Les clauses de stabilisation et leurs conséquences sur les droits humains et l’égalité des sexes
Les projets d’IDE, notamment dans le secteur extractif, sont souvent régis par des contrats de concession entre les États et les investisseurs. Ces contrats peuvent inclure des clauses de stabilisation, au titre desquelles les États conviennent de s’abstenir d’utiliser leurs prérogatives législatives ou administratives d’une manière qui pourrait affecter négativement l’investisseur. La jurisprudence investisseur-État suggère que ces clauses sont généralement respectées et affirmées.
Une application rigide de ces clauses peut dissuader l’État d’accueil d’élaborer ou de mettre en œuvre de nouvelles législations sur les droits humains si le respect de celles-ci accroît les dépenses opérationnelles de l’investisseur. Ces préoccupations peuvent être particulièrement vives s’agissant des projets extractifs, qui peuvent avoir de profonds effets négatifs sur les communautés environnantes.
Cet article illustre les manières dont les clauses de stabilisation incluses dans les contrats de concession portant sur des projets extractifs peuvent saper les efforts de promotion de l’égalité entre les sexes des États au moyen de la législation nationale. Il examine également deux ensembles de principes publiés au cours de la dernière décennie par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) et l’OCDE qui proposent un cadre pour les États qui cherchent à éviter ce types de situations en intégrant les préoccupations relatives aux droits humains et à la durabilité dans leurs contrats avec les investisseurs étrangers.
Les clauses de stabilisation
Les clauses de stabilisation sont des dispositions contractuelles contenues dans les accords de concession. Par leur biais, les États s’engagent à ne pas utiliser leurs pouvoirs administratifs ou législatifs d’une manière qui affecte négativement l’investisseur. La forme de clauses de stabilisation la plus stricte est la clause de gel, qui empêche toute modification de la loi relative à l’investissement tant que la concession est en place. Aussi, aucune disposition de l’accord de concession ne peut être abrogée par l’usage des pouvoirs étatiques sans le consentement exprès de l’investisseur. D’autres types de clauses de stabilisation incluent les clauses d’équilibre économique qui cherchent à maintenir l’équilibre économique entre les parties au moment de la conclusion d’un contrat. Les droits découlant des clauses de stabilisation sont fréquemment affirmés par les tribunaux dans l’arbitrage investisseur-État, les incitant souvent à conclure en faveur d’une violation et à imposer à l’État une obligation d’indemniser l’investisseur[1].
Les conséquences pour l’équité et l’égalité entre les sexes
Les clauses de stabilisation isolent l’investisseur de tout risque non commercial lié aux concessions à long-terme. Toutefois, le fait qu’elles soient appliquées de manière si stricte par les tribunaux arbitraux pourrait empêcher le développement de nouvelles réglementations.
Elles ont en effet d’éventuelles conséquences profondes sur le développement de lois relatives à l’équité et l’égalité entre les sexes. Cela s’explique par le fait que l’État peut être reconnu coupable s’il adopte de nouvelles lois relatives à l’équité et l’égalité entre les sexes dont le respect impose des coûts opérationnels supplémentaires aux investisseurs étrangers. Si ces clauses sont appliquées de manière rigide, l’État d’accueil serait tenu d’indemniser l’investisseur pour ces coûts supplémentaires. Cette perspective pourrait décourager les États d’accueil de développer de telles lois sur l’équité et l’égalité entre les sexes.
Concrètement, quels types de lois pourraient entrer en conflit avec une clause de stabilisation incluse dans un contrat de concession ? Un exemple illustratif est la loi zambienne sur l’équité et l’égalité entre les sexes de 2015[2], qui introduit diverses obligations qui pourraient accroître les coûts opérationnels des entreprises minières.
Dans les années 1990, le gouvernement zambien a privatisé ses mines, et afin d’encourager l’investissement par les étrangers dans le secteur minier, il a signé des accords de développement, principalement en 2004. Ces accords de développement contenaient des clauses de stabilisation. Si la portée et le champ d’application de ces clauses dépendront toujours de leur libellé exact, il se pourrait toutefois que les changements connexes dans la loi zambienne affectant négativement les droits des entreprises minières soient reconnus comme une violation de la clause de stabilisation et engagent la responsabilité du gouvernement zambien.
