Un tribunal de la CNUDCI détermine que l’Inde a violé le TBI avec l’Allemagne dans une affaire portant sur un accord de location du spectre électromagnétique
Deutsche Telekom AG c. la République de l’Inde, Affaire CPA n° 2014-10
Un tribunal de la CNUDCI rejeta les objections liminaires de l’Inde et conclut que le pays avait violé la norme TJE du TBI Inde-Allemagne dans un arbitrage sous l’égide de la CPA, lancé par Deutsche Telekom AG (DT). La décision provisoire sur la responsabilité a été rendue du 13 décembre 2017.
Le contexte et les recours
Un accord portant sur la location d’une partie de la bande S du spectre électromagnétique à deux satellites (l’Accord) fut conclu le 28 janvier 2005 entre Devas Multimedia Private Limited (Devas) et l’entreprise d’État indienne Antrix Corporation Limited (Antrix). Entre 2008 et 2009, la filiale singapourienne de DT en propriété exclusive, Deutsche Telekom Asia Pte Ltd (DT Asia) acquit environ 97 millions USD d’actions dans Devas, représentant 19,62 pour cent des parts.
En avril 2004, plusieurs agences gouvernementales indiennes, notamment le ministère de la Défense, l’Organisation indienne pour la recherche spatiale (OIRS) et le département de l’Espace (DEE), commençaient à discuter de la possibilité de réserver la bande S du spectre aux fins militaires et stratégiques. Lors d’un conférence de presse en février 2011, l’OIRS et le DEE annoncèrent leur décision de mettre un terme à l’Accord. Le 16 février 2011, le secrétariat du DEE envoya au Comité du cabinet sur la sécurité (CCS), la plus haute instance de décision, une note recommandant la résiliation de l’Accord. Le lendemain, sur la base de cette note, le CCE décida que « compte tenu de la politique visant à ne pas céder à Antrix de créneau orbital en bande S pour ses activités commerciales, l’Accord… prend fin immédiatement » (Décision du CCS).
Dans le cadre de l’arbitrage, lancé le 2 septembre 2013, DT arguait que l’Inde avait illégalement répudié l’Accord pour des raisons commerciales et des considérations politiques découlant de certaines allégations de corruption à l’encontre des autorités spatiales indiennes. Selon DT, la conduite de l’Inde violait les normes du TBI sur l’expropriation et le TJE.
À son tour, l’Inde argua avoir informé Antrix de la résiliation de l’Accord pour des raisons liées à ses intérêts essentiels de sécurité, et que certains problèmes liés aux critères empêchaient DT de présenter des recours à l’arbitrage : (1) le TBI ne couvre pas les investissements et les investisseurs indirects ; (2) le TBI ne protège pas les activités préinvestissements ; et (3) il contient une disposition sur les « intérêts essentiels de sécurité ».
L’investissement indirect
Le tribunal examina ce problème par le biais de deux questions : (1) le TBI exige-t-il qu’un citoyen de l’État d’origine détienne directement les actifs concernés ?, et (2) le citoyen de l’État d’origine ne détenant pas directement les actifs affectés par les mesures contestées peut-il alléguer des violations du TBI ?
Le tribunal détermina que la définition de « l’investissement » dans le TBI ne contenait pas d’obligation concernant la propriété directe. La disposition exige que les actifs pertinents soient « investis » sans préciser que ceux-ci doivent être investis directement. En l’absence de précision dans la disposition quant à la nature directe ou indirecte des investissements, le tribunal interpréta les termes « investissement » et « investis » conformément à l’article 31(1) CVDT, en tenant compte du sens ordinaire, du contexte et du but et de l’objet du traité. Il s’appuya également sur les affaires Guaracachi c. la Bolivie et Siemens c. l’Argentine, qui conclurent qu’une définition sans réserve de « l’investissement » inclue les investissements indirects par l’acquisition de parts.
Le tribunal s’intéressa également à la définition de « l’investisseur ». Pour être considéré comme un investisseur, un citoyen ou une entreprise de l’État d’origine doit, d’abord, « avoir réalisé » ou être en train de « réaliser » un investissement, et, ensuite, cet investissement doit se trouver dans le territoire de l’État hôte. Le tribunal s’appuya sur l’affaire CEMEX c. le Venezuela pour affirmer que les tribunaux d’investissement ont toujours refusé d’interpréter la référence au territoire de l’État d’accueil comme une prescription de propriété directe des actifs constitutifs de l’investissement.
D’après le tribunal, l’argument de l’Inde selon lequel la définition de « l’investissement » donne aux actionnaires directs la possibilité de présenter un recours en expropriation, et exclut donc les actionnaires indirects d’une telle possibilité, n’est pas soutenu par le libellé du TBI. Les arbitres soulignèrent que DT ne s’était pas présenté comme la bénéficiaire des protections dues à ses filiales ; au contraire elle réclamait les pertes qu’elle avait elle-même subi suite aux supposées violations du TBI par l’Inde. Aussi, le tribunal conclut que le TBI ne pouvait être interprété comme restreignant le droit des actionnaires à présenter un recours pour leur propre compte.
Les activités préinvestissements
L’Inde affirmait que les activités de DT en Inde étaient encore en phase préinvestissement, puisque DT n’avait pas obtenu les approbations gouvernementales requises, notamment la licence de Planification et de coordination hertzienne (PCH), et que les parts de Devas n’étaient pas un investissement pertinent, puisque l’Inde ne les avait pas expropriées, ni empêché les actionnaires de gérer l’entreprise.
