Le tribunal tranche en faveur des demandeurs dans un autre différend portant sur le secteur solaire espagnol ; l’arbitre à l’opinion divergente argue que le tribunal a toutefois surestimé le « droit de réglementer » de l’Espagne

Dans une autre affaire contre l’Espagne portant sur les énergies renouvelables, un tribunal CIRDI a accordé plus de 28 millions EUR à deux filiales de l’entreprise allemande RWE (conjointement, RWE). Le tribunal a rejeté l’objection à la compétence présentée par l’Espagne et fondée sur la nature intra-UE du différend et a conclu que le pays avait violé la norme TJE au titre de l’article 10(1) du TCE. La décision a été rendue le 18 décembre 2020.

Le contexte et les recours

Entre 1997 et 2007, l’Espagne a adopté une série de mesures législatives (mesures initiales), y compris le décret royal (DR) 661/2007, dans le but d’encourager le développement du secteur des énergies renouvelables au moyen d’un régime financier spécial (le régime spécial). Au titre de ces mesures, les producteurs d’énergie renouvelable recevaient une prime ou, alternativement, un tarif de rachat garanti (TRG) à un taux supérieur au marché pour l’électricité produite, à condition de s’enregistrer au préalable. Entre 2001 et 2011, RWE acquit des parts dans quatre centrales hydroélectriques et 16 parcs éoliens en Espagne auxquels le régime spécial s’appliquait.

Suite à la crise financière de 2008, le déficit tarifaire du secteur électrique espagnol était devenu intenable. Pour y répondre, l’Espagne promulgua une série de mesures législatives urgentes (les mesures contestées) entre 2012 et 2014. Elle imposa une taxe de 7 % sur tous les revenus obtenus par les producteurs, y compris ceux du secteur des énergies renouvelables (par la loi 15/2012). Elle remplaça également les TRG et primes du régime spécial par une garantie d’un retour raisonnable, fixé à 7,398 % avant impôts.

En réponse aux mesures contestées, RWE déposa une demande d’arbitrage auprès du CIRDI en décembre 2014, arguant qu’en promulguant les mesures contestées, l’Espagne avait violé l’article 10(1) du TCE. RWE plaidait notamment pour la violation des attentes légitimes, ainsi que le manquement à offrir la stabilité réglementaire, le TJE, le caractère raisonnable et la transparence.

Le tribunal rejette l’objection de l’Espagne fondée sur la nature intra-UE du différend mais retient l’objection à la compétence sur les mesures fiscales

Dans sa première objection à la compétence, l’Espagne affirmait que le tribunal n’avait pas compétence ratione personae, puisque les investisseurs n’étaient pas protégés par le TCE. Selon l’Espagne, contrairement aux exigences de l’article 26 du TCE, les demandeurs n’étaient pas de la zone d’un autre État contractant, puisque l’Allemagne et l’Espagne étaient déjà des États membres de l’UE lorsqu’elles ont ratifié le TCE.

Le tribunal avait réglé les questions de la compétence, de la responsabilité et certaines questions relatives au montant dans sa décision datée du 30 décembre 2019. En rejetant la première objection de l’Espagne, le tribunal affirma que la définition de « zone » se fondait sur les États individuels plutôt que sur l’UE dans son ensemble. Aucun élément de l’article 26 du TCE ne suggère que l’Espagne limitait son consentement à l’arbitrage aux seuls investisseurs de pays non européens. Si l’UE ou les États membres de l’UE avaient voulu nier l’accès à l’arbitrage des différends intra-UE, ils auraient pu inclure une clause de déconnection dans le TCE (quod non).

En outre, le tribunal rejeta la primauté alléguée du droit de l’UE sur le TCE au titre de la CVDT soulignant le principe de pacta sunt servanda. Le droit de l’UE n’était pas une lex posterior au titre de l’article 30 de la CVDT, puisque l’article 16 du TCE établissait une règle de non-dérogation, qui s’appliquait, puisqu’elle était plus favorable à RWE. En outre, la conclusion des traités de l’UE n’équivalait pas à la résiliation ou suspension impliquée du TCE entre les États membres de l’UE au titre de l’article 59 de la CVDT.

Le tribunal se rangea également du côté des demandeurs en décidant que la décision sur Achmea était distincte. Contrairement à la présente affaire, Achmea concernait un TBI auquel l’UE n’était pas partie. Dans tous les cas, aucune décision du droit européen n’était nécessaire pour résoudre le différend.

