Un tribunal du CIRDI estime que la Hongrie est en violation de la clause d’expropriation du TBI France-Hongrie
UP et C.D. Holding Internationale c. la Hongrie, Affaire CIRDI n° No. ARB/13/35
Dans une décision rendue le 9 octobre 2018, un tribunal CIRDI concluait son examen des recours présentés par deux entreprises françaises : UP (anciennement Le Chèque Déjeuner, une coopérative) et C.D. Holding Internationale, une filiale d’UP en propriété exclusive. Le tribunal a retenu le recours pour expropriation indirecte au titre du TBI France-Hongrie, accordant aux demandeurs une indemnisation d’environ 23 millions d’euros.
Le contexte et les recours
Le différend portait sur certaines réformes juridiques et fiscales ayant affecté l’activité commerciale des demandeurs : ils vendaient des bons de complément de salaire à des employeurs qui les octroient à leurs employés dans le cadre de leur rémunération. Ceux-ci pouvaient ainsi utiliser ces bons pour acheter des biens et services auprès de différentes entreprises adhérentes.
Les investisseurs entrèrent sur le marché hongrois par le biais de leur filiale en propriété exclusive, Le Chèque Déjeuner Kft (CD Hongrie), en 1996, et commencèrent par opérer dans le secteur des bons repas, notamment les bons « repas froid » pouvant être utilisés dans les supermarchés et les épiceries, et les bons « repas chaud » pouvant être utilisés dans les restaurants.
En 2011, la Hongrie créa deux types de bons pour des avantages en nature : (1) les cartes SZÉP, la version dématérialisée des bons papier, pouvant être utilisées pour différentes marchandises, notamment les « repas chauds » et (2) les bons Erzsébet pouvant être utilisés pour acheter des « repas froids » (et éventuellement des « repas chauds » également). Les investisseurs n’ont pas remplit les prescriptions juridiques pour émettre des cartes SZÉP. Les bons Erzsébet ne pouvaient être émis que par l’entité gouvernementale Magyar Nemzeti Üdülési Alapitvany (MNUA).
D’après les demandeurs, les cartes SZÉP et les bons Erzsébet bénéficiaient de taux fiscaux inférieurs aux bons émis par les demandeurs, ce qui rendait leurs bons moins compétitifs aux yeux des employeurs. Les parts de marchés et les bénéfices de CD Hongrie chutèrent, et l’entreprise dut mettre fin à ses opérations en 2013. Les demandeurs arguèrent que ces réformes donnèrent lieu à l’expropriation de leur investissement et violaient l’obligation TJE de la Hongrie au titre du TBI France-Hongrie.
La décision de la CJUE dans l’affaire Achmea ne s’applique pas aux affaires CIRDI
Dans sa décision du 4 mars 2018 dans l’affaire Achmea, la CJUE soutenait qu’un accord international conclu entre les États membres de l’Union européenne et permettant à l’investisseur d’un État membre de présenter un recours contre un autre État membre était contraire au droit européen. La Hongrie s’appuya sur cette décision pour affirmer que le tribunal n’avait pas compétence sur l’affaire. Le pays arguait qu’il n’était plus lié par la Convention du CIRDI puisque la décision de l’affaire Achmea rendait le mécanisme de règlement des différends du CIRDI contraire au droit européen.
Le tribunal rejeta cet argument et affirma que la décision de l’affaire Achmea s’éloignait de la présente affaire en plusieurs points, et n’affectait donc pas la compétence du tribunal.
D’abord, la compétence du tribunal s’appuyait sur la Convention CIRDI, c’est-à-dire un traité multilatéral de droit public international. En tant que tel, il relevait du contexte du droit public international, et non pas d’un contexte national ou régional.
Ensuite, le tribunal indiqua que la décision de l’affaire Achmea s’appuyait sur certains aspects qui étaient absents de la présente affaire. Le droit applicable à la procédure d’arbitrage de l’affaire Achmea était le droit allemand, tandis qu’en l’espèce, c’était la Convention et le Règlement d’arbitrage du CIRDI qui s’appliquaient. Par ailleurs, l’examen juridique de la décision de l’affaire Achmea relevait de la compétence des tribunaux allemands, qui l’exerçaient, tandis que l’examen juridique de la décision de la présente affaire ne pouvait relever que de la procédure en annulation prévue par la Convention du CIRDI. De plus, la décision de l’affaire Achmea s’expliquait par le fait que la Cour fédérale allemande avait soumis des questions préliminaires à la CJUE.
