L’Espagne est reconnue coupable de violation du TJE au titre du TCE suite à la frustration des attentes légitimes de 9REN, un investisseur luxembourgeois dans le secteur des énergies renouvelables
9REN Holding S.À.R.L. c. le Royaume d’Espagne, Affaire CIRDI n° ARB/15/15
Le 31 mai 2019, un tribunal du CIRDI déterminait que l’Espagne avait violé le TJE au titre de l’article 10(1) du TCE suite à la frustration des attentes légitimes de l’investisseur luxembourgeois dans les énergies renouvelables 9REN Holding S.À.R.L. (9REN), tout en rejetant le recours fondé sur l’expropriation. Il ordonna à l’Espagne de verser 41,76 millions d’euros en dommages, plus les intérêts composés annuellement, ainsi que 4,609 millions d’euros en frais et dépenses juridiques.
Le contexte et les recours
Le 23 avril 2008, 9REN acquit 96,5 pour cent des parts d’entreprises produisant de l’énergie à partir de sources renouvelables, en Espagne, pour 211 millions d’euros. Suite aux changements apportés par le pays aux réglementations de son secteur de l’énergie entre 2010 et 2014, 9REN lança un arbitrage contre l’Espagne le 31 mars 2015, alléguant des violations du TJE, des clauses d’entrave et parapluie (article 10 du TCE) et de l’expropriation (article 13 du TCE).
9REN affirmait notamment que (1) les décrets royaux (DR) 2007 et 2008 garantissaient la stabilité et la non abrogation des avantages du mécanisme de tarifs de rachat garantis et de certains taux bonifiés tout au long de la durée de vie des installations enregistrées avant le 29 septembre 2008 ; (2) les réformes introduites par l’Espagne devaient être interprétées dans leur contexte comme cherchant à attirer des investisseurs ; et (3) l’Espagne avait démantelé le mécanisme incitatif au titre des DR, sur la base duquel 9REN avait investi, forçant 9REN à vendre son investissement.
Quant à elle, l’Espagne affirmait que (1) elle avait le droit et l’obligation de réglementer son secteur de l’énergie dans l’intérêt public, dans l’exercice de son autorité souveraine ; (2) 9REN avait ou aurait dû avoir connaissance des changements réalisés si elle avait fait preuve de diligence raisonnable ; et (3) les réformes visaient également à garantir la durabilité économique du Système électrique espagnol (SEE).
Rejet de l’objection Achmea
S’appuyant sur le raisonnement de la CJUE dans la décision sur Achmea, l’Espagne s’opposa à la compétence du tribunal. Elle affirmait que l’arbitrage au titre du TCE avait pour effet de retirer un différend opposant un investisseur de l’Union à un État membre européen de la compétence des courts européennes, en violation du droit européen.
Selon le tribunal, la décision sur Achmea distinguait les TBI intra-européens des traités multilatéraux tels que le TCE, et reconnaissait que l’UE est assujettie aux mécanismes de règlement des différends non européens au titre des traités auxquels elle est partie. Le tribunal estima que la décision sur Achmea ne pouvait considérer que l’UE pouvait être exposée aux recours au titre du TCE, mais que ses États membres en seraient exempts. Il remarqua en outre qu’aucun élément du texte du TCE ou de la décision sur Achmea ne différentiait les droits et les voies de recours des États membres de l’UE de ceux des États non membres de l’UE parties au TCE. Il rejeta donc l’objection de l’Espagne.
Pas d’attentes légitimes en l’absence d’engagements clairs et spécifiques
Le tribunal tenta de pondérer l’autonomie réglementaire de l’État au regard de ses obligations internationales. Il affirma le droit souverain de l’État de réglementer son économie dans l’intérêt de ses citoyens. Faisant référence à de précédentes décisions arbitrales (Saluka c. la République tchèque, El Paso c. l’Argentine et Glamis c. les États-Unis), le tribunal détermina, d’une part, que seules des promesses et représentations spécifiques données par un État à un investisseur peuvent donner naissance à des attentes légitimes à force exécutoire, ou lorsque l’État opère un changement radical du cadre juridique, et, d’autre part, que le TJE ne devait être interprété comme entrainant le gel des réglementations économiques et juridiques.
Il estima en l’espèce que bien qu’aucun représentant espagnol n’ait communiqué clairement à l’investisseur que les avantages offerts au titre du DR 2007 étaient irrévocables, le DR 2007 représentait un engagement clair et spécifique (para. 295) puisqu’il ciblait un « ensemble identifiable de personnes » (« les investisseurs potentiels dont les capitaux étaient nécessaires au programme de tarifs de rachat garantis de l’Espagne » – para. 257), son but et son objet étaient spécifiques (« encourager les investissements » – para. 295), et il avait réussi à attirer l’investissement de 9REN. Il conclut donc que le DR 2007 créait des attentes légitimes de stabilité des profits de 9REN (para. 259).
Interprétation contextuelle du DR : 9REN s’y est appuyé et en a conçu des attentes légitimes
Le tribunal considérait que le DR 2007 devait être interprété dans le « contexte plus large dans lequel il a été adopté, et de son objectif primordial clair et manifeste » (para. 266), qui était d’encourager les investissements dans le secteur des énergies renouvelables (para. 266). Il estima que l’UE avait fait pression sur l’Espagne pour qu’elle respecte ses objectifs en matière d’énergies renouvelables, ce qui l’avait poussé à grandement améliorer son mécanisme incitatif par le biais du DR 2007.
