Le récent TBI Argentine-Qatar et les défis des négociations de traités d’investissement
Après une absence de 15 ans, l’Argentine est de retour sur la scène des négociations de traités bilatéraux d’investissement (TBI), grâce à la signature d’un TBI avec le Qatar le 6 novembre 2016, et aux négociations en cours d’un TBI avec le Japon[1]. J’analyse, dans le présent article, la portée du traité Argentine-Qatar ainsi que les caractéristiques des négociations entreprises par l’Argentine[2].
1. L’histoire des TBI argentins et des différends
Entre 1990 et 2001, l’Argentine a signé 58 TBI, dont 55 sont entrés en vigueur. En général, leur contenu varie peu, et ils contiennent les éléments des TBI traditionnels. La fin du programme argentin de TBI en 2001 coïncida avec le pic de la pire crise économique de l’histoire du pays, et avec la prolifération des affaires d’arbitrages en matière d’investissement contre l’Argentine[3].
L’Argentine ressent les effets des TBI depuis les années 1990. Déjà en 1995, des investisseurs étrangers avaient obtenu l’accès, grâce à plusieurs TBI, au secteur argentin des média, au titre du traitement national[4]. Les préoccupations au sujet des TBI se sont également manifestées très tôt. Après l’enregistrement des trois premières affaires auprès du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissement (CIRDI) en 1998, le Chef du Cabinet a exprimé, devant le Congrès national, ses inquiétudes et indiqué que le ministère des Affaires étrangères avait été chargé de faire usage des voies diplomatiques pour limiter la portée des TBI[5]. En 2003, le pouvoir exécutif informa le Congrès qu’il existait plus de 50 recours au titre des TBI. La moitié d’entre eux ont été arbitrés au titre du CIRDI ou de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI), mais l’autre moitié ne s’est jamais matérialisée dans des procédures d’arbitrage, ce qui suggère l’existence d’accords de règlement[6]. L’on connait mieux les événements postérieurs à 2003 : ce sont au total 59 affaires qui ont été lancées contre le pays, la plupart portant sur des mesures prises par le gouvernement pour affronter la crise économique.
2. Entre les dispositions traditionnelles et les dispositions innovantes
Dans sa structure et son libellé, le TBI Argentine-Qatar ressemble au TBI Moldavie-Qatar de 2012[7]. En fait, 15 des 20 dispositions du traité avec l’Argentine ont le même libellé, ou un libellé similaire à celles contenues dans le traité avec la Moldavie. Bon nombre de ces dispositions ne diffèrent pas beaucoup de celles des TBI traditionnels, notamment les dispositions sur l’expropriation, l’indemnisation des pertes, les transferts, la subrogation, le refus d’accorder des avantages, l’entrée et le séjour du personnel et le règlement des différends entre États. Quant aux autres dispositions, même si elles suivent généralement celles du traité avec la Moldavie, elles présentent des différences significatives.
Le préambule fait référence au « développement durable », une nouveauté dans les traités argentins. La définition de « l’investisseur » suit celle du traité avec la Moldavie, sauf qu’elle exige en plus des personnes morales qu’elles soient enregistrées ou organisées, et que leur principal lieu d’activité commerciale se trouve dans le territoire de l’État d’origine (art. 1, para. 1(b)). Il prévoit également qu’une entreprise ne sera pas considérée comme un « investisseur » au titre du traité « si elle est contrôlée par des ressortissants d’un État tiers ou de l’État hôte » ou si elle ne mène pas des « activités commerciales conséquentes dans le territoire » de l’État d’origine (art. 1, para. 1(d)). D’autre part, la disposition prévoit que les personnes morales incluent les agences officielles ainsi que les fonds souverains et les fiducies, des entités qui n’étaient généralement pas incluses dans les précédents TBI argentins. La définition de « l’investissement » utilise également la définition large fondée sur les actifs contenue dans le traité avec la Moldavie, mais exige de l’investissement qu’il « implique l’engagement de ressources dans le territoire » de l’État hôte (art. 1, para. 2).
Le traité suit celui avec la Moldavie dans le sens où « il ne s’appliquera pas aux différends survenus avant l’entrée en vigueur » de l’accord, et impose une limite supplémentaire en prévoyant de ne pas s’appliquer aux différends « directement liés à des événements ou actions intervenus avant [l’entrée en vigueur], même si leurs effets se font sentir après l’entrée en vigueur de l’Accord » (art. 2, paras. 1 et 2). La disposition sur la promotion et la protection des investissements met le droit international coutumier en lien à la fois avec la norme du traitement juste et équitable (TJE) et avec la norme de la protection et la sécurité intégrales (art. 3, paras. 4 et 5).
