Les États membres de l’UE peuvent-ils encore négocier des TBI avec des pays tiers ?
Depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en 2009, l’investissement étranger direct (IED) relève de la politique commerciale commune de l’Union européenne, et à ce titre, il est passé sous la compétence exclusive de l’Union européenne[1]. Ce transfert de compétence se reflète dans les négociations des accords internationaux d’investissement (AII) que la Commission européenne mène avec différents pays, notamment des économies majeures comme la Chine et les États-Unis. Dans ce contexte, les pays tiers pourraient être surpris s’ils sont invités par un État membre individuel de l’UE à lancer des négociations en vue de conclure un traité bilatéral d’investissement (TBI). Le droit européen autorise-t-il les États membres à lancer des négociations en vue de conclure un TBI ?
Seule l’Union européenne peut légiférer et adopter des mesures juridiquement contraignantes dans des domaines relevant de sa compétence exclusive. Les États membres de l’Union peuvent le faire seulement si l’Union européenne leurs en donne le droit[2]. Aussi, c’est à l’Union européenne de décider s’il convient d’autoriser ses États membres à conclure des traités internationaux dans les domaines de compétence exclusive de l’UE. Cette « restitution de compétence » est généralement mise en place par le biais d’une loi secondaire de l’Union (par exemple une réglementation) et souvent aux fins d’établir des procédures temporaires dans des domaines dans lesquels l’UE a récemment acquis la compétence exclusive[3].
S’agissant du transfert de compétence dans le domaine de l’IED, le Règlement européen 1219/2012[4] régit deux aspects des procédures temporaires. Il examine le statut des TBI des États membres existants avant l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne au regard du droit européen, et autorise les États membres à modifier les TBI existants ou à en conclure de nouveaux avec les pays tiers à condition que les modalités, les conditions et les procédures établies par le règlement soient respectées (art. 1, para. 1). Soulignons que lorsqu’ils souhaitent ouvrir des négociations ou signer un TBI, les États membres doivent obtenir l’autorisation de la Commission européenne.
Le règlement 1219/2012 : les règles de l’autorisation requise et les motifs de refus
D’abord, si un État membre souhaite ouvrir des négociations avec un pays tiers en vue de conclure un TBI, il doit notifier la Commission de son intention (art. 8, para. 1). L’État doit également transmettre à cette dernière tous les documents pertinents, et lui indiquer les objectifs des négociations et les dispositions à négocier (art. 8, para. 2). La Commission peut refuser l’autorisation pour quatre raisons distinctes (art. 9, para. 1) :
- si les négociations impliquent des incompatibilités avec le droit de l’Union autres que celles découlant de la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres ;
- si les négociations sont superflues, étant donné que la Commission a présenté ou a décidé de présenter une recommandation en vue de l’ouverture de négociations avec le pays tiers concerné ;
- si les négociations sont incompatibles avec les principes et les objectifs de l’Union en matière d’action extérieure ;
- si les négociations constituent un obstacle sérieux à la négociation ou à la conclusion, par l’Union, d’AII avec des pays tiers.
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Incompatibilité avec le droit de l’Union
Le premier motif cherche à faire en sorte que l’adoption et donc l’application des TBI des États membres n’entrainent pas une violation du droit européen. Des incompatibilités découlant des TBI des États membres en vigueur avant 2009 sont apparues dans plusieurs domaines fondamentaux du droit européen. Par exemple, des dispositions de TBI relatives au libre transfert des fonds liés aux investissements ne contenant aucune exception sont incompatibles avec le droit européen, puisque le droit primaire de l’UE prévoit des exceptions (considérant 4)[5]. La Cour européenne de justice (CEJ) a confirmé cette incompatibilité en 2007[6]. Des incompatibilités peuvent également apparaitre au sujet de l’admission et du traitement post-établissement des investissements étrangers, puisque plusieurs instruments du droit secondaire de l’UE restreignent ou limitent les droits des investisseurs étrangers d’entrer ou d’opérer sur le marché interne. Finalement, des incompatibilités peuvent découler de la nécessité de traiter de la même manière les investisseurs européens dans le marché interne et dans les pays tiers[7].