Acceptant le témoignage du directeur de 9REN ainsi que le rapport de diligence raisonnable présenté par l’entreprise, le tribunal détermina que 9REN n’aurait pas investi 211 millions d’euros si elle avait su que l’Espagne risquait de modifier les tarifs de rachat accordés aux projets parachevés de manière rétroactive (para. 270 à 273). Par ailleurs, compte tenu des « importants coûts initiaux » (para. 273) de l’investissement, il conclut qu’il était raisonnable d’estimer que 9REN aurait, et avait exigé une garantie avant de réaliser un tel investissement.
La date de l’investissement correspond au moment où celui-ci a été réalisé, et non quand il a été mis en œuvre
L’Espagne affirmait que l’investissement de 9REN n’était pas couvert par le DR 2007 puisque l’entreprise n’avait pas investi avant la date butoir du 29 septembre 2008, et que l’existence des attentes légitimes devait être déterminée à la date de la dernière étape de l’investissement. Le tribunal estima toutefois que l’Espagne confondait la date à laquelle l’investissement avait été réalisé avec la date de l’enregistrement des projets. Il se rangea du côté de 9REN, concluant que l’entreprise avait investi en une seule fois, avant la date butoir.
La frustration des attentes légitimes entraine la violation du TJE
Le tribunal conclut que l’Espagne avait frustré les attentes légitimes de 9REN, compte tenu que les représentations des avantages au titre du DR 2007 données par l’Espagne étaient claires et spécifiques, et que les attentes de 9REN que les tarifs resteraient stables étaient raisonnables et légitimes. Il nota cependant que la frustration des attentes légitimes n’entraine pas nécessairement une violation du TJE (para. 308).
Il examina donc d’autres facteurs, notamment la vulnérabilité financière des projets de 9REN, qui s’accompagnaient de « lourds coûts initiaux en capital » (para. 311) et étaient gelés à long-terme, et le fait que seule l’Espagne allait profiter de la montée des prix de l’énergie, mais que le poids des chutes des prix était porté par les seuls investisseurs. Il considéra qu’un tel traitement unilatéral violait le TJE au titre du TCE.
Le tribunal rejette les allégations de violation des obligations de transparence et de non-discrimination
9REN prétendait que, par le biais de mesures non transparentes et discriminatoires, l’Espagne avait violé la clause d’entrave du TCE. Elle arguait d’une part qu’au titre du nouveau régime, son rendement était calculé au moyen de formules complexes, et d’autre part, que la Taxe sur la valeur de la production d’énergie électrique (TVPEE) n’était pas légitime puisqu’elle distinguait les producteurs d’énergie à base de sources conventionnelles des producteurs d’énergie à base de sources renouvelables. L’Espagne affirmait que le nouveau régime était plus détaillé et spécifique, et comportait des systèmes méticuleux de calcul du rendement.
Le tribunal estima que le nouveau régime comportait diverses variables et des formules explicites pour déterminer l’indemnisation due aux investisseurs, qui le rendaient peut être complexe, mais pas nécessairement non transparent. Il conclut en outre que les mesures prises par l’Espagne étaient manifestement liées à un objectif légitime de l’État : garantir la solvabilité du SEE. Il détermina donc que les mesures n’étaient pas déraisonnables ou arbitraires. Il estima également que la question de la TVPEE ne relevait pas de sa compétence compte tenu de l’exception relative aux mesures fiscales prévue à l’article 21 du TCE.
La législation et les règlements administratifs ne sont pas couverts par la clause parapluie du TCE
9REN arguait qu’au titre des DR, l’Espagne avait contracté des obligations spécifiques de payer les investisseurs, et que ces engagements étaient couverts en vertu de la clause parapluie du TCE. Le tribunal rejeta cet argument, partageant l’opinion de l’Espagne selon laquelle la clause ne protège pas les obligations statutaires. Selon lui, le terme « les obligations » doit être interprété conformément aux autres termes utilisés dans l’article 10(1) : « contractées » et « vis-à-vis d’un investisseur ». Il conclut que ces termes couvrent les obligations bilatérales, telles qu’au titre d’un contrat, d’une concession ou d’une licence, mais pas la législation ou les réglementations d’un État qu’il ne « contracte » pas (para. 342). Selon le tribunal, le fait d’assujettir les DR à la clause parapluie reviendrait à confondre les protections au titre du TJE et au titre de la clause parapluie.
La perte de valeur des parts de 9REN ne constitue par une expropriation
Le tribunal considéra que la perte de valeur des parts de 9REN dans les entreprises espagnoles ne constituait pas une expropriation (para. 369 à 372). Il précisa que 9REN ne pouvait prétendre à aucune recette de la vente d’électricité à SEE, mais que les entreprises opérant en aval le pouvaient. Bien que la valeur des parts de 9REN avait été affectée par les changements réglementaires, l’Espagne n’avait jamais suspendu les versements, et 9REN n’avait jamais fait état de la perte de contrôle des parts. Le tribunal rejeta donc le recours fondé sur l’expropriation.
Remarques : le tribunal était composé d’Ian Binnie (président nommé sur accord des parties, de nationalité canadienne), de David R. Haigh (nommé par le demandeur, de nationalité canadienne) et de V.V. Veeder, (nommé par le défendeur, de nationalité britannique). La décision du 31 mai 2019 est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw10565.pdf
Yashasvi Tripathi est une juriste basée à New York. Elle détient une maitrise en droit, arbitrage international et différends, de la Faculté de droit de l’Université de New York, et une licence de droit (avec distinction) de l’Université nationale de droit de New Delhi, en Inde.