L’Espagne contestait également la compétence du tribunal sur les mesures fiscales compte tenu de l’exemption incluse à l’article 21 du TCE. Elle affirmait que, conformément à cette disposition, la taxe sur la valeur de la production d’énergie électrique, et la taxe sur l’utilisation des eaux continentales pour la production d’énergie électrique mises en œuvre en 2012 étaient exemptées de la portée du TCE. Le tribunal en convint et infirma sa compétence sur ces mesures spécifiques.

Le tribunal affirme que l’Espagne n’a pas créé d’attentes légitimes mais a malgré tout violé le TJE en agissant de manière disproportionnée

Le tribunal conclut que l’Espagne ne s’était pas spécifiquement engagée à maintenir le système initial de rémunération qui aurait été suffisant pour créer des attentes légitimes. La norme TJE du TCE devaient être interprétée de manière restreinte. Pour démontrer les attentes légitimes, la charge de la preuve revenait à RWE, qui devait démontrer que l’Espagne (1) avait pris un engagement spécifique (2) sur lequel RWE s’était de fait appuyé, et que (3) cet appui était raisonnable.

Le tribunal n’était pas d’accord avec l’allégation de RWE selon laquelle les mesures initiales contenaient un engagement spécifique que le régime spécial resterait en place. Une représentation sous la forme d’une loi nationale est une norme d’application générale et ne peut être omise par une promesse spécifique ou un engagement contractuel. Il en va de même pour l’enregistrement administratif des investissements. Le tribunal ne trouva pas non plus de preuves que RWE s’était en effet appuyée sur une telle représentation, puisque RWE avait conscience de la possibilité des changements réglementaires à l’heure de réaliser les investissements.

Toutefois, l’Espagne a malgré tout violé la norme TJE en agissant de manière disproportionnée. Le test approprié pour évaluer la proportionnalité consistait à déterminer si les changements réglementaires étaient (1) appropriés et (2) nécessaires pour réaliser l’intention législative, et (3) s’ils avaient placé un fardeau financier excessif sur les investisseurs. En effectuant le test, le tribunal accorda une marge raisonnable d’appréciation à l’État. S’agissant de la première condition, le tribunal considéra que les mesures contestées étaient appropriées, et avaient en effet permis de résoudre le déficit tarifaire. En concluant que le deuxième critère était satisfait, le tribunal rejeta également l’argument de RWE selon lequel l’Espagne disposait d’autres moyens moins restrictifs.

Le tribunal considéra cependant que les demandeurs devaient supporter un poids financier excessif s’agissant de certaines centrales, où le taux de retour interne était bien en-deçà de ce que l’Espagne considérait comme raisonnable.

L’argument selon lequel des conditions réglementaires stables n’ont pas été accordées est rejeté

Selon RWE, l’abrogation progressive des mesures initiales par l’Espagne équivalait à un manquement à maintenir des conditions réglementaires stables au titre de l’article 10(1) du TCE. Les demandeurs arguaient également que les mesures contestées étaient de nature rétroactives. À l’inverse, l’Espagne affirmait qu’elle (1) avait maintenu les éléments essentiels de modèles précédents de rémunération, (2) avait le droit d’adopter des mesures macroéconomiques raisonnables et proportionnées fondées sur une politique publique, et que (3) les mesures contestées n’étaient pas rétroactives (para. 605-609).

Selon le tribunal, le test pertinent pour évaluer la violation de l’engagement de stabilité consistait à déterminer « s’il y a EU une forme de changement total ou déraisonnable, ou de subversion, du régime juridique » (para. 610). Pour établir un tel changement, la question clé consiste à savoir si la mesure avait un « effet rétroactif injustifiable » (para. 613).

Compte tenu que la nouvelle législation maintenait essentiellement les éléments clés du régime initial, le tribunal conclut que les mesures contestées n’équivalaient pas à une violation de la stabilité en général. Toutefois, sur un point spécifique, il donna raison aux demandeurs en concluant que la demande de facto de l’Espagne du remboursement de sommes spécifiques déjà payées par 10 centrales violait la norme TJE.

Les recours fondés sur le caractère raisonnable, la transparence et la clause parapluie sont rejetées

En accord avec les approches adoptées par les tribunaux dans AES c. Hongrie et EDF c. Roumanie pour tester le caractère raisonnable, le tribunal devait examiner s’il existait « une corrélation appropriée entre l’objectif de politique publique de l’État et la mesure adoptée pour l’atteindre » (para. 644). Le seuil du caractère déraisonnable étant élevé, le tribunal conclut que les mesures contestées seraient déraisonnables uniquement si elles étaient également disproportionnées. Il rejeta en outre l’allégation de RWE selon lequel la conduite de l’Espagne violait l’exigence de transparence contenue à l’article 10(1) du TCE. S’il acceptait que cet article créait en effet une exigence de transparence indépendante des attentes légitimes ou de la stabilité, le tribunal nota également que le seuil pour un recours fondé sur la transparence devait équivaloir à une violation de la norme TJE. Puisque l’Espagne avait publié les projets de textes législatifs, mené des consultations publiques et apporté des changements à-propos aux mesures contestées, le tribunal ne conclut pas à une violation du TJE compte tenu d’un manque de transparence.

