La Colombie invoque avec succès l’exception relative aux intérêts substantiels en matière de sécurité
Angel Samuel Seda et autres c. République de Colombie, sentence, affaire CIRDI n° ARB/19/6
Contexte et demandes
Angel Samuel Seda et autres (requérants), un groupe d’investisseurs américains, ont investi dans un projet de développement immobilier de luxe (projet Meritage) à Medellín, en Colombie (propriété Meritage). Bien que l’Unité de lutte contre le blanchiment d’argent et de confiscation d’actifs du Bureau du Procureur général de Colombie ait affirmé que la propriété Meritage était non grevée, les requérants ont été confrontés à des problèmes juridiques. L’ancien propriétaire présumé du bien, Iván López Vanegas (un trafiquant de drogue condamné), affirme que les cartels locaux avaient confisqué la propriété Meritage par extorsion. En conséquence, le Bureau du Procureur général de Colombie a saisi la propriété Meritage à titre de mesure conservatoire en vertu de la loi colombienne sur la confiscation des biens. Le Bureau du Procureur général de Colombie a imposé ces mesures de précaution en raison d’une déduction raisonnable quant aux « origines illicites » de la propriété Meritage sur la base des preuves recueillies au cours de l’enquête. Selon ces dernières, la propriété avait en effet fait l’objet d’une série de transferts de propriété irréguliers, et l’objectif déclaré était d’empêcher d’autres transferts de propriété et d’éviter que des parties non liées (acheteurs unitaires) continuent à acheter des lots.
La procédure judiciaire relative à la contestation de cette action par Angel Samuel Seda étant toujours en cours, les requérants ont engagé une procédure arbitrale en vertu de l’Accord de promotion des échanges commerciaux entre les États-Unis et la Colombie (APE ou traité), affirmant que l’exception relative aux intérêts substantiels en matière de sécurité (ESI) n’était pas applicable en l’espèce, et que la Colombie avait commis plusieurs violations de l’APE donnant droit à une indemnisation et à des préjudices moraux en faveur des requérants. La Colombie ayant invoqué l’ESI dans sa duplique uniquement, le tribunal a d’abord dû traiter l’objection des requérants selon laquelle cette « nouvelle défense » était tardive et compromettait donc les principes d’équité et d’égalité des armes entre les parties et devait, par conséquent, être rejetée pour des raisons de procédure. Les requérants ont fait valoir que la Colombie aurait déjà dû identifier les intérêts de sécurité en jeu lors de la mise en œuvre des mesures contestées. En outre, la Colombie a utilisé l’ESI comme objection juridictionnelle.
Analyse du tribunal concernant la disposition relative à l’ESI en vertu de l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE
Dans son analyse de la disposition relative à l’ESI en vertu de l’article 22, paragraphe 2.d de l’APE, le tribunal a pris en compte cinq aspects principaux.
1. Moment de l’invocation de l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE par la Colombie
Le tribunal a conclu que l’invocation de l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE par la Colombie n’était pas tardive pour trois raisons (paragraphe 615) :
Premièrement, le tribunal a constaté que l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE ne contient aucune référence au moment où il doit être invoqué. La lecture simple de l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE ne correspond pas à la suggestion des requérants selon laquelle la Colombie aurait dû identifier son ESI en tant que telle dans le cadre de la mise en œuvre des mesures à l’encontre des requérants (paragraphe 616). En ce sens, la référence des requérants à l’invocation prospective des clauses de refus de prestations par la Colombie est inapplicable (paragraphe 617). Deuxièmement, le tribunal était en droit d’examiner sa compétence à tout moment de la procédure, conformément à la règle d’arbitrage 41, paragraphe 2, et à la règle d’arbitrage 26, paragraphe 3, du CIRDI (paragraphe 618). Troisièmement, le tribunal a considéré qu’avec plusieurs séries d’observations et une troisième audience séparée tenue en avril 2023, le droit des deux parties à être entendues avait été préservé (paragraphe 619).
2. Article 22, paragraphe 2.b, de l’APE
La Colombie a présenté trois cas alternatifs concernant l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE, avec trois résultats juridiques distincts. L’argument principal de la Colombie était que la disposition relative à l’ESI n’est pas justiciable : dès qu’elle est invoquée, le tribunal ne peut plus enquêter sur son invocation ou sur ses effets et doit rejeter l’affaire. À titre subsidiaire, la Colombie a fait valoir que la disposition relative à l’ESI prive le tribunal de sa compétence pour connaître des réclamations découlant des mesures couvertes par la disposition relative à l’ESI. Enfin, le tribunal peut réexaminer l’invocation de cette disposition par la Colombie, mais ce réexamen doit avoir une portée limitée, étant donné que les éléments de l’exception se jugent d’eux-mêmes.
