révocation de la licence des demandeurs était une expropriation indirecte abusive et ne relevait pas de l’exercice légitime des pouvoirs de police de l’État. Sur cette base, la majorité refusa d’examiner les allégations des demandeurs fondées sur l’expropriation directe et la violation de la norme du traitement juste et équitable.

S’agissant de la réparation, la majorité considéra que les demandeurs avaient droit à la réparation intégrale puisque la restitution statu quo ante n’avait pas été demandée et n’était pas possible. Pour la majorité, cette réparation inclut « les dommages indirects causés par l’expropriation abusive » à condition qu’il existe « un lien étroit entre la violation du droit international et le tort causé aux demandeurs » (para. 442). L’arbitre à l’opinion divergente observa que la majorité avait fait une erreur en accordant la réparation pour un acte soi-disant abusif en dépit du fait que les demandeurs n’avaient pas produit de preuves établissant le tort découlant de cette violation. Il critiqua également la majorité car elle n’avait pas pris en compte la faute contributive du demandeur, notant que les diverses violations par les demandeurs du droit interne de l’État d’accueil avaient entraîné la révocation de leur licence.

S’agissant des coûts, la majorité observa que les coûts du défendeur étaient inférieurs et que les coûts des demandeurs n’étaient pas excessifs, remarquant que ces derniers « ne pouvaient s’appuyer sur la structure administrative que le défendeur a développé au cours du grand nombre d’affaires d’investissement, mais devaient engager des spécialistes externes pour la procédure » (para. 606). Rappelant le principe de la réparation intégrale, la majorité ordonna au défendeur de payer l’intégralité des coûts de l’arbitrage, ainsi qu’une part raisonnable des coûts des demandeurs au titre de la procédure. La majorité accorda également des intérêts sur les coûts de l’arbitrage, ce que l’arbitre à l’opinion divergente critiqua comme étant contraire au droit international.


L’auteur de cet article souhaite rester anonyme.

Remarque : le tribunal était composé de Hans van Houtte (président, nommé par les parties, de Belgique), de Stephan W. Schill (nommé par les demandeurs, d’Allemagne), et de Santiago Torres Bernárdez (nommé par le défendeur, d’Espagne). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw16357.pdf et l’opinion divergente de l’arbitre nommé par le défendeur sur https://com/sites/default/files/case-documents/italaw16359.pdf.

 

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