Finalement, le tribunal contredit l’allégation des demandeurs selon laquelle la clause parapluie de l’article 10(1) du TCE ne faisait pas de distinction entre les obligations contractuelles et les mesures réglementaires. Se rangeant du côté de l’Espagne, le tribunal conclut qu’un lien consensuel direct était requis pour invoquer la clause parapluie et que ni les mesures contestées, ni l’enregistrement des centrales individuelles ne représentaient un tel lien (para. 679).

Pas de restitution ; attribution de dommages et de coûts

Le tribunal rejeta la demande de dédommagement de RWE affirmant que cela imposerait un fardeau disproportionné sur l’Espagne et concluant que la réparation intégrale pouvait être réalisée grâce à l’indemnisation.

Par ailleurs, le tribunal a géré les questions restantes sur le montant dans sa décision du 18 décembre 2020. S’agissant des repaiements obtenus par l’Espagne des dix centrales, le tribunal conclut que les demandeurs avaient le droit de recouvrer les sommes qui avaient réellement été payées. Il accepta le montant de 14,82 millions calculé conjointement par les experts de RWE et de l’Espagne.

S’agissant des dommages pour la violation de l’article 10(1) du TCE, les demandeurs arguèrent que la méthode de l’actualisation des flux de trésorerie était la plus appropriée pour évaluer les pertes des investissements de RWE par rapport à la juste valeur de marché. Le défendeur affirmait quant à lui que cette méthode donnerait lieu à une surévaluation et indiqua que le tribunal devait appliquer une méthode fondée sur le coûts des actifs, « examinant s’ils sont recouvrés et si un retour raisonnable est obtenu » (para. 720).

RWE allégua que le bouclier fiscal disponible pour ses investissements (déductions fiscales liées aux pertes d’exploitation nettes, affaiblissements et dépréciation des données) devait être pris en compte à l’heure de calculer les dommages. Le tribunal en convint, affirmant qu’il devait s’évertuer de « reproduire la situation fiscale réelle des centrales ».

Le tribunal affirma que la méthode de l’actualisation des flux de trésorerie conditionnelle devait être appliquée. Aussi, les dommages devaient être calculés sur la base d’un critère « sauf si » accompagné d’un plafond pour veiller à ce qu’aucune somme ne soit recouvrée au-delà de la référence du retour raisonnable de 7,398 %. Il accepta le taux d’escompte de 7,61 % suggéré par les experts de RWE.

Aussi, le tribunal accorda un montant d’environ 28 millions EUR plus intérêts composés pour les pertes causées par la violation par l’Espagne de l’article 10(1). En outre, le tribunal ordonna à l’Espagne de payer l’intégralité des coûts de l’arbitrage et une partie des frais juridiques de RWE.

L’opinion distincte de Judd Kessler

Dans une opinion distincte, l’arbitre Kessler était d’avis que l’Espagne avait en effet violé les attentes légitimes de RWE et que l’indemnisation aurait dû être plus substantielle. Selon lui, l’Espagne avait pris un engagement spécifique de maintenir le régime initial en accordant des incitations financières aux investisseurs étrangers à des conditions spécifiques telles que les taux de rémunération et les années de validité. Selon lui, le tribunal s’était trompé en mettant l’accent sur le droit de l’Espagne de réglementer indiquant que la situation donnant lieu au différend « n’avait rien à voir avec une limite des pouvoirs réglementaires du défendeur » (para. 61).

Remarques : le tribunal était composé de Samuel Wordsworth QC (nommé par le secrétaire-général du CIRDI, de nationalité britannique), de Judd Kessler (nommé par les demandeurs, des États-Unis), et d’Anna Joubin-Bret (nommée par le défenseur, de nationalité française). La décision datée du 18 décembre 2020 et l’opinion distincte datée du 1er décembre 2020 sont disponibles sur http://icsidfiles.worldbank.org/ICSID/ICSIDBLOBS/OnlineAwards/C4065/DS16032_En.pdf. La décision sur la compétence, la responsabilité et certaines questions du montant datée du 30 décembre 2019 est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw11004.pdf.

Lukas Schaugg est chercheur en droit économique international à IISD, et effectue sa recherche de doctorat en droit de l’investissement auprès de la Faculté de droit de Osgoode Hall, Toronto, Canada. Il détient une licence en droit international de King’s College de Londres.

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