De leur côté, les requérants avançaient pour argument principal que l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE n’a aucun effet sur le pouvoir du tribunal, sur sa compétence ou sur la responsabilité de la Colombie. Cet argument se fonde sur le fait que la disposition relative à l’ESI permet uniquement aux États de maintenir la mesure introduite pour la protection de leur ESI.
Le tribunal a désapprouvé l’interprétation primaire de la Colombie de l’article 22, paragraphe 2.b, l’APE en déclarant que même si la disposition relative à l’ESI n’est pas justiciable, le tribunal ne peut le déterminer qu’en interprétant ledit article (paragraphe 627). Par conséquent, le tribunal a fondé son analyse principalement sur les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (CVDT), étant donné que ces règles rendaient l’APE applicable.
3. Interprétation de l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE
3.1 Interprétation selon l’article 31 de la CVDT
Premièrement, le tribunal a conclu que la disposition relative à l’ESI est une exception à l’APE permettant à un État contractant d’invoquer un intérêt essentiel pour sa sécurité afin de justifier les mesures – qui pourraient autrement être en violation des dispositions de fond de l’APE – qu’il juge nécessaires pour promouvoir cet intérêt, avec un certain lien entre les premières et le second (paragraphe 662).
Deuxièmement, le tribunal a conclu que l’objet et le but de l’APE reflètent l’approche équilibrée entre les intérêts souverains des États contractants et la protection des droits des investisseurs que l’accord et, par conséquent, le tribunal ont cherché à établir (paragraphe 667).
Troisièmement, le tribunal a considéré que, dans le contexte de l’APE, la disposition relative à l’ESI devait être comprise comme une exception au champ d’application du traité, placée hiérarchiquement au-dessus des dispositions régissant les droits substantiels des investisseurs et des dispositions relatives au règlement des différends du chapitre 10 de l’APE (paragraphe 672).
Quatrièmement, le tribunal a rejeté l’affirmation des requérants selon laquelle la disposition relative à l’ESI constitue une « défense affirmative contre la responsabilité » (paragraphe 682). Contrairement à l’article 25 des articles de la CDI, elle ne « présuppose pas qu’un acte incompatible avec les obligations internationales de l’État et donc ‘illicite’ a été commis ». Au contraire, elle exclut que les mesures soient incompatibles avec le traité en premier lieu.
En outre, le tribunal a estimé que l’article XXI du GATT fonctionne de manière similaire – c’est-à-dire sans établir la nature « illicite » des mesures étatiques sous-jacentes, mais plutôt en traitant ces mesures comme n’étant pas incompatibles avec les obligations internationales de l’État en premier lieu (paragraphe 685).
Cinquièmement, la Colombie et les États-Unis (partie non contestante) ont fait valoir que la concordance de leurs positions dans cet arbitrage en ce qui concerne la nature et les effets de la disposition relative à l’ESI devrait être déterminante pour l’interprétation du tribunal. Toutefois, ce dernier n’a pas été convaincu que la congruence des positions des parties contractantes dans cet arbitrage, qu’elles soient prises individuellement ou ensemble, puisse l’emporter sur le sens ordinaire de la disposition relative à l’ESI (paragraphe 693).
3.2. Interprétation selon l’article 32 de la CVDT
Le tribunal a considéré que la formulation de la disposition relative à l’ESI dans l’APE s’appuie sur la pratique conventionnelle américaine, cette dernière ayant évolué à la suite des arrêts de la CIJ dans les affaires Nicaragua et Plates-formes pétrolières. Le tribunal a estimé que l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE contraste avec la formulation de l’ESI telle qu’interprétée par la CIJ dans l’affaire Nicaragua et devrait être considéré a contrario comme une disposition déterminée unilatéralement par les autorités (paragraphe 704). Ainsi, le tribunal a considéré que les travaux préparatoires de l’APE ainsi que la pratique conventionnelle des États-Unis étaient concluants quant à la position de l’un des deux États contractants dans le meilleur des cas (paragraphe 708). L’analyse du tribunal a soutenu l’interprétation de la disposition relative à l’ESI en vertu de l’article 31 de la CVDT (paragraphe 709).
