Entretien avec Lauge Poulsen, auteur de Bounded Rationality and Economic Diplomacy
Lauge Poulsen est professeur d’économie politique internationale au University College de Londres (UCL). Son dernier ouvrage, Bounded Rationality and Economic Diplomacy: The Politics of Investment Treaties in Developing Countries, explique pourquoi et comment les pays en développement signent des traités d’investissement. Publié par Cambridge University Press, l’ouvrage se fonde sur un impressionnant travail d’archives, de statistiques, ainsi que sur des entretiens menés avec un grand nombre de négociateurs de traités du monde entier. Disponible sur le site internet de l’éditeur : http://www.cambridge.org/academic/subjects/politics-international-relations/international-relations-and-international-organisations/bounded-rationality-and-economic-diplomacy-politics-investment-treaties-developing-countries
ITN : En l’espace de 30 ans, il y a EU plus de 700 affaires connues d’arbitrage international au titre des traités d’investissement. Au total, 107 États – y compris de nombreux pays en développement – ont dû se défendre face aux recours fondés sur les traités d’investissement, et un grand nombre a été condamné par les arbitres à payer d’énormes sommes pour indemniser les investisseurs étrangers. Pourquoi les pays en développement signent-ils des accords comportant d’aussi grands risques ? Les analyses coût-bénéfice qu’ils ont réalisées avant de signer ces traités étaient-elles erronées, ou n’ont-elles tout simplement pas été réalisées ?
LP : Avec plus de 3 000 traités signés depuis près de 60 ans par plus de 200 pays, il est évidemment impossible d’avancer une seule raison permettant d’expliquer l’adoption de tous ces traités. Certains ont été signés pour des raisons purement politiques – par exemple pour tisser des liens diplomatiques plus étroits avec l’autre partie. D’autres ont été signés par un gouvernement pour démontrer qu’il adhérait au Consensus de Washington et à l’État de droit international. D’autres encore ont été conclus pour promouvoir des réformes nationales. Et quelques uns ont pu être signés pour dépolitiser les différends en matière d’investissement. Entre autres raisons.
Cela étant dit, le bénéfice le plus attendu était que les Traités bilatéraux d’investissement (TBI) joueraient un rôle essentiel dans l’attrait de l’investissement étranger direct (IED). Lorsqu’un grand nombre de pays en développement se sont ouverts à l’investissement étranger dans les années 1980 et 1990, ils ont été nombreux à se joindre au régime des traités d’investissement, pensant que les traités étaient un facteur très important pour les investisseurs étrangers, à l’heure de décider où et combien investir.
Les risques liés aux traités étaient souvent complètement ignorés. Puisqu’il y avait eu peu de recours au titre des traités d’investissement au cours des années 1980 et 1990, l’on supposait que les traités ne joueraient que rarement un rôle clé dans le règlement des différends dans la pratique. Les pays en développement n’ont bien évidement pas été les seuls à sous-estimer la force des arbitrages au titre des traités d’investissement, car rares étaient ceux qui imaginaient ce qu’il allait se produire.
Mais si les représentants des États occidentaux et des organisations internationales ont pu sous-estimer la portée des protections avant que les arbitres ne précisent ces accords flous, les représentants de bon nombre de pays en développement considéraient les traités comme à peine plus que de simples preuves diplomatiques de bonne foi, qui enverraient des signaux importants aux investisseurs étrangers mais ne comportaient pas de réelles responsabilités ou d’implications juridiques.
Ce n’est donc que lorsque les pays en développement eux-mêmes ont commencé à faire face à des recours qu’ils ont pris conscience des implications des documents qu’ils signaient depuis des années. Il y eu des exceptions, certains gouvernements de pays en développement étant bien équipés pour négocier les traités. Mais plus généralement, la popularité des TBI dans le monde en développement s’expliquait par le fait que leurs dégâts potentiels étaient négligés.
Comment l’analyser ? Pourquoi de si nombreux gouvernements ont signé les instruments parmi les plus puissants du droit économique international sans même prendre la peine d’en vérifier les conséquences ? Dans mon ouvrage, j’explique que les théories de prise de décision découlant de la psychologie et de l’économie comportementales expliquent largement ce paradoxe. De ce point de vue, l’on ne peut pas s’attendre à ce que les représentants et politiciens des pays en développement soient des personnes extrêmement sophistiquées cherchant à maximiser l’utilité d’un traité et qui réaliseraient des analyses coût-bénéfices très poussées. Ce sont au contraire des personnes à la rationalité limitée – comme nous tous du reste. Lorsque l’on prend conscience du peu d’efforts déployés dans l’analyse des coûts et des bénéfices d’un traité, l’on comprend mieux à la fois les attentes exagérées quant aux avantages économiques des traités et le fait de sous-estimer leurs risques.
ITN : Comment les gouvernements des pays en développement peuvent-ils évaluer les risques et bénéfices éventuels liés à la conclusion d’un traité d’investissement qui contient une disposition sur l’arbitrage investisseur-État ? Quels facteurs devraient-ils prendre en compte, et quelles mesures d’atténuation des risques devraient-ils adopter ?
