Un tribunal reconnait une violation du traitement juste et équitable par la Roumanie
Hassan Awdi, Enterprise Business Consultants, Inc. and Alpha El Corporation c. Romanie, Affaire CIRDI n° ARB/10/13
Dans une décision du 2 mars 2015, un tribunal du Centre international de règlement des différends en matière d’investissement (CIRDI) déterminait que la Roumanie avait violé la norme de traitement juste et équitable (TJE) au titre du Traité bilatéral d’investissement Roumanie-Etats-Unis (TBI). Le tribunal a accordé 7,7 millions d’euros aux demandeurs à titre d’indemnisation et de paiement des frais juridiques, plus intérêts, et rejeté un recours fondé sur l’expropriation et représentant plus de 400 millions d’euros.
Le contexte
La procédure a été lancée en 2010 par Hassan Awdi (un citoyen étasunien) et par deux entreprises des États-Unis qu’il contrôle.Ils affirmaient que la Roumanie avait violé le TBI dans son traitement de leurs investissements, d’une part Rodipet S.A., une ancienne entreprise étatique de commerce de détail et de distribution de la presse, acquise par les demandeurs dans le cadre d’un processus de privatisation, et Casa Bucur d’autre part, une propriété historique acquise auprès de la Roumanie, et transformée par les demandeurs en un hôtel-restaurant de luxe.
Les demandeurs contestaient spécifiquement deux décisions des tribunaux roumains. D’abord une décision de la Cour constitutionnelle de Roumanie, déclarant la Loi 442 anticonstitutionnelle. La Loi 442 donnait à Rodipet les droits, dans le cadre d’une concession à long-terme, sur les 1 400 kiosks existants dans le pays et sur les kiosks futurs qu’elle pourrait établir. Ensuite, une décision de la Cour suprême de Roumanie déterminant que Casa Bucur devait être rendue à ses propriétaires originaux.
Dès le début de la procédure, la Roumanie s’est opposée à la compétence du tribunal et à la recevabilité des recours au titre de plusieurs arguments. Rejetant toutes les objections juridictionnelles, le tribunal déclara la Roumanie coupable de violation de la norme TJE à deux reprises, mais rejeta les recours des demandeurs fondés sur l’expropriation et sur le déni de justice.
« L’investissement » revisité au titre de la Convention du CIRDI
La Roumanie s’opposait à la compétence du tribunal affirmant que l’investissement allégué par M. Awdi et par le groupe d’entreprises directement et indirectement détenues pas lui (le Groupe Awdi) était un « carrousel vertigineux de transactions » visant à « prendre ses activités commerciales et ses actifs à Rodipet » (para. 137). La Roumanie se plaignit en outre du fait qu’au cours de la privatisation de Rodipet, aucun des demandeurs n’avait réalisé de contribution active au pays, et affirma que leurs pratiques ressemblaient plus à un désengagement qu’à un investissement.
Le tribunal rejeta l’argument de la Roumanie selon lequel le critère Salini, notamment l’obligation de réaliser une contribution au développement du pays hôte, devait être pris en compte dans « l’investissement » au titre de la Convention du CIRDI. Il remarqua plutôt que le sens de « l’investissement » devait être déterminé exclusivement et strictement d’après le TBI, sans possibilité d’ajout ou de retrait. Il détermina ensuite que la définition de l’investissement ouverte et fondée sur les actifs au titre du TBI rendait la simple existence d’un lien économique entre les demandeurs et les investissements suffisante aux fins de la compétence.
La Roumanie contestait également la compétence du tribunal au motif que M. Awdi ne détenait que des parts minoritaires dans Rodipet à travers un arrangement indirect. Notant que le TBI couvre les investissements « détenus ou contrôlés directement ou indirectement par des citoyens ou entreprises de l’autre Partie », le tribunal rejeta l’objection de la Roumanie. Reconnaissant que les actionnaires minoritaires et indirects ont le droit de « présenter des recours fondés sur un traité d’investissement […] dans les limites de leur participation » (para. 194), le tribunal considéra que M. Awdi, bien qu’actionnaire minoritaire, dominait la structure de prise de décisions de l’entité ayant acquis Rodipet, et donc, jouissait de facto d’un contrôle suffisant ; ce qui était suffisant pour établir la compétence du tribunal.
Les procédures pénales en cours ne sont pas suffisantes pour motiver l’irrecevabilité des recours
La Roumanie s’opposait à la recevabilité des recours, alléguant que les investissements des demandeurs étaient illégaux et réalisés de mauvaise foi. M. Awdi a fait l’objet de trois enquêtes et procédures pénales distinctes en Roumanie. Il a été acquitté dans l’une des procédures portant sur des accusations de traite d’êtres humains, mais a été condamné dans une autre procédure, jugement confirmé par une cour d’appel. La troisième procédure était encore en cours. Le tribunal considéra que compte tenu des résultats divergents de ces enquêtes et procédures, il était impossible de tirer des preuves convaincantes pour étayer les arguments de la Roumanie.
