Le retrait du consentement à l’arbitrage investisseur-État et l’extinction des traités d’investissement
1. Le RDIE et la situation actuelle
Il est de plus en plus difficile de justifier le règlement des différends investisseur-État (RDIE). Même les gouvernements qui étaient parmi ses plus fervents soutiens – tels que les États membres de l’Union européenne et les États-Unis – changent maintenant de cap. Les gouvernements et autres parties-prenantes ont pointé du doigt toute une série de problèmes dans le RDIE, notamment :
- L’absence d’uniformité et de cohérence dans l’interprétation du droit,
- Sa nature asymétrique, les implications du régime d’incitations des avocats et des arbitres, et les effets subséquents sur le développement du droit,
- L’absence de (mécanisme garantissant l’) indépendance et l’impartialité des arbitres et des institutions arbitrales,
- La capacité limitée de parties concernées et affectées par les différends à participer activement aux arbitrages,
- Les moyens limités permettant de contester les décisions fondées sur des erreurs de faits ou de droit, ou pour leur incohérence avec la politique publique,
- Les moyens limités d’évaluation publique et de contrôle des accords de règlement amiable.
En outre, lorsqu’il est couplé aux normes de fond qu’il protège, l’efficacité du RDIE en tant qu’outil politique est de plus en plus contestée puisqu’il n’existe aucune preuve empirique de résultats positifs. Un article important, récemment publié par l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), remarquait que les données peu concluantes ne permettaient pas de déterminer que les Accords internationaux d’investissement (AII) donnent lieu à une augmentation de l’Investissement étranger direct (IED), et encore moins que l’IED influencé par les AII a des retombées positives pour les pays d’accueil et d’origine. Ces données ne permettent pas non plus d’affirmer que les AII contribuent à la dépolitisation des différends ou à l’amélioration des institutions nationales[1].
Les États et autres parties-prenantes sont également de plus en plus conscients de la nécessité de concevoir des politiques adaptées visant à encourager certains types d’investissements qui permettront de maximiser leur capacité à réaliser les Objectifs du développement durable (ODD), ce qui peut également impliquer de décourager les investissements peu respectueux de l’environnement, des structures sociales, des individus ou de l’économie de l’État hôte.
Les AII et le RDIE sont de solides outils de protection de l’investissement, mais ils ne traitent pas l’investissement étranger, et encore moins l’IED, avec autant de subtilité ou à cette fin. Ils protègent tous les investisseurs et investissements couverts, quels que soient les motivations des investisseurs, sans savoir si cette protection est pertinente pour ce qui est de la décision d’investir ou si les investissements contribuent (ou non) à la réalisation des ODD. Aussi, en tant qu’outils de gouvernance, le RDIE et les AII d’ancienne génération sont à la fois inefficaces, puisqu’ils offrent des avantages superflus et coûteux, et malavisés, puisqu’ils ont le potentiel de saper les politiques visant à garantir un investissement étranger durable. En bref, ils sont complètement inadaptés aux réalités modernes.
2. Les obstacles à une réforme opportune et significative
La prise de conscience et le mécontentement croissants à l’égard des normes de fond des AII et du RDIE ont suscité la nécessité d’établir une nouvelle voie à suivre dans l’élaboration de politiques internationales d’investissement. Des processus de réforme sont maintenant en cours aux échelons national, bilatéral et multilatéral, et certaines initiatives, comme celle de la Commission des Nations Unies sur le droit commercial international (CNUDCI) sont prometteuses. L’on ne sait cependant toujours pas si ces efforts régleront efficacement les problèmes à l’origine de ce mécontentement, et, s’ils y parviennent, combien de temps cela prendra.
La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a catalogué différentes manières de régler les problèmes découlant des AII d’ancienne génération, notamment par le biais d’interprétations de traités, d’amendements, de remplacement, de consolidation ou d’extinction[2]. Chacune de ces options présente des avantages et des inconvénients, notamment pour ce qui est de la facilité de mise en œuvre et de l’efficacité[3]. L’un des principaux obstacles à la réforme est la nature et le nombre d’accords. Ils se comptent par milliers, et il n’est pas rare qu’un pays individuel soit Partie à de très nombreux accords bilatéraux. Le fait d’amender ou d’interpréter un traité au cas-par-cas est chronophage et il est souvent très difficile de tomber d’accord avec les parties à un traité.