LP : Pour commencer, ils pourraient se référer au cadre analytique informel que j’ai développé avec Jason Yackee et Jonathan Bonnitcha pour le gouvernement britannique. Il est accessible en ligne gratuitement[*] et peut être appliqué à d’autres contextes, notamment aux pays en développement. Dans l’outil, nous présentons les exercices analytiques en une série de questions et sous-questions mettant l’accent sur les coûts et les bénéfices économiques et politiques. Nous proposons également quelques idées d’indicateurs et d’autres sources d’information qui peuvent aider les gouvernements.
À condition de pouvoir démontrer que le traité apportera des bénéfices économiques et politiques, l’une des principales préoccupations mise en avant dans mon livre est de savoir si le pays aura la capacité, dans ses différentes strates gouvernementales, de respecter et d’internaliser les différentes dispositions du traité. S’il ne le fait pas, les risques de recours seront élevés. En outre, compte tenu de leurs faibles ressources administratives et politiques, les pays en développement doivent étudier si le fait de signer, de ratifier, de mettre en œuvre et d’internaliser un traité d’investissement permet réellement d’obtenir le meilleur rendement possible, comme l’a dit Dani Rodrik dans un autre contexte. Si ce n’est pas le cas, ces ressources et ces efforts seraient mieux investis ailleurs.
ITN : Grâce à vos recherches, pouvez-vous dégager des tendances dans les analyses coûts-bénéfices qui sont réalisées avant la signature des traités d’investissement ? Les pays en développement ont-ils notamment plus conscience des bénéfices et des risques éventuels de ces traités ? Et si oui, dans la pratique cette prise de conscience a-t-elle donné lieu à des décisions plus rationnelles dans les négociations ?
LP : La croissance des arbitrages au titre des traités d’investissement a considérablement changé les mécanismes d’adoption des traités dans les pays en développement. En plus des efforts déployés par certaines organisations comme la CNUCED et l’IISD, les recours ont souvent – quoique pas systématiquement – entrainé des négociations plus prudentes. Certains gouvernements ont également pris des mesures pour mieux mettre en œuvre et internaliser les traités, même si cela reste rare.
Mais pour la plupart, les changements ont été plutôt progressifs. Plutôt que de repenser dans sa totalité le contenu des traités d’investissement – par exemple en incluant des obligations fortes pour les investisseurs, ou en s’appuyant sur le règlement des différends entre États – le modèle de base est resté le même dans la grande majorité des cas. Je lance quelques pistes de réflexion sur cette question dans l’ouvrage, car elle s’inscrit parfaitement dans une rationalité limitée où les gouvernements attachent bien plus d’importance au statu quo et aux « règles par défaut » que ce à quoi l’on pourrait s’attendre dans le cadre d’un choix rationnel traditionnel.
ITN : L’analyse coûts-bénéfices est-elle la même dans le contexte d’un accord commercial régional – dans le cadre duquel différentes politiques économiques sont mélangées – que dans un traité d’investissement bilatéral ? Par exemple, plusieurs pays en développement sont parmi les premiers signataires du Partenariat transpacifique (TPP), et d’autres ont manifesté leur intérêt à le signer. Quelle analyse faites-vous de l’intérêt des pays en développement ?
LP : Les politologues répondraient traditionnellement en disant que l’extension de la portée des accords permet de lier les questions et donc de faciliter les compromis par des concessions mutuelles. Cela est sans doute important, mais je propose deux autres facteurs qui sont tout aussi importants, voire plus pour ce qui concerne la dernière vague de traités d’investissement.
D’abord, il semble que bon nombre de gouvernements s’attendent à ce que les accords commerciaux et d’investissement globaux aient beaucoup plus d’effets sur l’IED que les TBI individuels. Ensuite, différents gouvernements semblent convaincus que des dispositions de traités plus prudentes et mieux libellées, sur le modèle du chapitre sur l’investissement de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), leur donneront une plus grande marge de manœuvre politique que les TBI européens typiques.
Bien que je n’aie pas suivi dans le détail ces négociations récentes, elles soulèvent des questions quant aux attentes des pays en développement intéressés : celles-ci sont-elles maintenant fondées sur des analyses coûts-bénéfices plus prudentes ? Par exemple, il semble que ce soit a priori le cas pour ce qui est de l’IED, mais l’on peut se demander si l’on n’assiste pas à de nouvelles attentes exagérées quant aux bénéfices économiques découlant des protections des traités d’investissement. De même, et comme nous l’avons dit tout à l’heure, les recherches à venir devraient aussi se demander si le fait de conserver les modèles basiques de traités d’investissement déjà existants pourrait parfois être le résultat d’une stratégie rationnelle limitée.
Notes
[*] Poulsen, L. N. S., Bonnitcha, J., & Yackee, J. W. (2013, mars). Analytical framework for assessing costs and benefits of investment protection treaties. Londres : LSE Enterprise. Tiré de http://www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/260503/bis-13-1285-analytical-framework-for-assessment-costs-and-benefits-of-investment-protection.pdf