Le tribunal observa également que la décision de l’affaire Achmea ne faisait pas référence à la Convention du CIRDI ou à l’arbitrage en son sein. Il remarqua ensuite que le droit européen ne contenait aucune règle indiquant que les obligations au titre de la Convention du CIRDI étaient contraires au droit européen, ou qu’elles s’étaient éteintes ou avaient été remplacées au moment de l’accession de la Hongrie à l’Union européenne. Le tribunal estima également que la Hongrie n’avait pas réussi à démontrer son prétendu retrait implicite de la Convention du CIRDI et que, dans tous les cas, toute dénonciation de la Convention du CIRDI ne pouvait avoir pour effet le retrait rétroactif du consentement de la Hongrie à l’arbitrage.
La Hongrie a indirectement exproprié l’investissement des demandeurs
Le tribunal rejeta l’argument de la Hongrie selon lequel la totalité du recours des demandeurs s’appuyait sur leur perte de rentabilité économique. Au contraire, il estima que leur requête se fondait sur l’expropriation indirecte de leur participation dans CD Hongrie par le biais de la dépossession de la valeur économique de cette participation. Il observa en outre que la perte de valeur économique de participations du fait des mesures d’un État pouvait être considérée comme une expropriation indirecte.
Selon le tribunal, il convenait d’examiner si les mesures contestées avaient EU, conjointement, pour effet de déposséder les demandeurs de leur investissement. Il compara la valeur économique de leur participation avant les réformes, à sa valeur après l’adoption des mesures, dans le but de déterminer l’étendue de la dépossession de leur valeur économique par les réformes de la Hongrie.
Suite à son analyse, le tribunal conclut que la Hongrie était consciente de la situation et avait intentionnellement fait en sorte que seules trois banques hongroises, et aucune autre entreprise, ne répondent aux prescriptions portant sur l’émission des cartes SZÉP. Il conclut en outre que la Hongrie avait créé un différentiel fiscal en faveur des cartes SZÉP et des bons Erzsébet, qui désavantageait CD Hongrie. Le tribunal considéra qu’il était inutile de déterminer si les demandeurs avaient été dépossédés de leur investissement du seul fait du traitement fiscal, puisque cette dépossession était une conséquence du paquet de mesures adoptées par la Hongrie (les cartes SZÉP, les bons Erzsébet et les avantages fiscaux).
Prenant note des déclarations du parlement hongrois, le tribunal conclut que la Hongrie avait intentionnellement créé un monopole d’État et évincé CD Hongrie du marché des bons repas, ou avait à tout le moins conscience des effets que ses réformes auraient, à savoir que personne ne continuerait d’acheter les bons repas de CD Hongrie.
Le tribunal détermina au final que la Hongrie avait dépossédé les demandeurs de leur investissement puisque les réformes entrainèrent la perte substantielle de valeur économique de CD Hongrie.
Ensuite, le tribunal examina si la dépossession de l’investissement des demandeurs avait été réalisée dans un but conforme à la loi. Le TBI prévoit qu’une expropriation peut être autorisée pour des « motifs de nécessité publique ». Le tribunal conclut toutefois que l’objet des réformes était d’évincer les étrangers du marché hongrois des bons repas, et qu’elles visaient délibérément l’investissement des demandeurs ; il conclut donc que l’expropriation de l’investissement des demandeurs n’avais pas été effectuée dans un but d’intérêt public.
Le tribunal détermina que la Hongrie avait violé ses obligations en matière d’expropriation indirecte. Il refusa d’examiner le recours TJE, arguant en faveur de l’efficacité procédurale.
Les dommages
Le tribunal rejeta l’argument de la Hongrie selon lequel la règle relative à l’indemnisation en cas d’expropriation telle que prévue à l’article 5(2) du TBI s’applique aux expropriations régulières et abusives. Il estima que la règle relative à l’indemnisation du TBI ne s’appliquait qu’aux mesures régulières, et que le droit international coutumier régissait l’évaluation des dommages en cas d’expropriation abusive.
Puisqu’il avait déterminé que la Hongrie avait indirectement exproprié la participation des demandeurs dans CD Hongrie, en violation de l’article 5(2) du TBI, le tribunal accorda aux demandeurs des dommages d’un montant de 23 196 000 millions d’euros. La Hongrie fut également condamnée à payer 75 pour cent des frais juridiques et autres des demandeurs, plus intérêts au taux Euribor plus 6,01 pour cent, composés annuellement sur les deux montants.
Remarques : le tribunal était composé de Karl-Heinz Böckstiegel (président nommé par les parties, de nationalité allemande), de L. Yves Fortier (nommé par les demandeurs, de nationalité canadienne) et de Daniel Bethlehem (nommé par le défendeur, de nationalité britannique). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw10075.pdf
Sarthak Malhotra est un avocat indien basé à New Delhi, en Inde.