Charbon, coûts et compensations : le tribunal CIRDI donne raison à des investisseurs suisses en Colombie
Glencore International A.G., C.I. Prodeco S.A., et Sociedad Portuaria Puerto Nuevo S.A. c. République de Colombie
Dans l’affaire Glencore International A.G., C.I. Prodeco S.A. et Sociedad Portuaria Puerto Nuevo S.A. c. République de Colombie, affaire CIRDI n°ARB/19/22, le tribunal CIRDI a estimé, dans sa sentence datée du 19 avril 2024, que la Colombie avait violé la norme du TJE définie dans le TBI Suisse-Colombie en ne remédiant pas aux inégalités en matière de partage des coûts concernant un chenal d’accès au port colombien destiné au transport de charbon.
Contexte et demandes
Cette affaire a été soumise au CIRDI au motif de violations présumées du traité bilatéral d’investissement signé en 2006 entre la Colombie et la Suisse.
Les requérants étaient la société suisse Glencore International A.G. (Glencore), C.I. Prodeco S.A. (Prodeco) et Sociedad Portuaria Puerto Nuevo S.A. (PNSA). Prodeco est une filiale colombienne entièrement détenue et contrôlée par Glencore. PNSA est une filiale à 100 % de Glencore et de Prodeco, créée pour servir de véhicule spécialisé (« special service vehicle ») destiné à la construction, l’entretien, la gestion et l’exploitation du port de Puerto Nuevo.
Le litige provient du fait que la Colombie a exigé des requérants le versement de tarifs pour la construction et l’entretien d’infrastructures publiques, tout en permettant à une autre société étrangère d’utiliser ces infrastructures sans aucune contribution. Les questions centrales portaient sur l’équité et le partage des coûts liés à l’entretien d’un chenal d’accès partagé au port charbonnier de Colombie. Prodeco, une société exportatrice de charbon, a investi des sommes considérables dans le développement et l’entretien du port charbonnier de Puerto Nuevo et de son chenal d’accès, conformément au mandat du gouvernement colombien. D’autres entreprises ont toutefois utilisé le chenal sans participer à ses coûts. Cela a créé un déséquilibre concurrentiel, Prodeco ayant assumé toutes les dépenses alors que ses concurrents bénéficient gratuitement de l’infrastructure.
Pour remédier à cette inégalité, le ministère des Transports et d’autres organismes publics ont entamé des discussions et des études. D’importantes asymétries sur le marché ont été identifiées dans des rapports, qui proposaient des solutions telles que le partage des coûts pour l’utilisation du chenal d’accès. Les recommandations comprenaient la révision des réglementations tarifaires ou l’indemnisation de Prodeco pour ses investissements.
Malgré ces efforts, le ministère des Transports a rejeté la requête formelle de Prodeco en 2014, invoquant l’absence d’autorité légale et de preuves suffisantes concernant le déséquilibre concurrentiel. Les appels ultérieurs de Prodeco ont également été rejetés, le ministère affirmant que la résolution de la question nécessiterait l’intervention de plusieurs agences, laissant de fait le problème sans réponse.
Dans ce contexte, les requérants ont soutenu que la Colombie avait violé l’article 4, paragraphes 1 et 2, du traité. Ils affirmaient que le pays avait manqué à son obligation d’accorder un traitement juste et équitable à leur investissement et un traitement NPF aux ressortissants suisses. Ils ont également affirmé que la Colombie avait nui à la jouissance de leurs investissements par des mesures déraisonnables et discriminatoires.
Les requérants ont demandé diverses déclarations confirmant ces violations de la part de la Colombie, en plus d’une compensation financière s’élevant à 40,3 millions USD, ainsi que des intérêts, antérieurs et postérieurs à l’attribution, au taux de 5,57 % par an, composé annuellement à partir du 12 juin 2014. L’État défendeur a soutenu que les réclamations étaient prescrites en vertu de l’article 11, paragraphe 5, du traité. Dans l’éventualité où le tribunal se déclarerait compétent, l’État demandait plusieurs déclarations selon lesquelles il n’avait pas violé ses obligations en vertu du traité.
