Un tribunal du CIRDI rejette sa compétence dans une affaire contre l’Uruguay après avoir déterminé que l’entreprise étasunienne n’est pas propriétaire et ne contrôle pas l’investissement

Italba Corporation c. la République orientale d’Uruguay, Affaire CIRDI n° ARB/16/9 

Dans un arbitrage lancé par l’entreprise Italba Corporation (Italba), basée aux États-Unis, contre l’Uruguay, un tribunal du CIRDI a rejeté sa compétence matérielle. Dans sa décision du 22 mars 2019, le tribunal conclut qu’Italba ne disposait pas de la propriété ou du contrôle de l’investissement au cœur du différend.

Le contexte et les recours

En 1997, le ministère uruguayen de la Défense nationale avait accordé à Gustavo Alberelli, citoyen italien et résident permanent des États-Unis, l’autorisation de commercialiser des lignes numériques hertziennes dédiées pour la transmission de données. L’Autorité nationale des communications, DNC, lui attribua également l’usage exclusif de certaines fréquences spécifiques. Entre 1999 et 2000, Alberelli transféra l’autorisation ainsi que les fréquences à Trigosul Sociedad Anónima (Trigosul), une entreprise uruguayenne prétendument acquise par lui et sa mère, Carmela Caravetta Durante, par le biais d’Italba, entre 1996 et 1999.

Trigosul n’aurait apparemment pas payé les frais réglementaires dus entre juillet et septembre 2009. En outre, suite à une inspection, l’Unité uruguayenne de réglementation des services de communication (URSEC) a découvert que les bureaux de Trigosul ne se trouvaient pas à l’adresse indiquée. Cette dernière recommanda donc la révocation de l’autorisation accordée à Trigosul en 1997, ainsi que la libération des fréquences. Cette décision fut mise en œuvre en janvier 2011.

Trigosul contestait la décision de l’URSEC et les actions prises dans sa foulée. En octobre 2014, un tribunal uruguayen décida d’annuler la révocation de l’autorisation de Trigosul et d’attribuer à l’entreprise de nouvelles fréquences. Toutefois, selon Trigosul ces fréquences ne valaient rien. Elle considérait en outre que le rétablissement tardif de ses droits en 2016 constituait une violation de l’obligation de l’Uruguay d’accorder une indemnisation rapide, adéquate et effective en cas d’expropriation.

Prétendant avoir la pleine propriété et contrôle de Trigosul, Italba lança une procédure contre l’Uruguay auprès du CIRDI, au titre du TBI Uruguay-États-Unis (le TBI). Elle arguait que la licence de Trigosul et les droits connexes constituaient des « investissements » au sens de l’article 1 du TBI, et que les actes de l’Uruguay étaient expropriatoires et discriminatoires, et constituaient une violation des clauses TJE et de la protection et la sécurité intégrales.

Le tribunal rejette la remise en cause de l’expert uruguayen par Italba

Italba contestait l’indépendance de l’expert uruguayen, Eugenio Xavier de Mello Ferrand, arguant qu’il était l’un des partenaires d’un cabinet juridique représentant l’Uruguay dans un autre arbitrage concomitant. L’expert rétorqua que son cabinet était constitué comme un « groupe d’intérêts économiques » (GIE), au titre duquel chaque avocat(e) et ses clients entretiennent une relation avocat-client individuelle, indépendante et autonome des autres membres du cabinet.

Le tribunal examina la structure des GIE à la lumière du droit uruguayen et conclut que, si ces entités sont créées pour le développement des activités économiques de leurs membres, cela ne donnait pas le droit aux membres de travailler conjointement ou de partager les bénéfices. Il souligna en outre la manière très distincte dont les cabinets juridiques fonctionnent en Amérique latine, où les avocats partagent leurs frais et locaux, mais ne tirent aucun profit du travail des uns et des autres. Par conséquent, le tribunal considéra que le modèle de GIE de l’entreprise de de Mello était proche du « modèle britannique de la chambre des avocats », qui se distingue du « cabinet juridique où les membres travaillent en partenariat et partagent les bénéfices » (para. 151).

Reconnaissant qu’il n’existe pas de disqualification automatique « si un membre d’une chambre d’avocats agit en tant qu’arbitre dans une affaire où un autre membre agit comme conseil » (para. 151), le tribunal s’opposa à la disqualification automatique de de Mello en tant qu’expert. De plus, le tribunal considéra que le Professeur de Mello n’était pas tenu de divulguer les activités en cours des autres membres de son cabinet, compte tenu de l’indépendance opérationnelle de chacun des membres.

Ces conclusions furent corroborées par référence aux Règles de l’IBA sur l’administration de la preuve dans l’arbitrage international. Ces règles n’obligent pas les experts à donner des détails relatifs aux relations actuelles ou passées entre les parties et leur organisation ; au contraire, l’objectivité de l’expert doit être évaluée sur la base de sa propre position économique ou personnelle.

Concluant que le Professeur de Mello n’avait pas connaissance de la relation de son cabinet avec l’Uruguay, et n’obtenait aucun avantage de celle-ci, le tribunal rejeta la demande d’Italba d’exclure son rapport des débats.