L’une des voies possibles consiste à adopter un nouvel instrument plurilatéral ou multilatéral dans le but de réformer plusieurs traités à la fois. C’est d’ailleurs l’idée à l’origine de la Convention de Maurice sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et États fondé sur des traités, élaborée au sein de la CNUDCI. Bien que la Convention de Maurice reflète une stratégie prometteuse, elle fait également la lumière sur les difficultés. Au 1er mars 2018, soit huit ans après le lancement de la réforme sur la transparence par la CNUDCI, la Convention comptait trois parties[4]. Ce délai, couplé au fait que la réforme n’ait porté que sur la question relativement limitée de la transparence, laisse à penser qu’il faudra des années, voire des décennies, pour apporter des changements profonds et plus larges aux AII et au RDIE.
Certains États préfèrent passer par la création d’un tribunal bilatéral ou multilatéral des investissements (éventuellement par le biais de la procédure CNUDCI). L’on ne sait toutefois toujours pas si un instrument multilatéral fera l’objet d’un accord dans le cadre de la CNUDCI ou ailleurs, et, le cas échéant, s’il réglera efficacement les problèmes identifiés ou s’il entrainera des conséquences imprévues du fait de l’institutionnalisation accrue de normes de fond problématiques. En outre, il faudra peut-être attendre des décennies avant que ce tribunal ne soit établi et puisse recevoir des plaintes.
S’il est encourageant de voir certains pays s’engager sérieusement sur le chemin de la réforme, les processus de réforme en cours et toute mesure politique en découlant restent incertains et pourraient prendre du temps. D’ici là, les États continueront d’assumer les risques injustifiés liés au système défectueux du RDIE.
Compte tenu de ces problèmes, nous suggérons aux gouvernements désireux de réformer le système deux actions à court-terme permettant de régler les préoccupations bien connues et relatives au système actuel du RDIE, en parallèle des travaux à plus long-terme qu’il mènent au sein de la CNUDCI ou ailleurs, sur de nouveaux modèles et approches. Ces deux alternatives pragmatiques à court termes sont : (1) le retrait du consentement au RDIE et (2) l’extinction des traités d’investissement[5]. Nous présentons ci-après les avantages et inconvénients de chacune, mettant l’accent sur la faisabilité juridique et pratique.
3. Le retrait du consentement à l’arbitrage investisseur-État
Le retrait du consentement à l’arbitrage investisseur-État pourrait s’avérer être une mesure controversée, mais elle contribuerait à répondre aux préoccupations des États quant aux traités existants, tout en leur permettant de se concentrer sur le développement d’une nouvelle approche. Elle restreindrait les interprétations problématiques des normes de fond obsolètes contenues dans les AII d’ancienne génération faites par les tribunaux RDIE. En même temps, elle permettrait de refléter l’engagement d’un État envers un cadre international, car ceux-ci resteraient liés par leurs obligations au titre des traités existants. Ces obligations ne seraient cependant soumises qu’au seul règlement des différends entre États, et seraient donc moins susceptibles de donner lieu à des interprétations imprévues, contradictoires et imprévisibles des dispositions controversées. Cette mesure permettrait aussi aux États de clarifier que leur décision de suivre cette voie ne reflète pas une opposition à l’investissement étranger ou au droit international, mais au RDIE seulement, et qu’elle a été prise pour répondre de manière responsable et rapide à ce problème maintenant bien reconnu.
Les États peuvent retirer leur consentement à ce type d’arbitrage de manière unilatérale, bilatérale, plurilatérale ou multilatérale. Un instrument élaboré conjointement, que les États pourraient signer à titre individuel, pourrait permettre de réduire les messages et réactions négatifs. L’efficacité de cette option n’est pas garantie, puisque les investisseurs contesteraient probablement la légalité du retrait du consentement, et les arbitres pourraient éventuellement trancher en leur faveur. Quand bien même, le retrait du consentement pourrait créer un équilibre bienvenu entre changement et stabilité, en continuant d’offrir les protections des traités et le règlement des différends, tout en s’attaquant au RDIE alors que les efforts de réforme se poursuivent.
4. L’extinction des traités d’investissement
La deuxième possibilité pour les États consiste à mettre fin à leurs AII. Si l’extinction des traités d’investissement a peut-être prêté à controverse, elle n’est, en général, pas exceptionnelle. Une étude de 2005 constatait par exemple[6]
1 546 occurrences de résiliation et de retrait sur les 5 416 accords multilatéraux enregistrés auprès des Nations Unies entre 1945 et 2004. […] Compte tenu de ces résultats, l’étude concluait que « les dénonciations et retraits sont un élément régulier de la pratique moderne des traités, des mesures peu fréquentes mais qui ne sont guère les actes isolés ou aberrants que la sagesse populaire suggère ».
