Faut-il reformuler les règles et les exceptions ? De la relation entre la souveraineté réglementaire et le droit international des investissements

Critique de l’ouvrage de Pedro J. Martinez-Fraga et C. Ryan Reetz, Public Purpose in International Law: Rethinking regulatory sovereignty in the global era[1].

Les obligations des États qui restreignent leur marge de manœuvre réglementaire sont traditionnellement considérées comme des exceptions au droit international coutumier, consacrées dans des traités ou des contrats[2]. C’est dans ce contexte par exemple que l’Union européenne et le Canada, dans le chapitre sur l’investissement de l’Accord économique et commercial global (AECG), « réaffirment leur droit de réglementer sur leur territoire pour réaliser les objectifs légitimes de leurs politiques, tels que la protection de la santé publique, de la sécurité, de l’environnement et des bonnes mœurs, la protection de la société ou des consommateurs, ainsi que la promotion et la protection de la diversité culturelle »[3]. D’ailleurs, ces exceptions ont pris une importance considérable depuis quelques décennies, notamment dans le cadre des arbitrages fondés sur les traités, qui favorisent les interprétations larges des normes de traitement souscrites par les États. Pourtant, l’on considère traditionnellement que bien que l’interdiction d’exproprier sans indemnisation et l’obligation d’offrir un traitement juste et équitable empiètent sur la souveraineté des États, il s’agit d’exceptions appropriées du droit international coutumier[4].

Compte tenu du malaise croissant vis-à-vis du régime juridique international des investissements, il semble intellectuellement urgent de s’atteler à concevoir une doctrine cohérente en vue de définir et de modérer les droits que les investisseurs obtiennent du droit international. Toutefois, Martínez-Fraga et Reetz adoptent un point de vue démodé rafraîchissant. Ils vivent dans « un nouvel espace, une nouvelle ère » définie par la mondialisation économique, où « les notions traditionnelles de territorialité fondées sur la souveraineté westphalienne ne répondent plus aux besoins fondamentaux des nations », et où le paradigme d’indépendance cède sa place à un paradigme d’interdépendance[5]. Les auteurs se proposent une réflexion intellectuelle en vue de formuler une doctrine cohérente modérant les exceptions au titre de l’intérêt public dans les obligations générales des États vis-à-vis des investisseurs étrangers.

À cette fin, Public Purpose recherche la définition et le rôle de la doctrine de l’intérêt public sous toutes ses formes et apparences dans l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et dans la jurisprudence développée au titre de son chapitre onze, dans le droit international coutumier, dans un large échantillon de traités bilatéraux d’investissement (TBI), dans un large éventail d’instruments des droits de l’homme, dans le contexte du principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, et dans un nombre impressionnant de législations nationales sur l’investissement étranger. Des centaines de pages, représentant un travail considérable, qui présente une doctrine de la « banqueroute » dispersée, qui couvre trop de questions, ou trop peu. Dans leur conclusion, les auteurs proposent plusieurs principes en faveur de la (re-)construction de la doctrine. Une norme totalement subjective, déterminée unilatéralement ne suffit pas : il faut une norme objective, fondée sur un raisonnement discursif. Il faut une doctrine unifiée recouvrant une série d’objectifs publics. Le plus frappant est certainement que la charge de la preuve devra être inversée :

Les États exerçant leurs pouvoirs souverains aux fins d’objectifs publics devront démontrer de manière « claire et convaincante » les fondements objectifs et mesurables de l’application de la doctrine. Aussi, les investisseurs bénéficient d’une présomption réfutable selon laquelle l’objectif public n’est pas suffisant pour justifier l’empiètement sur l’obligation internationale de protéger l’investissement étranger[6].