La loi sur l’équité et l’égalité entre les sexes crée diverses obligations pour les investisseurs. Par exemple, la section 18(1) de la loi exige des entités privées qu’elles développent des plans, codes de pratique, mécanismes réglementaires et autres mesures appropriées en la matière pour la promotion effective de l’équité et l’égalité entre les sexes dans leur zone d’opération ». En outre, les entités privées doivent également appliquer ces mesures et veiller à leur exécution, et faire rapport régulier au ministère du Genre, à la commission et à tout autre organe pertinent de surveillance. Par ailleurs, la section 19 impose aux entités privées et publiques les obligations suivantes :
- Changer les conditions et les circonstances qui empêchent la réalisation de l’équité et l’égalité durable et significative entre les sexes
- Inclure la question du genre dans toutes les « stratégies, politiques, programmes et budgets » afin d’apporter le même pouvoir et bénéfices aux deux sexes
- Veiller à prendre en compte les besoins et intérêts des deux sexes
- Établir les mesures appropriées et spéciales conçues pour reconnaître et soutenir les rôles multiples des femmes.
La section 27(1) interdit également la discrimination à l’égard des femmes dans la sphère économique et sociale. Aussi, il convient de garantir le plein développement et la promotion des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes. Cela est encore soutenu par la section 31 de la loi, qui affirme que les femmes doivent avoir accès aux opportunités d’emploi « sur un pied d’égalité avec les hommes ». Cela inclut, entre autres, « une rémunération, des bénéfices et un traitement égaux en lien avec un emploi de valeur égale, ainsi que l’égalité de traitement dans l’évaluation de la qualité du travail ». Le non-respect de ces dispositions peut entraîner une amende ou une peine d’emprisonnement, ou les deux.
La loi portant création du code du travail de 2019 crée également de nouvelles obligations. Par exemple, la section 41 de cette loi accorde 14 semaines de congé maternité aux employées ; avant cela, les femmes n’avaient droit qu’à 90 jours de congé maternité. Par ailleurs, une employée victime d’une fausse-couche ou d’une mortinaissance au cours du dernier trimestre de grossesse a maintenant droit à 6 semaines de congé entièrement payées immédiatement après l’évènement.
Bien que progressistes et très tardives, ces nouvelles obligations accroîtront certainement les coûts opérationnels des investisseurs. Par exemple, l’obligation d’établir des mesures spéciales et appropriées visant à reconnaître et à soutenir les rôles multiples des femmes est très largement formulées. D’autres obligations mises en avant dans le présent article pourraient également exiger le recrutement par les organisations d’un point focal ou d’un spécialiste du genre pour veiller au respect des obligations. L’allongement du congé maternité pourrait également accroître les coûts opérationnels des investisseurs.
S’il est difficile d’évaluer leurs effets sur les décisions politiques du gouvernement, les clauses de stabilisation pourraient être contraires aux ambitions du gouvernement de la République de Zambie en terme d’équité et d’égalité entre les sexes, créant une incertitude juridique et menaçant la cohérence politique.
Les principes directeurs pour des contrats « durables » et « responsables »
Au cours de la dernière décennie, deux ensembles de principes pour les contrats d’investissement ont été développés dans le but d’aider les gouvernements des États d’accueil à élaborer des contrats permettant la promulgation de bonne foi de normes réglementaires et visant à garantir que les projets d’investissement contribuent au développement durable et respectent les droits humains. Compte tenu de ces objectifs, ces deux ensembles de principes adoptent une approche prudente des clauses de stabilisation.
Les principes du HCDH pour des contrats responsables[3] ont été développés par John Ruggie, le représentant spécial du Secrétaire général, au moyen d’un processus de consultation multipartite dans le cadre d’efforts plus larges visant au développement de principes directeurs sur les entreprises et les droits humains. L’introduction des principes reconnait que les contrats d’investissement sont un instrument important par lequel « les États et les entreprises pouvaient se servir pour peser sur l’impact des opérations commerciales sur les droits de l’homme »[4]. Le principe 4 met l’accent sur les clauses de stabilisation : s’ils reconnaissent les besoins des investisseurs en matière de stabilité financière, les principes soulignent que les clauses de stabilisation ont le potentiel de restreindre la marge d’action de l’État dans les domaines des droits humains, et que les pays en développement ont, jusqu’alors, négocié des contrats avec des clauses de stabilisation beaucoup plus larges.
Aussi, les principes recommandent que, en cas d’inclusion dans les contrats, les clauses de stabilisation soient « rédigées soigneusement de sorte que toute protection des investisseurs contre les modifications ultérieures de la législation ne porte pas atteinte aux efforts déployés de bonne foi par l’État pour appliquer des lois, des réglementations ou des politiques de manière non discriminatoire afin d’honorer ses engagements dans le domaine des droits de l’homme », et, en outre, qu’elles n’imposent pas des pénalités économiques aux États qui adoptent des modifications politiques appliquées sur une base non discriminatoire[5].