La disposition sur le règlement des différends investisseur-État (RDIE) suit également l’approche traditionnelle du traité avec la Moldavie. Le RDIE couvre « tous les différends juridiques au titre des dispositions du présent traité, découlant directement d’un investissement » (art. 14, para. 1). La période prévue pour la tentative de règlement à l’amiable est plus courte de trois mois que les périodes de négociations des précédents TBI argentins. Si un différend ne peut être réglé à l’amiable, il peut être présenté soit a) à une cour compétente du pays hôte, b) aux mécanismes prévus par la Convention du CIRDI ou c) à « un tribunal ad hoc géré par la Cour permanente d’arbitrage » (CPA) (art. 14, para. 2). Malgré les diverses critiques de l’Argentine à l’encontre du CIRDI formulées dans différents arbitrages, le traité conserve parmi les voies possibles l’arbitrage au titre du CIRDI. La référence à la CPA est toutefois une nouveauté pour les TBI argentins, et suggère que l’Argentine commence à considérer la CPA comme une alternative au CIRDI.
Il est possible que plusieurs dispositions aient été incluses à la demande de l’Argentine puisqu’elles ne figurent pas dans le traité avec la Moldavie, telles que l’article sur le droit de réglementer (art. 10), le respect des lois de l’État hôte (art. 11), la responsabilité sociale des entreprises (RSE) (art. 12), les mesures de sécurité (art. 13) et la contestation des arbitres (art. 16). Les dispositions relatives au droit de réglementer et aux mesures de sécurité reflètent des points essentiels de la plupart des différends impliquant l’Argentine, et représentent donc une amélioration par rapport aux anciens TBI argentins.
L’article relatif au respect des lois de l’État hôte figure parmi les principales innovations du TBI. Il prévoit que « [l]es parties contractantes reconnaissent que les investisseurs et leurs investissements doivent respecter les lois de la partie contractante hôte s’agissant de la gestion et du fonctionnement d’un investissement » (art. 11). Par ailleurs, la disposition sur le RDIE ne précise pas que seul « l’investisseur concerné » peut soumettre un différend aux diverses voies mentionnées dans la disposition (alors que cette exigence apparait dans le traité avec la Moldavie) ; elle stipule au contraire que « le différend peut être soumis », sans préciser que l’investisseur doit nécessairement être le demandeur. L’interaction de ces deux dispositions suggère que l’État hôte pourrait lancer un arbitrage contre les investisseurs étrangers qui ne respectent pas leurs lois.
Les améliorations dans les autres dispositions sont plus limitées, par exemple dans la disposition relative aux arbitres, à la RSE, et les dispositions de type « plus favorable »[8]. Il s’agit d’une variation d’une clause du même type incluse dans le traité avec la Moldavie. La clause relative au traitement de la Nation la plus favorisée (NPF) ne peut être utilisée pour invoquer des dispositions relatives au RDIE incluses dans des traités signés avant l’entrée en vigueur du TBI. Mais elle aurait tout de même pu préciser qu’elle ne pouvait être utilisée pour invoquer des dispositions relatives au RDIE incluses dans n’importe quel autre traité, puisqu’il s’agit là de la position que l’Argentine adopte systématiquement devant les tribunaux arbitraux.
3. Les perspectives d’avenir
Le portefeuille argentin de 52 TBI comportant le RDIE en vigueur, son historique de 59 affaires d’arbitrage en tant qu’État défendeur, associés à l’importance cruciale actuelle des investissements étrangers pour l’Argentine ont certainement des conséquences sur les négociations de nouveaux TBI, et creuse l’écart entre la situation de l’Argentine et celles d’autres pays en développement. Les négociations récentes avec le Japon et le Qatar ont également été marquées par le fait que les homologues de l’Argentine ont conditionné leurs nouveaux investissements dans le pays à la conclusion de TBI[9].
Reste maintenant à voir comment le Congrès national réagira face au nouveau TBI. À l’heure où j’écris ces lignes, ce dernier n’a pas encore été envoyé au Congrès pour approbation, condition nécessaire à son entrée en vigueur. Nombreux sont les membres du Congrès qui se sont dits préoccupés par l’arbitrage au titre du CIRDI lors des discussions sur la loi relative au partenariats public-privé (PPP) en novembre 2016[10].
Il serait utile, comme l’ont fait plusieurs pays en développement et développés, de mener en Argentine un débat public avec les différentes parties-prenantes sur la politique nationale relative à la promotion et la protection des investissements étrangers. Il pourrait également s’avérer utile de disposer d’un modèle de TBI codifiant la position de longue date de l’Argentine en matière de différends. À ce propos, il est intéressant de noter que l’Argentine disposait de son propre modèle de TBI au début des années 1990, et qu’en 2010 elle travaillait sur un nouveau modèle[11]. Afin de mettre en place des mécanismes plus évolués et efficaces pour la promotion et la protection des investissements étrangers, en plus d’avoir des négociateurs hautement qualifiés et expérimentés, il est également nécessaire de compter avec la volonté politique des deux parties aux négociations.