Public Purpose est un ouvrage décontenançant. Le postulat est le « changement de paradigme », d’où la nécessité assumée de concevoir une nouvelle doctrine de l’intérêt public. En outre, la reconstruction de la doctrine s’inscrit dans le contexte d’un ensemble d’obligations des États vis-à-vis des investisseurs étrangers qui sont indifférenciées, claires et d’une grande portée, et dont l’on se contente de supposer l’existence sous une forme unifiée, intrinsèquement contraignante. Le plus étrange c’est que l’ouvrage se dit préoccupé par les recours des États à l’intérêt public dans les cas où il est le moins pertinent : lorsqu’il s’agit de l’une des conditions de l’expropriation licite.

A titre de rappel : les traités d’investissement interdisent généralement aux États d’exproprier les investissements, sauf a) à des fins d’intérêt public, b) si l’expropriation est réalisée conformément à la procédure légale, c) de manière non-discriminatoire et d) si elle s’accompagne d’une indemnisation rapide, adéquate et effective. Face à cela, il est difficile de voir ce qui pourrait renverser la condition de l’intérêt public : cela permet de distinguer les expropriations légales (lorsque l’investisseur est indemnisé) des expropriations abusives (lorsque l’investisseur devrait être dédommagé). S’il n’y a pas d’écart majeur entre les montants de l’indemnisation et des dommages-intérêts, l’on ne voit pas bien pourquoi un investisseur consacrerait du temps et de l’énergie à se plaindre de l’absence d’intérêt public. Il est également difficile de voir ce qu’un État aurait à gagner à argumenter. Comme le célèbre tribunal de l’affaire Santa Elena l’explique :

Les mesures environnementales expropriatrices – pour autant louables et bénéfiques pour la société dans son ensemble qu’elles soient – sont, à cet égard, similaires à tout autre mesure expropriatrice qu’un État pourrait prendre pour mettre en œuvre ses politiques : lorsqu’une propriété est expropriée, même à des fins environnementales, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale, l’obligation de l’État de payer une indemnisation demeure[7].

Dans ce contexte, l’absence d’examen effectif par les cours et tribunaux de la doctrine de l’intérêt public n’est pas aussi surprenante et déplorable que Martínez-Fraga et Reetz veulent le faire croire[8]. Mais ils cherchent à utiliser la doctrine non pas pour distinguer les expropriations légales des expropriations abusives, mais pour distinguer les mesures réglementaires des expropriations. Cette logique est bien sûr erronée, ou, pour paraphraser le tribunal de l’affaire Fireman’s Fund, « cela revient à mettre la charrue avant les bœufs » :[9] il faut bien évidement d’abord déterminer si l’expropriation a EU lieu avant de déterminer si elle est légale. Quel que soit le contenu de la doctrine de l’intérêt public examiné plus tard, il doit donc être différent de toute doctrine de l’intérêt public jouant un rôle dans l’expropriation.

Cependant les auteurs n’en retireront rien. Dans la jurisprudence de l’ALENA, les auteurs notent avec consternation que les tribunaux se sont attelés à « reconfigurer » la doctrine de l’intérêt public comme l’un des « pouvoirs de police » pour distinguer les actes réglementaires « de bonne foi » ou « raisonnables » des mesures équivalant à une expropriation. Cela donne lieu aux passages les plus mémorables de l’ouvrage, une diatribe sur « la fiction juridique » qui n’est « qu’un prétexte pour étendre la souveraineté réglementaire », et qui donne à des « États voyous la justification juridique officielle pour d’importantes iniquités qui constituent des actes abusifs » et, ce que les auteurs considèrent manifestement comme pire encore, l’opinion selon laquelle la prérogative d’un État, après l’établissement de l’investissement, de modifier la réglementation existante au détriment matériel d’un investisseur étranger pourrait rendre toute activité économique « moins rentable ou même plus du tout » mais pas nécessairement, constitue une expropriation indirecte ou insidieuse[10].

À ce moment, l’on s’étonne de la capacité de la mondialisation économique à renverser les standards acceptés et les idées reçues du droit international : se pourrait-il que les échanges économiques intensifiés entre les nations donnent, nécessairement semble-t-il, lieu à une situation où les exceptions deviennent la règle et où les règles deviennent l’exception ? Si l’on suit son raisonnement logique, l’ouvrage Public Purpose in International Law devrait conclure que chacune des mesures prises par un État et entrainant probablement des pertes matérielles pour les investisseurs étrangers sont illégales au titre du droit international sauf si l’État est en mesure de présenter des preuves claires et convaincantes que ces mesures sont objectivement nécessaires pour atteindre un intérêt public objectivement défini.