Cette option cherche à éliminer les obligations des traités d’investissement considérés comme obsolètes. Pour les États qui considèrent que les coûts de leurs traités surpassent leurs bénéfices (non-démontrés), l’extinction des AII existants est une question de bon sens politique. Elle apporterait également aux États une plus grande certitude quant à leur risque de faire face à des recours ou actions en responsabilité, et permettrait de créer de nouvelles bases sur lesquelles les États d’accueil et d’origine pourraient développer des politiques tenant compte de pratiques permettant d’attirer et de régir les investissements conformément aux ODD, et les mettre en œuvre.
Un État peut, comme certains l’ont déjà fait, indiquer à titre unilatéral son intention de mettre fin à tout ou partie de ses traités. Il peut arriver à cette fin par le biais d’accords bilatéraux, plurilatéraux ou multilatéraux. Une approche multilatérale basée sur une adoption volontaire pourrait réduire la pression sur les gouvernements mettant fin à leurs traités, leur permettant de communiquer plus clairement que leurs mesures ne visent pas les investisseurs étrangers mais le RDIE et les AII d’ancienne génération, et qu’elles sont prises en conformité et dans le respect continu du droit international.
Lorsque l’extinction prend effet, les obligations des États au titre des traités d’investissement s’éteignent, même si les États conservent certaines obligations au titre du droit international coutumier et d’autres instruments juridiques. Notons que l’efficacité de cette option peut être entravée par les clauses de survie. À moins qu’elles ne soient amendées ou biffées du traité au moment de l’extinction ou avant celle-ci, ces dispositions peuvent faire en sorte qu’un traité reste en vigueur – assujettissant les États au RDIE – pendant 10, 15, 20 ans ou plus après la date de l’extinction.
5. Les difficultés communes au retrait unilatéral du consentement et à l’extinction unilatéral
Qu’il s’agisse de retirer le consentement ou de mettre fin à un traité, dans les deux cas, l’une des difficultés portera sur la réaction des autres parties au traité. L’une des parties contractantes pourrait prétendre que le retrait du consentement au RDIE viole les obligations de l’État en question au titre du traité, ou pourrait s’opposer aux propositions visant à mettre fin au traité de manière anticipée, ou à raccourcir ou mettre fin à la clause de survie du traité. Toutefois, puisque de nombreux États ont publiquement reconnu les problèmes fondamentaux et systémiques du RDIE, il serait hypocrite de continuer d’exiger d’une partie contractante qu’elle s’expose à des recours dans le cadre d’un mécanisme largement reconnu comme étant défectueux. Pour démontrer leur bonne foi vis-à-vis des efforts de réforme, les États pourraient renoncer à objecter au retrait du consentement par leurs homologues, donner leur accord à l’extinction des AII ou convenir d’autoriser le retrait du consentement en plus d’une extinction unilatérale.
Afin de faciliter le retrait du consentement ou l’extinction, l’on pourrait élaborer un instrument à adoption volontaire sur lequel les États signataires indiqueraient qu’ils prennent l’une ou l’autre de ces mesures, ou les deux, tout en présentant les raisons de ces mesures. Dans cet instrument, un État pourrait[7] :
- Dans le cas d’un retrait de consentement, spécifier les traités concernés.
- Dans le cas d’une extinction, spécifier les traités auxquels il souhaite mettre fin en fonction de leurs conditions respectives, et les traités auxquels il souhaite mettre fin avec effet immédiat.
- Dans les deux cas, indiquer son intention de ne pas contester les efforts similaires de retrait du consentement ou d’extinction d’autres parties contractantes, et s’agissant de l’extinction, son intention de renoncer au délai de préavis ou à d’autres conditions.
- Énoncer certaines assurances, notamment les engagements à : (1) continuer de respecter les dispositions de fond du traité, telles qu’envisagées par les parties au traité, en cas de retrait du consentement, et (2) continuer d’offrir aux investisseurs et investissements étrangers le traitement prescrit par le droit international coutumier et d’autres instruments juridiques pertinents, dans le cas d’une extinction.
En ce sens, un État pourrait clarifier que le retrait du consentement ou l’extinction ne va pas à l’encontre de la coopération ou du droit international, mais est une étape nécessaire pour rendre cette coopération plus moderne et productive.
