Lancement des négociations d’un traité contraignant relatif aux entreprises et aux droits humains

La séance inaugurale du Groupe de travail à composition non limitée pour l’élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises (STNAE) et les droits de l’homme (le Groupe de travail) marque le début d’un processus de négociation d’un traité contraignant relatif aux entreprises et aux droits humains.

La réunion a EU lieu quatre ans après que le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies ait adopté les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (les Principes directeurs), largement vantés comme norme internationale portant sur le lien entre les droits humains et les activités des entreprises. Les Principes directeurs prévoient un cadre reposant sur trois piliers : l’obligation de l’État de protéger les droits de l’homme, la responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’homme et l’accès des victimes de violations où des entreprises sont en cause à des voies de recours. Pourtant, au cours des années, des préoccupations se sont élevées à l’égard du troisième pilier des Principes directeurs, notamment en lien avec les recours disponibles limités compte tenu de la nature volontaire de l’initiative. Dans ce contexte, l’Équateur et l’Afrique du Sud ont conjointement soumis une proposition au Conseil des droits de l’homme en vue d’élaborer un instrument contraignant pour répondre à ce problème, ce qui a conduit à l’adoption de la Résolution A/HRC/RES/26/9 (la Résolution)[1]. Celle-ci établit le Groupe de travail et prévoit le programme de travail de ses deux premières séances, à savoir « la tenue de débats constructifs sur le contenu, la portée, la nature et la forme du futur instrument international en question ». Ces débats débuteront en même temps que les négociations sur le fond, lors de la troisième séance de travail.

Les progrès réalisés par le Groupe de travail lors de sa première séance sont prometteurs, notamment si l’on tient compte du fait que la Résolution elle-même n’a été adoptée qu’à une courte majorité du Conseil des droits de l’homme, principalement grâce au soutien des pays en développement[2]. Bien que certains États aient refusé de participer au processus et que certains aient quitté la réunion en plein milieu, les États participants, les organisations internationales, les institutions nationales des droits de l’homme et un large éventail d’organisations de la société civile ont mené des débats constructifs et identifié plusieurs éléments essentiels du cadre de l’éventuel instrument.

Pourquoi négocier un traité contraignant ?

Les participants reconnaissent que la contribution des Principes directeurs dans le domaine des entreprises et des droits humains est indéniable. Mais dans le même temps, leur mise en œuvre est fondamentalement limitée de par leur nature non-contraignante. Certains participants avançaient que lorsqu’un État s’engage à mettre en œuvre les recommandations qu’ils contiennent, ces engagements pourraient être reflétés dans un instrument juridique contraignant applicable aux niveaux national et international. Mais la plupart des participants s’accordaient à dire que pour combler les lacunes juridiques entre les recommandations des Principes directeurs et les prescriptions des droits nationaux et internationaux, il est à la fois nécessaire et logique, en prolongement des Principes directeurs, d’adopter une approche multilatérale et de développer un instrument international complémentaire contraignant. Certains participants ont par exemple suggéré, pour débuter, que l’instrument contraignant crée une responsabilité internationale pour les actions ou les omissions des États entrainant des violations causées par des entreprises.

Quel est le lien entre « les entreprises et les droits humains » et « la responsabilité sociale des entreprises » ?

Les participants ont remarqué que les concepts de « entreprises et droits de l’homme » (EDH) et de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) sont souvent confondus puisque les deux ont trait aux activités des entreprises. Pourtant, aux yeux de certains participants, ils sont fondamentalement différents : si la RSE est volontaire et de nature désintéressée, les droits humains ont eux force obligatoire et ne permettent pas de sélection. En outre, la RSE n’est, dans la plupart des cas, mise en œuvre que par le biais d’accords avec des parties externes – communautés locales, consommateurs, partenaires commerciaux, etc. En revanche, les obligations en matière de droits de l’homme ont une portée bien plus importante et s’appliquent aux entreprises dont le comportement affecte non seulement les individus extérieurs à l’entreprise mais aussi les relations intra-entreprises. De plus, le respect du droit international des droits de l’homme exige un suivi et une vérification – ce qui n’existe pas dans la plupart des entreprises, même dans celles indiquant mettre en œuvre la RSE. Bon nombre de participants ont opposé ce concept à celui des EDH, ce qui appuie la nécessité d’élaborer un traité contraignant : bien que les Principes directeurs ont fourni un bon point de départ pour le respect des droits de l’homme par les entreprises dans le cadre de leurs opérations, un instrument international juridiquement contraignant contribuerait à créer une égalité de traitement dans l’accès aux voies de recours des victimes de violations causées par des entreprises.