Il est certainement plus exact de dire que les États ont un droit inhérent de déterminer ce qui est dans l’intérêt public ou non. Ils ont également un devoir inhérent, au titre du droit international des investissements – comme au titre du droit commercial international – de veiller à ce que les effets adverses des mesures prises aux fins de l’intérêt public et affectant les entreprises étrangères soient aussi limités que possible. Pour cela il faut appliquer un test de proportionnalité qui distingue les moyens de la fin, et qui se rapproche beaucoup du fonctionnement de l’article XX de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT)[11]. Ce que Martínez-Fraga et Reetz considèrent comme étant le recoupement indésirable du droit commercial et du droit des investissements[12] pourrait bien être ce qui sauvera le droit des investissements de lui-même.


Auteur

Harm Schepel est professeur de droit économique à la Faculté de droit et à la Brussels School of International Studies de l’Université de Kent.


Notes

[1] Martínez-Fraga, P. J., & Reetz, C. R. (2015). Public purpose in international law: Rethinking regulatory sovereignty in the global era. Cambridge : Cambridge University Press.

[2] Voir, par exemple, Viñuales, J. E. (2014). Sovereignty in foreign investment law. Dans Z. Douglas, J. Pauwelyn, & J. E. Viñuales (eds.), The foundations of international investment law (pp. 317–362). Oxford : Oxford University Press.

[3] Accord économique et commercial global (AECG), Chapitre sur l’investissement, article 8.9, paragraphe 1 (italique ajoutée). Tiré de http://trade.EC.europa.eu/doclib/docs/2016/february/tradoc_154329.pdf.

[4] Voir par exemple, Saluka c. la République Tchèque, CNUDCI, Sentence partielle du 17 mars 2006, para. 262.

[5] Martínez-Fraga & Reetz, 2015, supra note 1, p. 7.

[6] Martínez-Fraga & Reetz, 2015, supra note 1, p. 353.

[7] Santa Elena c. Costa Rica, Sentence du 17 février 2000, para. 72.

[8] Les auteurs considèrent la situation résumée dans le Restatement of Foreign Relations Law de l’American Law Institute, qui note que la limite de l’intérêt public « n’a pas eu une place de choix dans la pratique des différends internationaux, peut-être parce que le concept « d’intérêt public » est large et n’est pas soumis à un réexamen effectif par d’autres États. Une saisie par un dictateur ou une oligarchie à des fins privées pourrait vraisemblablement être contestée à ce titre ». American Law Institute. (1987). Restatement (Third) of Foreign Relations Law, Section 712, Commentaire e. Reinisch voit les choses différemment, et prétend que « la pratique des tribunaux internationaux démontre également que malgré leur grand respect à l’égard des États expropriateurs, ils sont disposés à examiner si un intérêt public est réellement défendu ». Reinsich, A. (2008).Legality of Expropriations. Dans A. Reinisch (ed.), Standards of investment protection (pp. 171–204). Oxford : Oxford University Press, p. 186. En toute franchise, la déclaration s’appuie presque exclusivement sur un seul passage de ADC c. la Hungrie, Décision du 2 octobre 2006, para. 432.

[9] Fireman’s Fund c. le Mexique, Décision du 17 juillet 2006, para. 174.

[10] Martínez-Fraga & Reetz, 2015, supra note 1, pp. 106–107.

[11] Voir, par exemple, Kingsbury, B., & Schill, S. W. (2010). Public law concepts to balance investors’ rights with state regulatory actions in the public interest: The concept of proportionality. Dans S. W. Schill (éd.), International investment law and comparative public law (pp. 75–106). Oxford : Oxford University Press.

[12] Martínez-Fraga & Reetz, 2015, supra note 1, p. 264 et seq.

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