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Négociations menées par l’Union européenne
Le deuxième motif de refus d’autorisation est fondé sur l’intention par l’Union européenne elle-même d’ouvrir des négociations avec le pays tiers en question, ou si elle l’a déjà fait. Le refus d’accorder l’autorisation à un membre semble logique et nécessaire à la réalisation de l’objectif à long-terme de l’Union de remplacer tous les TBI des États membres par des AII de l’Union (considérant 6). Sans cet objectif ultime, une politique européenne globale de l’investissement est irréalisable. La Commission publie régulièrement une liste des négociations commerciales et d’investissement en cours[8].
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Incompatibilité avec les principes et les objectifs de l’Union
Ce motif vise à garantir la cohérence avec les principes et objectifs de l’Union, établis dans le droit primaire de l’UE – dans le Traité sur l’Union européenne et le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – dans le but d’orienter toute l’action extérieure de l’Union[9]. Ces principes et objectifs sont des ambitions politiques plus larges, telles que la promotion de la démocratie, de l’état de droit, des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et du développement économique, social et environnemental. Même s’il est difficile d’évaluer les TBI futurs des États membres de l’UE à la lumière de ces principes généraux, ce motif de refus souligne l’importance des principes et objectifs de l’action extérieure de l’UE, et accorde à la Commission un énorme pouvoir discrétionnaire de décision sur les autorisations.
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Un obstacle sérieux à des négociations menées par l’Union
Le quatrième motif de refus se superpose légèrement au deuxième puisque des obstacles surviendront notamment lorsque l’UE elle-même a décidé d’ouvrir des négociations avec le même pays tiers. Le degré de sérieux de l’obstacle doit être mesuré au cas par cas.
La Commission européenne peut décider d’accorder une autorisation assujettie à l’inclusion ou au contraire au retrait, en fonction des besoins, de certaines clauses des négociations et de tout éventuel accord, afin de maintenir la cohérence avec la politique de l’UE sur l’investissement ou la compatibilité avec le droit européen (art. 9, para. 2). Lorsque les négociations ont débuté, la Commission doit être tenue informée des progrès et des résultats à toutes les étapes des négociations (art. 10). Elle peut également demander à prendre part aux négociations. Avant que l’État membre ne puisse signer l’accord atteint, la Commission doit encore en être notifiée (art. 11, para. 1). Elle évalue alors le texte de l’accord sur la base des quatre critères exposés plus haut (art. 11, para. 3). Si ces critères sont respectés, la Commission donne son aval final en adoptant une loi de mise en œuvre, qui le rend contraignant[10].
Les nouveaux TBI des États membres resteront en vigueur jusqu’à ce qu’un AII conclu entre l’Union européenne et le même pays tiers n’entre éventuellement en vigueur (art. 3 et art. 11, para. 4). Les États membres doivent informer la Commission de tous les aspects de leurs TBI tout au long de leur durée d’application, notamment au sujet de toutes les réunions entre les États parties et des éventuels différends entre eux ou entre l’un des pays et un investisseur de l’autre pays (art. 13).
Ainsi, les modalités, procédures et conditions établies dans le Règlement 1219/2012 fixent clairement que, même si les États membres de l’UE peuvent encore négocier de nouveaux AII, cette possibilité est contrôlée et leur est dictée par la Commission.
Les tendances dans les négociations menées par des États membres de l’UE
Selon les chiffres de la Commission, à la mi-2016, elle avait octroyé 93 autorisations d’ouvrir de nouvelles négociations, et 41 d’ouvrir des renégociations[11]. En outre, elle a donné 16 autorisations de conclure de nouveaux accords et 21 autorisations de conclure des protocoles se rapportant aux TBI existants avec des pays tiers[11]. Lorsqu’un État membre reçoit l’autorisation, il doit notifier la Commission de la conclusion et de l’entrée en vigueur du TBI (art. 11, para. 6). Tous les 12 mois, la Commission doit publier une liste de tous les TBI signés par les États membres (art. 4, para. 1)[12].