Ainsi, bien que le retrait et l’extinction pourraient tous deux être réalisés de manière unilatérale, une action coordonnée permettrait d’en renforcer l’efficacité, et d’en clarifier les implications juridiques et politiques. Pour ce faire, il serait important d’identifier un forum pour l’élaboration d’un instrument conjoint que les États pourraient signer pour réaliser l’un de ces objectifs, ou les deux. Un groupe de travail pourrait par exemple se réunir sur la question, dans le cadre des réunions de la CNUDCI, de la CNUCED ou d’un autre organe des Nations Unies.
6. Conclusion
Une réforme du RDIE est en cours dans plusieurs enceintes alors que les pays font face à un stock de milliers de traités d’investissement obsolètes, et tentent d’adapter leurs politiques d’investissement aux objectifs du développement durable. Cependant, il est possible que les processus en cours ne produisent pas de résultat significatif avant plusieurs décennies. À plus court terme, il est donc essentiel pour les États d’examiner les possibilités qui s’offrent à eux, telles que le retrait du consentement au RDIE et la résiliation, afin de gérer les risques et de répondre aux problèmes générés par les traités existants de manière responsable.
De telles mesures démontreraient un effort diligent de gouverner de manière effective et équitable, et d’avancer vers un régime économique international dans lequel les traités et leurs mécanismes de règlement des différends atteignent les résultats souhaités, donnent lieu à des décisions légitimes et ne sapent pas la coopération internationale et le développement durable.
Auteures
Lise Johnson est responsable de l’unité Droit et politique des investissements au Columbia Center on Sustainable Investment (CCSI). Jesse Coleman et Brooke Güven sont chercheurs en droit au CCSI. Cet article est extrait d’un article plus long, disponible sur http://ccsi.columbia.edu/2018/04/24/clearing-the-path-withdrawal-of-consent-and-termination-as-next-steps-for-reforming-international-investment-law
Notes
[1] Pohl, J. (2018). Societal benefits and costs of International Investment Agreements: A critical review of aspects and available empirical evidence. Documents de travail de l’OCDE sur l’investissement international, 2018/01. Paris : Publication OCDE, Paris. Tiré de http://dx.doi.org/10.1787/e5f85c3d-en ; Johnson et al. (2018). Costs and benefits of investment treaties: Practical considerations for states. Columbia Center on Sustainable Investment (CCSI) ; Bonnitcha, J. (2017). Assessing the impacts of investment treaties: Overview of the evidence. Institute international pour le développement durable (IISD). Tiré de http://www.IISD.org/library/assessing-impacts-investment-treaties-overview-evidence.
[2] Voir la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). (2017, juin). Phase 2 of IIA reform: Modernizing the existing stock of old-generation treaties. IIA Issues Note, 2. Tiré de http://UNCTAD.org/en/PublicationsLibrary/diaepcb2017d3_en.pdf.
[3] Voir les documents “rapporteurs report back” (rapports des rapporteurs) portant sur les sessions en petit groupe tenues lors de la Conférence annuelle de haut-niveau de la CNUCED sur les AII : Phase 2 de la réforme des AII (octobre 9-11 2017), disponibles sur http://investmentpolicyhub.UNCTAD.org/Pages/2017-edition-of-unctad-s-high-level-annual-iia-conference-phase-2-of-iia-reform.
[4] Voir la collection des Traités des Nations Unies, https://treaties.un.org/pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=XXII-3&chapter=22&lang=fr (au 1er mars 2018). La Convention de Maurice est entrée en vigueur en octobre 2017.
[5] Porterfield, M. C. (2014, août 14). Aron Broches et le retrait des offres unilatérales de consentement à l’arbitrage investisseur-État. Investment Treaty News, 5(3). Tiré de http://www.IISD.org/sites/default/files/publications/iisd_ITN_august_2014_fr.pdf (cet article aborde les bases juridiques du retrait du consentement ainsi que ses implications) ; Howse, R. (2017, mars 9). A short cut to pulling out of investor-state arbitration under treaties: Just say no. International Economic Law and Policy Blog. Tiré de http://worldtradelaw.typepad.com/ielpblog/2017/03/a-short-cut-to-pulling-out-of-investor-state-arbitration-under-treatiesjust-say-no.html
[6] Helfer, L. R. (2013). Terminating treaties. Dans Hollis, D. (Ed.) The Oxford guide to treaties (pp. 634–640). Oxford University Press (citant L. R. Helfer. (2005). Exiting treaties. Virginia Law Review, 91(1579), 1602-05 ; renvois internes supprimés).
[7] Voir Helfer, L. R. (2013), supra note 6.