Si le tribunal convint que les parts dans Devas ne devaient pas nécessairement être vues comme un investissement indépendant des activités de l’entreprise, il considéra que DT avait contribué à l’obtention des parts indirectes dans Devas par d’importantes ressources financières, et que ces contributions en fonds propres étaient des investissements protégés au titre de l’article 1(b)(ii) du TBI. Le tribunal détermina que si Devas n’avait pas obtenu la licence PCH, la définition de « l’investissement » dans le TBI ne pouvait être restreinte aux entreprises en activité détenant toutes les autorisations pertinentes pour mener à bien leurs activités.
Les intérêts essentiels de sécurité
Le tribunal détermina en premier lieu que l’article 12 du TBI, qui contient la disposition relative aux intérêts essentiels de sécurité, doit être interprété indépendamment, sans y inclure d’exigences du droit international coutumier relatives à la défense fondée sur l’état de nécessité et qui n’existent pas dans le texte du traité. Il ne considérait pas que l’article 12 se limitait aux situations d’urgence, ou que l’État devait prouver qu’une mesure était la « seule » disponible, ou que la mesure n’avait pas contribué à la situation de nécessité.
L’article 12 prévoit les conditions suivantes : (1) une partie contractante doit appliquer une interdiction ou une restriction, (2) pour la protection des « intérêts essentiels de sécurité » de l’État, et (3) « dans la mesure nécessaire pour » une telle protection.
La décision du CCS déterminait que l’Inde n’était pas en mesure de céder un créneau de la bande S du spectre électromagnétique à Antrix à des fins commerciales, et donc que l’Accord devait être annulé. Aussi, s’agissant de la première condition, le tribunal fut d’avis que la mesure contestée était une interdiction et une restriction.
Le tribunal remarqua que si le CCS avait récupéré la bande S attribuée à Devas-Antrix, rien n’indiquait que le CCS l’avait alloué à des fins militaires ou l’avait réservé pour les intérêts de sécurité. Il remarqua également que la mention de besoins « stratégiques » et « sociétaux » est récurrente dans la majorité des documents ayant donné lieu à la Décision du CCS, et ces besoins sont presque invariablement présentés conjointement. Si les soi-disant « besoins stratégiques » mis en avant par les forces armées, ainsi que les intérêts nationaux de sécurité mis en avant par les agences internes de sécurité, pourraient remplir la deuxième condition relative aux intérêts essentiels de sécurité, le tribunal conclut qu’aucune interprétation raisonnable de l’article 12 du TBI ne pourrait inclure les autres « intérêts sociétaux » tels que le suivi des trains, la gestion des catastrophes, la télé-éducation, la télésanté et les communications rurales, sans fausser le sens ordinaire de l’expression « intérêts essentiels de sécurité ».
Selon le tribunal, pour invoquer avec succès l’article 12, il faut pouvoir démontrer l’existence d’une gamme d’intérêts plus restreinte, ce que l’Inde n’a pas fait.
Violation de la norme TJE ; les autres recours sont rejetés
Le tribunal détermina que la décision d’annuler l’Accord était arbitraire et injustifiée, puisqu’elle n’était manifestement pas fondée sur des faits mais sur des allégations dénuées de fondement, et résultait d’un processus faussé. Il conclut que la résiliation précipitée de l’Accord, qui entraina toutes les actions subséquentes, suite à des articles de presse faisant état de corruption, avait été prise sans aucune preuve documentaire, fondement solide ou trace. En outre, le tribunal conclut que les faits survenus après la résiliation corroboraient la conclusion selon laquelle il n’existait aucun besoin militaire qui soit incompatible avec l’Accord.
Même s’il existait des preuves de besoins militaires ou sociétaux incompatibles avec l’Accord, le tribunal considéra que l’Inde auraient dû soulever les problèmes identifiés dans l’Accord avec Devas ou DT. Il considéra que Devas ou DT n’avaient EU, à aucun moment après que l’Inde ait conclu que l’Accord devait être annulé, la possibilité d’expliquer, d’aborder ou de répondre aux préoccupations soulevées. Aussi, il considéra que la conduite de l’Inde violait la norme du TJE à plusieurs égards.
S’agissant des recours fondés sur l’expropriation et la protection et la sécurité intégrales, le tribunal choisit de s’abstenir de les examiner, dans un soucis d’économie judiciaire, puisque leur conclusion ne changerait pas les résultats du différend s’agissant de la quantification des dommages.
La décision et les coûts
Le tribunal détermina qu’il avait compétence sur l’affaire et que l’Inde avait violé la norme TJE au titre de l’article 3(2) du TBI. Il prendra les mesures nécessaires pour déterminer le quantum et conclure la procédure.
L’Inde a contesté la décision provisoire auprès du Tribunal fédéral suisse, la cour de supervision de l’arbitrage, arguant que le tribunal n’avait pas compétence sur l’affaire pour les mêmes trois raisons que celles invoquées plus tôt. Dans une décision du 11 décembre 2018, le Tribunal fédéral rejetait ces arguments ainsi que la demande en annulation de l’Inde par une majorité de trois voix contre deux.
Remarques : le tribunal était composé de Gabrielle Kaufmann-Kohler (présidente, de nationalité suisse), de Daniel M. Price (nommé par le demandeur, de nationalité étasunienne) et de Brigitte Stern (nommée par le défendeur, de nationalité française). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/cases/2275
Trishna Menon est associée chez Clarus Law Associates, New Delhi, en Inde.