3.3. Conséquences pratiques de l’interprétation de l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE
Le tribunal a estimé que l’article 22, paragraphe 2.b, n’était pas une disposition non justiciable. Il a en effet considéré que cet article n’était pas aussi explicite qu’il ne l’était pour exempter les mesures prises en vertu de la disposition relative à l’ESI de tout examen par un tribunal en cas d’invocation (paragraphe 725). Le tribunal n’a pas non plus été convaincu que l’article 22, paragraphe 2.b, a pour effet d’exclure la compétence d’un tribunal, la Colombie ayant fait valoir que la disposition relative à l’ESI privait le tribunal de sa compétence en s’appuyant sur le sens ordinaire de cet article – en tant que disposition déterminée unilatéralement – et sur les travaux préparatoires de l’APE (paragraphe 727).
En outre, le tribunal a conclu que l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE n’est pas simplement une exception au régime des recours en vertu du traité. S’il est invoqué correctement, il exempte les mesures prises par la Colombie du champ d’application de l’APE. L’enquête du tribunal ne permet pas d’établir l’illicéité des actions de la Colombie (le cas échéant), et encore moins d’accorder une quelconque indemnisation (paragraphe 741). En outre, le tribunal a décidé de procéder à un examen limité afin de déterminer si la Colombie a invoqué de bonne foi la disposition relative à l’ESI (paragraphe 756).
4. Application de l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE
Le tribunal a été convaincu que les intérêts invoqués par la Colombie, c’est-à-dire « lutter contre le crime organisé, le blanchiment d’argent et le trafic de drogue, et ainsi protéger sa population des menaces que représentent les groupes paramilitaires et marginalisés qui ravagent le pays depuis des années », sont directement liés à la sécurité publique, à la sécurité nationale et à la stabilité socio-économique de la Colombie et constituent donc des intérêts substantiels en matière de sécurité (paragraphe 765).
En outre, l’enquête du tribunal s’est concentrée sur la bonne foi de la Colombie concernant l’invocation de la disposition relative à l’ESI dans le cadre de l’APE. La question de savoir si les requérants ont acquis les biens de bonne foi en vertu de la loi sur la confiscation des biens faisait toutefois partie du fond et a été contestée dans le cadre de la présente procédure. Cette question particulière est en cours devant les tribunaux colombiens, afin de déterminer la conformité des requérants avec les dispositions du droit national colombien. Par conséquent, le tribunal n’a trouvé aucune base pour conclure à la mauvaise foi de la Colombie quant à l’identification de l’ESI aux fins de la présente procédure (paragraphe 782).
Le tribunal a également conclu que l’enquête devait prendre fin, ayant observé que les éléments de preuve présentés, ainsi que les faits incontestés concernant la chaîne des titres du lot Meritage, constituent un lien suffisamment plausible entre les mesures prises par la Colombie à l’encontre de la propriété Meritage et l’objectif déclaré de lutte contre le trafic de stupéfiants (paragraphe 794). Le tribunal a donc considéré que la Colombie avait invoqué de bonne foi la disposition relative à l’ESI. Par conséquent, les mesures prises par la Colombie sont exclues du champ d’application de l’APE (paragraphe 795).
5. NPF
Les requérants ont fait valoir que la clause NPF de l’APE, contenue dans l’article 10, paragraphe 4, peut servir à importer un traitement plus favorable des investisseurs dans le cadre du TBI Colombie-Suisse, qui ne contient pas d’ESI similaire à celle de l’APE. Toutefois, le tribunal a estimé que l’article 10, paragraphe 4, de l’APE ne pouvait pas avoir pour effet d’exclure les effets de l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE (paragraphe 799).
Indemnisation et frais
Les frais totaux de l’arbitrage s’élevaient à 1 934 438,64 $US. Le tribunal a ordonné aux parties de supporter ces frais à parts égales ainsi que d’endosser leurs propres frais de justice et autres frais encourus dans le cadre de l’arbitrage (paragraphe 820). Les frais ayant été payés à partir des avances versées par les parties à parts égales, la part de chaque partie dans les frais d’arbitrage s’est élevée à 967 219,32 $US.
Décision du tribunal
Le tribunal a estimé que la Colombie avait invoqué l’ESI au titre de l’article 22, paragraphe 2.b, de l’APE conformément au traité et que, par conséquent, cette exception s’appliquait. Le tribunal n’avait donc pas de mandat pour examiner d’autres objections à sa compétence, et a rejeté les demandes (a) à (d) des requérants ainsi que l’ensemble des autres demandes et requêtes soulevées par les parties (paragraphe 823).
Note
Le tribunal était composé de Klaus Sachs (président du tribunal), Charles Poncet (désigné par les requérants) et Hugo Perezcano Díaz (désigné par le défendeur).
Auteur
Ancien chercheur en finance internationale et en développement à l’IISD, Angel Risha est titulaire d’une maîtrise en droit de l’École de droit de l’Université de New York.