Italba ne démontre pas qu’elle est propriétaire de Trigosul

Italba affirmait sa propriété sur Trigosul pour plusieurs raisons. Elle arguait d’abord que par le biais de transfert successifs, les parts de Trigosul appartenaient maintenant à Italba. Ensuite, elle prétendait que, comme l’indiquait le verso des certificats d’actions, celles-ci avaient été endossées au profit d’Italba. Troisièmement, Italba affirmait avoir réalisé des investissements et des négociations au nom de Trigosul. Aussi, selon Italba, les actes formels, comme la réalité économique démontraient sa propriété de Trigosul. Au contraire, l’Uruguay contestait ces arguments compte tenu d’incohérences et de contradictions dans les preuves exposées par Italba.

Le tribunal remarqua d’emblée que les certificats d’actions de Trigosul ne mentionnaient pas expressément Italba comme la propriétaire, mais uniquement Mme Durante et M. Alberelli. Leur propriété exclusive fut en outre confirmée par trois feuillets des procès-verbaux des réunions des actionnaires et du Conseil d’administration de Trigosul.

Il remarqua également qu’un seul des six certificats d’actions disponibles indiquait un endossement en faveur d’Italba. Puisque celui-ci n’indiquait pas de lieu, la validité de l’endossement fut vérifiée au titre du droit uruguayen, où Trigosul avait été créée et enregistrée, et où elle opérait. Toutefois, le droit uruguayen exige que chaque endossement soit consigné dans un registre des titres, ainsi que dans les comptes de l’entreprise. En l’espèce, n’apparaissant ni dans un registre, ni dans les comptes de l’entreprise, l’endossement fut jugé invalide. Le tribunal nota par ailleurs que cet endossement invalide ne pouvait démontrer l’intention de Trigosul de transférer la totalité de ses actions à Italba. Ici, prenant note de l’expérience de M. Alberelli en tant qu’entrepreneur, le tribunal refusa d’excuser les incohérences constatées dans les comptes de Trigosul par son « manque de connaissances juridiques » (para. 209).

S’agissant de la réalité économique de la propriété de Trigosul, le tribunal suivit le raisonnement du Prof. De Mello – la pertinence de la doctrine se limite aux cas où la personnalité juridique d’une entreprise est utilisée abusivement pour commettre des actes frauduleux. En outre, Italba n’avait pas produit de preuves de sa participation aux réunions d’actionnaires de Trigosul, de sa contribution aux pertes et profits de Trigosul ou à son capital, ni de son rôle dans la gestion de l’entreprise. Le tribunal conclut donc qu’au titre du droit uruguayen, Italba ne pouvait être considérée comme étant la propriétaire de Trigosul.

Le tribunal évalua également les revendications d’Italba quant à sa propriété de l’entreprise au titre du droit de l’État de la Floride aux États-Unis, où elle est enregistrée. La législation de la Floride exige la fourniture de certificats d’actions, l’intention de transférer les parts, et l’acceptation des parts par le bénéficiaire. Compte tenu de l’absence de preuves portant sur ces trois critères, le tribunal rejeta les arguments d’Italba.

Italba ne contrôlait pas Trigosul

L’article 1 du TBI définit les « investissements » comme des actifs détenus ou contrôlés par les investisseurs. Le tribunal reconnut que cet article étendait la protection du TBI aux investissements simplement « contrôlés » par les investisseurs. Puisque ce terme n’était pas définit dans le traité, le tribunal détermina son sens sur la base des faits de l’affaire.

Italba prétendait qu’en prenant les décisions commerciales au nom de Trigosul, en contribuant à son capital, en finançant ses opérations et en se présentant à des tiers comme étant la propriétaire de Trigosul, elle avait le « contrôle » de cette dernière. Après analyse des preuves connexes, le tribunal détermina que les arguments d’Italba se fondaient sur des éléments non concluants et contraires aux preuves documentaires déposées par ses témoins. Pour étayer ses dires, Italba fit également référence aux éventuelles coentreprises qu’elle négociait, présentant Trigosul comme sa filiale, en vue de réaliser la pleine valeur de ses investissements dans Trigosul. Mais selon le tribunal, ce seul fait n’avait aucune valeur probante.

Aussi, ayant rejeté les arguments d’Italba en faveur de sa propriété et contrôle de Trigosul, le tribunal rejeta sa compétence au titre de l’article 25 de la Convention du CIRDI. Il décida par conséquent de ne pas évaluer les autres objections à la compétence présentées par l’Uruguay.

La décision et les coûts

Le tribunal avait fait droit aux objections de l’Uruguay à la compétence. Compte tenu de l’accord des parties quant à l’application du principe du « perdant payeur », et de la discrétion du tribunal quant à la répartition des coûts au titre de l’article 61(2) de la Convention du CIRDI, le tribunal ordonna à Italba de payer ses propres frais et de rembourser à l’Uruguay l’intégralité de ses coûts. En l’absence de fondement suffisant, il rejeta la demande de l’Uruguay de se voir verser des intérêts sur ces coûts.

Remarques : le tribunal était composé de Rodrigo Oreamuno (président, nommé par les parties, du Costa Rica), de John Beechey (nommé par le demandeur, de Grande-Bretagne), et de Zachary Douglas (nommé par le défendeur, d’Australie). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw10439.pdf

Vishakha Choudhary est étudiante en Master en droit (2019) à l’Europa-Institut, Université de Saarland (Allemagne) et chercheure à la chaire du Prof. Dr. Marc Bungenberg, Directeur de l’Europa-Institut.

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