De même, les principes directeurs de l’OCDE pour des contrats extractifs durables[6] reconnaissent que les projets d’investissement ont le potentiel de contribuer au développement durable s’ils sont régis par des contrats « durables » conformes à la stratégie de développement à long-terme de l’État d’accueil, et « [optimisent] la valeur totale tirée du développement des ressources pour l’ensemble des parties prenantes, notamment les retombées économiques, sociales et environnementales »[7].
S’agissant des clauses de stabilisation, ces principes notent qu’elles ne sont pas forcément nécessaires pour attirer l’investissement des « investisseurs aux capacités techniques et financières suffisantes »[8]. Toutefois, si un État considère qu’elles sont en effet nécessaires, l’OCDE recommande que les clauses de stabilisation soient conçues de manière à minimiser leur impact sur la fiscalité générale en limitant leur application à certaines dispositions fiscales spécifiques et pour une durée précisée[9].
Plus généralement, l’OCDE recommande que les contrats soient « conformes à la législation en vigueur, ainsi qu’aux traités internationaux et régionaux applicables, et prévoient la possibilité, pour les gouvernements des pays hôtes, d’introduire des modifications de bonne foi, non arbitraires et non discriminatoires dans la législation et la réglementation en vigueur, couvrant des domaines réglementaires non fiscaux et visant des objectifs légitimes d’intérêt général »[10].
Si les États sont en mesure d’intégrer ces principes dans leur approche des contrats avec les investisseurs des industries extractives, ils ne devraient rien avoir à craindre de l’arbitrage au titre d’un contrat suite à l’introduction de réglementations non discriminatoires visant à protéger les droits humains ou à garantir le développement durable, y compris des lois relatives à l’égalité entre les sexes.
Conclusion
Dans les nations riches en ressources minières, qui s’appuient sur l’investissement étranger dans les industries extractives, les projets d’IDE sont souvent régis par des accords de concession qui peuvent être en place pendant 30 ans, ou même plus. Les investisseurs insistent souvent pour inclure des clauses de stabilisation qui peuvent contrer les actions du gouvernement visant la promotion des droits humains et du développement durable si ces actions ont des effets négatifs pour l’investisseur.
De telles clauses sont conçues pour susciter la confiance des investisseurs puisqu’elles protègent l’investissement des modifications réglementaires ultérieures qui pourraient affecter les profits, donnant éventuellement lieu à l’indemnisation des coûts non récupérables mais également des profits futurs perdus. Cela pourrait avoir un effet dissuasif sur les États qui souhaitent élaborer et mettre en œuvre de nouvelles lois sur les droits humains ou l’égalité entre les sexes, si le respect de ces dernières suppose une hausse des coûts opérationnels de l’investisseur.
Compte tenu de ces préoccupations, ces dernières années les organisations internationales ont développé des principes visant à aider les États à élaborer des contrats d’investissement qui préservent la marge d’action politique nationale nécessaire à la réalisation d’objectifs tels que l’égalité entre les sexes. Cependant, il faut non seulement que les États les proposent, mais aussi que les investisseurs les acceptent. Les États doivent donc disposer d’un pouvoir de négociation suffisant à l’heure de proposer ces conditions.
Auteur
Sangwani Patrick Ng’ambi est professeur de droit à la faculté de droit de l’Université de Zambie.
Notes
[1] Voir, par exemple, les affaires Texaco c. Libye (1978) 17 ILM 1 ; Aminoil c. Koweït (1981) 21 ILM 976 ; Société des mines de Loulo S.A. (Somilo) c. Mali, Affaire CIRDI n° ARB/13/16.
[2] Loi sur l’équité et l’égalité entre les sexes de 2015, https://zambialii.org/zm/legislation/act/2015/22/gender-equity-and-equality-bill-2015.pdf
[3] HCDH (2015). Principes pour des contrats responsables : intégrer la gestion des risques pour les droits de l’homme dans les négociations contractuelles entre États et investisseurs – Conseils à l’intention des négociateurs (A/HRC/17/31/Add.3). https://www.ohchr.org/Documents/Publications/Principles_ResponsibleContracts_HR_PUB_15_1_FR.pdf
[4] Ibid page 3.
[5] Ibid page 16.
[6] OCDE (2019). Principes directeurs pour des contrats extractifs durables. https://www.OECD.org/fr/dev/Principes-directeurs-pour-des-contrats-extractifs-durables.pdf
[7] Ibid page 3.
[8] Ibid at 16.
[9] Ibid.
[10] Ibid page 3.