Quelles entreprises devraient être concernées ?

Le mandat du Groupe de travail circonscrit la portée de l’instrument futur aux sociétés transnationales et autres entreprises de nature internationale, et exclut expressément « les entreprises locales enregistrées aux termes de la législation interne pertinente »[3]. Selon certains, cela reflète le compromis consenti par les membres du Conseil des droits de l’homme pour l’adoption de la Résolution. Mais d’autres suggéraient que ce mandat n’était peut-être pas aussi restrictif qu’il n’y paraissait. D’abord, au niveau opérationnel, bon nombre d’activités commerciales sont à présent menées par différentes entreprises locales enregistrées aux termes de différentes législations nationales. Le fait d’exclure ces opérateurs enregistrés au niveau local de la portée de l’instrument proposé reviendrait clairement à annuler l’objectif d’un tel instrument ; il serait donc logique de conclure que ces entreprises locales seront également couvertes par l’instrument contraignant. En outre, la réalité actuelle des chaines d’approvisionnement mondiales et la structure complexe des entreprises et des arrangements contractuels fait que bon nombre d’entreprises ont des liens, de près ou de loin, avec l’international.

Afin de définir ces STNAE, c’est-à-dire les entreprises couvertes par l’instrument envisagé, certains ont suggéré que le Groupe de travail adopte quelques unes des approches adoptées dans le contexte du droit international de l’investissement. D’autres estimaient qu’un facteur important à prendre en compte était la capacité de l’entité considérée à influer sur les prises de décisions sociopolitiques relatives à d’autres parties-prenantes. D’autres encore proposaient de tenir compte des impacts des opérations et activités de l’entité plutôt que de sa forme. Quoi qu’il en soit, les participants ont reconnu qu’il était difficile de définir les STNAE et qu’il faudrait y revenir dans le cadre des négociations.

Quels droits devraient être couverts ?

Les Nations Unies et ses membres ont toujours mis en avant la nature corrélative, interdépendante et indivisible des droits humains[4]. Et pourtant, certains se sont demandé pendant les débats si certains droits pouvaient être considérés comme plus importants que d’autres, ce qui pourrait justifier d’inclure dans l’instrument proposé certains droits et pas d’autres.  Par exemple, la portée de l’instrument devrait-elle se limiter à certaines violations flagrantes et systématiques ou au contraire être étendue à toutes les violations des droits de l’homme ? Les participants ont semblé plus en faveur de la seconde approche plus inclusive. Une autre question plus importante, comme l’ont noté certains participants, consiste à définir les sanctions appropriées imposées à une entité en violation de certains droits humains spécifiques. Les participants se sont notamment demandé si l’instrument pouvait imposer des sanctions disciplinaires, administratives, civiles ou pénales pour ces violations ; quelles devraient être les règles pour les entités reconnues complices ou en collusion ; et si des particuliers pouvaient également être tenus responsables des violations commises par les entreprises. Ils se sont également demandé si un instrument juridiquement contraignant pouvait établir la suprématie du droit international des droits de l’homme sur d’autres domaines du droit international.

L’obligation de l’État de protéger : quelle est sa portée ?

Le premier pilier des Principes directeurs est l’obligation de l’État de protéger les droits humains. Les participants ont discuté pour savoir quelle était et quelle devrait être la portée de cette obligation.

Que devraient faire les États pour veiller à ce que les entreprises domiciliées sur leur territoire ne violent pas les droits humains à l’étranger ou n’y contribuent pas ? L’obligation de protéger les droits humains inclut-elle une obligation de diligence raisonnable proactive incombant à l’État ? Cette obligation exige-t-elle d’offrir un accès aux mécanismes judiciaires et non-judiciaires aux victimes dans le territoire de l’État où les entreprises sont domiciliées ? Toutes ces questions, soulevées lors de la première séance de travail devront être examinées plus en détail dans le cadre des négociations.

Les STNAE devraient-elles être tenues directement responsables au titre de l’instrument envisagé ?