Le recours fondé sur l’option irrévocable est rejeté pour absence de procédure parallèle
La Roumanie avait également soulevé des objections à la recevabilité au motif que les demandeurs avaient cherché le règlement du différend portant sur Casa Bucur dans les tribunaux roumains, et donc qu’ils ne devaient pas avoir le droit de présenter le différend au tribunal arbitral, puisque le TBI contenait une clause d’option irrévocable. Notant que la procédure nationale avait été annulée et jamais entendue par la cour puisque les demandeurs n’avaient pas payé les frais de la cour, le tribunal rejeta l’objection de la Roumanie et considéra qu’il n’existait aucune procédure parallèle, et donc que la clause d’option irrévocable ne s’appliquait pas.
L’abrogation de la Loi 442 équivaut à une violation du TJE, mais pas à une expropriation ou à un déni de justice
Se penchant sur le fond, le tribunal rejeta l’argument des demandeurs selon lequel la Loi 442 elle-même constituait une concession foncière, mais se rangea du côté de la Roumanie et détermina que la loi leur donnait simplement le droit de négocier une telle concession, qui n’est pas considérée comme un investissement par le TBI, et donc pas couverte, et ne pouvait faire l’objet d’une plainte pour expropriation. En outre, le tribunal rejeta l’argument des demandeurs selon lequel la procédure de la Cour constitutionnelle roumaine abrogeant la Loi 442 était « si manifestement faussée au titre du droit international » qu’elle garantissait une décision en faveur d’un déni de justice ou d’un traitement arbitraire ou discriminatoire (para. 326).
Quand bien même, le tribunal considéra que l’abrogation de la Loi 442, en plus de la non mise à disposition par la Roumanie de mesures alternatives de règlement de la situation constituait une violation par la Roumanie de l’engagement qu’elle a pris dans le contrat de privatisation de Rodipet de mener « tous les efforts raisonnables » pour faciliter les concessions foncières de Rodipet, sur lesquelles se sont basés les demandeurs pour réaliser leur investissement. Selon le tribunal, ce manque de réaction, après que la promulgation de la Loi 442 ait créé des attentes légitimes, résultait en une violation de la norme TJE au titre du TBI.
La restitution de Casa Bucur à ses propriétaires originaux ne représente pas une expropriation, mais les demandeurs avaient une attente légitime de récupérer la somme versée pour l’achat
Le tribunal détermina également que la Roumanie avait violé une autre fois la norme TJE dans le cadre du différend portant sur Casa Bucur. L’achat de Casa Bucur a été conclu lorsque la Roumanie réformait sa loi sur la propriété et restituait de nombreux biens historiques détenus par l’État à leurs propriétaires originaux. Les preuves montraient que le titre de propriété de Casa Bucur était déjà contesté de longue date par différentes parties. Elles montrèrent également que les demandeurs étaient conscients de l’incertitude concernant le titre, et l’assumaient clairement, et conscients également du risque de restitution lors de l’acquisition de la propriété. La propriété a finalement été rendue à son propriétaire original au titre d’une décision de la Cour suprême roumaine.Les demandeurs arguèrent que le résultat était un « exemple parfait d’une expropriation » (para. 426).
Le tribunal n’était pas d’accord. Il considéra que les demandeurs étaient en effet pleinement conscients des risques et incertitudes au moment de l’acquisition de la propriété. Il remarqua toutefois que les demandeurs avaient une attente légitime selon laquelle, si le risque se matérialisait, le prix d’achat de la propriété leur serait au moins rendu. Le tribunal considéra donc que le non remboursement par la Roumanie du prix d’achat aux demandeurs constituait une violation de la norme TJE du TBI.
Les dommages
Le tribunal accorda aux demandeurs environ 7,5 millions d’euros à titre d’indemnisation pour la violation de la norme TJE dans le différend Rodipet, et environ 147 000 € pour la violation dans le différend Casa Bucur. Ces deux montants provenaient de documents attestant des coûts non récupérables investis par les demandeurs. En plus, le tribunal condamna également la Roumanie à rembourser 1 million USD aux demandeurs pour couvrir une partie de leurs frais juridiques, et accorda également aux demandeurs 482 000 €, soit la moitié de la somme investie pour accéder à des documents saisis par le gouvernement. Tous les autres facteurs d’indemnisation présentés par les demandeurs, notamment les pertes de profits et d’éventuelles ventes à venir, ont été rejetés par le tribunal.
Remarques : Le tribunal était composé de Piero Bernardini (président nommé sur accord des coarbitres, de nationalité italienne), de Hamid Gharavi (nommé par les demandeurs, de nationalité française et iranienne), et de Rudolf Dolzer (nommé par le défendeur, de nationalité allemande). La décision est disponible sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw4208.pdf.