Auteur
Facundo Pérez-Aznar est titulaire d’un doctorat en droit international du Graduate Institute of International and Development Studies de Genève. Il est professeur associé de droit économique international dans le cadre du Master en relations internationales de l’Université de Buenos Aires, et chercheur senior au Graduate Institute.
Notes
[1] Pérez-Aznar, F. (2016, 14 novembre). Argentina is back in the BIT negotiation arena. Investment Claims. Tiré de http://oxia.ouplaw.com/page/argentina-bit.
[2] Le texte du traité est disponible en anglais, en arabe et en espagnol sur http://investmentpolicyhub.UNCTAD.org/IIA/country/8/treaty/3706.
[3] Pérez-Aznar, F. (2016) Bilateral investment treaty overview — Argentina. Investment Claims. Tiré de http://oxia.ouplaw.com/view/10.1093/law:iic/ov-ar.document.1/law-iic-ov-ar?rskey=pVMqRw&result=1&prd=IC.
[4] Voir République d’Argentine. (1995, 4 avril). Comité Federal de Radiodifusión, Resolución 350/1995, 27 mars1995. Boletín Oficial, No. 28117, p. 41. Tiré de https://www.boletinoficial.gob.ar/#!DetalleNorma/7149988/19950404.
[5] Informe del Jefe de Gabinete de Ministros ante el Honorable Congreso de la Nación, Ing. Jorge Rodriguez, Informe No. 29, 30 septembre 1998, p. 87. Tiré de http://tmp.jgm.gov.ar en février 2016.
[6] La liste, communiquée en 2003, des recours au titre des TBI qui n’ont pas atteint la phase de l’arbitrage incluait des recours au titre de TBI entre l’Argentine et les États-Unis (impliquant les entreprises suivantes : Chubb/Federal Insurance Company, Cobra Instalaciones, Edeersa, Federal Express Corporation, First Energy, Weather, et Union Company of California & Unocal Corporation), l’Espagne (impliquant Abengoa SA et Teyma Abengoa SA, Acesa Infraestructuras SA, et Carsa/Prisa), l’Italie (impliquant Telecom Italia, Torno SPA, et Societa Italiana per il Gas S.P.A.), le Royaume-Uni (impliquant United Utilities International Limited et British A. Tobacco), la Suisse (impliquant ASA Investment), les Pays-Bas (impliquant Boskalis/Ballast), la Russie (impliquant Frigorífico Victor AVSA), le Chili (impliquant Gasatacama), l’Allemagne (impliquant Hierros S.A.), le Canada (impliquant Petrolera Río Alto), la Suède (impliquant Skanska), la Belgique/le Luxembourg (impliquant Tractebel) et au titre des TBI Argentine-Espagne et Argentine-Allemagne (un recours portant sur la centrale nucléaire Atucha II). Informe del Jefe de Gabinete de Ministros Dr. Alberto Fernández a la Honorable Cámara de Senadores de la Nación, Informe No. 57, 25 juin 2003. Tiré de http://tmp.jgm.gov.ar en février 2016.
[7] Accord entre le Gouvernement de la République de Moldavie et le Gouvernement de l’État du Qatar pour la promotion et la protection réciproques des investissements, 10 décembre 2012. Tiré de http://investmentpolicyhub.UNCTAD.org/Download/TreatyFile/2012.
[8] Peterson, L. E. (2016, 13 décembre). Analysis: A look inside Argentina’s first new bilateral investment treaty in 15 years. IAReporter. Tiré de https://www.iareporter.com/articles/analysis-a-look-inside-argentinas-first-new-bilateral-investment-treaty-in-15-years.
[9] Kanenguiser, M. (2016, 1 juillet). Japón quiere invertir hasta US$ 9000 millones en la Argentina en los próximos tres años. La Nación. Tiré de http://www.lanacion.com.ar/1914450-japon-quiere-invertir-hasta-us-9000-millones-en-la-argentina-en-los-proximos-tres-anos ; La Política Online. (2016, 26 juillet). Macri con el Emir de Qatar. Tiré de http://www.lapoliticaonline.com/nota/99246-macri-con-el-emir-de-qatar.
[10] Sued, G. (2016, 2 novembre). El oficialismo hizo concesiones y destrabó el proyecto de aporte privado a la obra pública. La Nación. Tiré de http://www.lanacion.com.ar/1952537-el-oficialismo-hizo-concesiones-y-destrabo-el-proyecto-de-aporte-privado-a-la-obra-publica.
[11] Informe del Jefe de Gabinete de Ministros a la Honorable Cámara de Diputados de la Nación, Dr. Aníbal Fernandez, Informe No. 78, septembre 2010, p. 518. Tiré de http://tmp.jgm.gov.ar en février 2016.