Depuis 1959, les États membres de l’UE ont conclu 1 384 TBI avec des pays tiers[11]. Le Règlement 1219/2012 prévoit qu’à long terme, tous les TBI des États membres seront remplacés par des AII de l’UE, mais il ne fixe pas d’échéance spécifique. Le programme de négociations actuel de l’UE remplacera une partie des TBI existants des États membres. Jusqu’à présent, des négociations en vue d’un accord sur l’investissement ont été conclues avec le Canada, Singapour et le Vietnam, et d’autres sont en cours avec des pays comme l’Australie, la Chine, les États-Unis, l’Inde, l’Indonésie, le Japon et la Nouvelle-Zélande[8]. Toutefois, le remplacement de la totalité des TBI existants des États membres par des accords européens prendra du temps, et le grand nombre d’autorisations accordées montre que les États membres continuent de négocier activement des TBI. Plus récemment, la France a conclu un TBI avec la Colombie[13], et la Grèce avec les Émirats Arabes unis[14]. Pour toutes ces raisons, l’on peut s’attendre à ce que les États membres individuels de l’UE continuent de demander l’autorisation de négocier de nouveaux traités avec des pays tiers.
Auteure
Stefanie Schacherer est doctorante et assistante d’enseignement et de recherche à la faculté de droit de l’Université de Genève.
Notes
[1] Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), art. 3, para. 1, et art. 207. Tiré de http://eur-lex.europa.EU/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012E%2FTXT. La portée et le contenu précis de la compétence exclusive reste sujet à controverse.
[2] TFUE, supra note 1, art. 2, para. 1.
[3] Par exemple, lorsque l’Union européenne a acquis la compétence exclusive dans le domaine de la coopération judiciaire dans les affaires civiles, des arrangements temporaires ont été adoptés par le biais du Règlement 662/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 instituant une procédure pour la négociation et la conclusion d’accords entre les États membres et des pays tiers sur des questions particulières concernant le droit applicable aux obligations contractuelles et non contractuelles. (2009) OJ L200/25. Tiré de http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:32009R0662.
[4] Règlement 1219/2012 du Parlement européen et du Conseil du 2 décembre 2012 établissant des dispositions transitoires pour les accords bilatéraux d’investissement conclus entre des États membres et des pays tiers. (2012) OJ L351/40. Tiré de http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32012R1219
[5] Voir aussi TFUE, supra note 1, art. 64, 66 et 75.
[6] Commission c. Autriche C-205/06 et Commission c. Suède C-249/06 du 3 mars 2009, para. 38–40 et 39–41 respectivement.
[7] Pour une analyse plus détaillée, voir Dimopoulos, A. (2011). EU foreign investment law. Oxford : Oxford University Press, pp. 310–318.
[8] Commission européenne. (2016, mai). Aperçu des ALE et autres accords commerciaux. Tiré de http://trade.EC.europa.eu/doclib/docs/2006/december/tradoc_118238.pdf.
[9] Traité sur l’Union européenne (TUE), art. 21. Tiré de http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012M%2FTXT ; TFUE, supra note 1, art. 205 et art. 207, para. 1.
[10] Règlement 1219/2012, supra note 5, art. 11, paras. 4 et 5, et art. 16, para. 2, en référence au Règlement 182/2011 du Parlement Européen et du Conseil du 16 février 2011 établissant les règles et principes généraux relatifs aux modalités de contrôle par les États membres de l’exercice des compétences d’exécution par la Commission (2011) OJ L55/13. Tiré de http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32011R0182.
[11] Commission européenne, Direction générale du Commerce, communication personnelle, 1er juillet 2016.
[12] Journal officiel de l’Union européenne, OJ C 149, 27 avril 2016.
[13] Accord sur l’encouragement et la protection réciproques des investissements, Colom.–Fr., 10 juillet 2014. Tiré de http://investmentpolicyhub.UNCTAD.org/IIA/treaty/3488.
[14] Accord sur l’encouragement et la protection réciproques des investissements, Grèce–E.A.U., 5 juin 2014. Texte à paraître.