Les participants ont reconnu que les entreprises doivent respecter les droits humains et devraient être tenues responsables des violations découlant de leurs actions ou omissions. Pourtant, il n’est pas encore clair si ces obligations devraient être appliquées par le biais des législations nationales, auquel cas l’instrument envisagé n’imposerait qu’à ses parties l’obligation de promulguer la législation nationale correspondante, ou si l’instrument contraignant devrait établir un système de responsabilité internationale pour les STNAE. Certains se sont dits préoccupés par la légitimité de l’imposition d’une responsabilité internationale aux entités privées par le biais d’un instrument juridique international public, mais cet argument a ensuite été rejeté au vu des précédents, tels que la Convention du travail maritime, qui a clairement créé une responsabilité pour les propriétaires privés de navires au titre du droit international. Plusieurs participants ont également proposé la création d’un organe international permanent chargé de recevoir des plaintes portant sur des violations des droits de l’homme commises par des entreprises, et de les résoudre.

Quels sont les mécanismes nécessaires pour un accès effectif à des voies de recours significatives ?

Les participants se sont accordés à dire que l’accès effectif à des voies de recours significatives pour les victimes est un élément fondamental de l’instrument proposé. En fait, il s’agit à la fois du point de départ et de l’objectif ultime des négociations d’un tel instrument, et ce afin de compléter le troisième pilier des Principes directeurs. Mais la réalisation de cet objectif ne sera pas une mince affaire. Des études financées pas les Nations Unies montrent que, dans de nombreuses situations, l’existence d’un système de recours judiciaires « fragmentaire, peu fiable, souvent inefficace et fragile » est le premier obstacle à la protection des droits humains[5]. Les participants ont reconnu le rôle essentiel de la coopération internationale qui, en plus des réformes juridiques nationales nécessaires, permettrait de surmonter ces difficultés. Certains ont suggéré que l’instrument à venir établisse un cadre institutionnel visant à faciliter les réformes juridiques nationales et à encourager cette coopération internationale entre les parties, notamment dans les domaines de l’exécution des sentences et du renforcement des compétences.

La route est encore longue mais promet d’être gratifiante

Comme certains participants l’ont noté dans leurs observations finales, ce processus intergouvernemental est complexe, délicat et difficile. Il faudra du temps pour que les parties réduisent les écarts et trouvent des dénominateurs communs, mais les résultats seront gratifiants et justifient ces efforts. Pour atteindre des résultats positifs, les participants reconnaissent que les efforts des seuls diplomates ne seront pas suffisants. La contribution des autres parties-prenantes, telles que les communautés, le secteur privé et les organisations de la société civile, est essentielle. Au terme de la première séance, le Groupe de travail s’est engagé à tenir des consultations informelles avec différentes parties-prenantes avant sa deuxième séance prévue pour 2016.


Auteur

Joe Zhang est conseiller juridique au sein du Groupe droit et politique économique de l’IISD. L’auteur remercie Nathalie Bernasconi et Kinda Mohamadieh pour leurs observations et leurs suggestions.


Notes

[1] Résolution 26/9 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme, Doc. N.U. A/HRC/RES/26/9 (14 juillet 2014). Tiré de http://ap.ohchr.org/documents/alldocs.aspx?doc_id=23680

[2] La Résolution 26/9 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a été adoptée par 20 voix contre 14, et 13 abstentions. Les résultats du vote sont les suivants :

Pour : Afrique du Sud, Algérie, Bénin, Burkina Faso, Chine, Congo, Côte d’Ivoire, Cuba, Éthiopie, Fédération de Russie, Inde, Indonésie, Kazakhstan, Kenya, Maroc, Namibie, Pakistan, Philippines, Venezuela (République bolivarienne du), Viet Nam.

Contre : Allemagne, Autriche, Estonie, États-Unis d’Amérique, France, Irlande, Italie, Japon, Monténégro, République de Corée, République tchèque, ancienne République yougoslave de Macédoine, Roumanie, Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord.

 Abstention : Arabie Saoudite, Argentine, Botswana, Brésil, Chili, Costa Rica, Émirats arabes unis, Gabon, Koweït, Maldives, Mexique, Pérou, Sierra Leone.

[3] Id., note 1.

[4] Résolution 66/151 de l’Assemblée générale, Les droits de l’homme et les libertés fondamentales : des droits universels, indissociables, interdépendants et intimement liés qui se renforcent mutuellement, Doc. N.U. n°A/RES/66/151 (13 mars 2012). Tiré de http://www.un.org/Docs/journal/asp/ws.asp?m=A/RES/66/151

[5] Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Rapport intérimaire sur les possibilités juridiques et les mesures pratiques susceptibles d’améliorer l’accès à des voies de recours pour les victimes de violations des droits de l’homme liées aux entreprises, Doc. N.U. n° A/HRC/29/39, para. 3. Tiré de http://ap.ohchr.org/documents/alldocs.aspx?doc_id=24900

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