Maintien de la requête
L’article 11, paragraphe 5, du traité prévoit un délai de prescription de cinq ans pour la soumission d’un différend en vue de sa résolution, à compter de la date à laquelle un investisseur « a EU ou aurait dû avoir connaissance des faits à l’origine du différend ». Les requérants ont soumis leur demande d’arbitrage le 11 juin 2019.
La Colombie a soutenu que les réclamations soulevées par les requérants étaient prescrites en vertu de l’article 11, paragraphe 5, du traité, les événements concernés ayant débuté en avril 2013. À cette date, l’Agence nationale des infrastructures (ANI) avait en effet notifié aux requérants que la PNSA ne serait pas en mesure de facturer l’utilisation du chenal d’accès. Le requérant arguait pour sa part que la date la plus tardive à laquelle la prescription avait commencé à courir était celle à laquelle la Drummond Company Inc. (Drummond), ressortissante des États-Unis, avait commencé à utiliser gratuitement le chenal. La Colombie a fait valoir que les requérants avaient connaissance de la position du gouvernement et du déséquilibre compétitif avant juin 2014, comme en témoignent des communications et des actions antérieures.
Les requérants ont soutenu que la date la plus proche à laquelle une violation du traité aurait pu être constatée était le 12 juin 2014, jour où le gouvernement colombien avait officiellement rejeté la requête de Prodeco visant à remédier à un déséquilibre concurrentiel présumé concernant le chenal d’accès. Avant cela, la Colombie avait manifesté sa volonté de traiter le problème, et aucun désaccord ne s’était cristallisé en « différend » au sens du traité. Par conséquent, les événements antérieurs, comme la lettre d’avril 2013 de l’ANI, ne constituaient pas un refus définitif, puisque les discussions et les efforts pour résoudre le problème étaient en cours.
Le tribunal a estimé être compétent pour connaître du litige. Il s’est appuyé sur l’article 31 de la Convention de Vienne pour le droit des traités dans sa lecture de l’article 11, paragraphe 5, conjointement au reste de l’article 11. Il a estimé que le différend trouvait son origine au moment où les requérants avaient pris connaissance du rejet de leur requête par la Colombie, le 12 juin 2014. Avant cela, en dépit de la correspondance de l’ANI en avril 2013 et de l’utilisation gratuite du chenal d’accès, une plainte fondée sur le traité n’aurait pas été pertinente, car les parties exploraient activement des solutions potentielles au déséquilibre présumé du marché – plus précisément, le défendeur avait commandé le rapport dit Valbuena et rencontré les requérants pour discuter de solutions potentielles – et le défendeur n’avait pas encore transmis au requérant une décision formelle quant à sa demande.
Le litige
Le requérant a soutenu que la conduite du défendeur à l’égard des requérants ne s’accordait pas avec le TJE de leurs investissements prévu à l’article 4, paragraphe 2, dans la mesure où elle était incohérente et manquait de transparence, ne respectait pas les procédures régulières, était discriminatoire et allait à l’encontre des attentes légitimes des requérants. Les requérants ont en outre fait valoir que par son comportement, le défendeur n’avait pas accordé à leurs investissements un traitement non moins favorable que celui accordé aux investisseurs d’un État tiers, et leur avait par ailleurs porté atteinte par le biais de mesures déraisonnables et discriminatoires.
Le défendeur a fait valoir que les affirmations des requérants étaient sans fondement pour deux raisons principales.
Premièrement, ces réclamations contestaient les décisions de politique publique concernant le financement du chenal d’accès – politiques que les requérants avaient volontairement acceptées – ou constituaient des griefs contractuels, ce qui n’engageait pas la responsabilité du défendeur en vertu du traité. L’État défendeur a souligné que le traité ne l’obligeait pas à modifier ses politiques publiques pour le bénéfice financier d’un investisseur, en particulier lorsque ce dernier avait explicitement accepté lesdites politiques. Il a également affirmé que les modalités de financement du chenal d’accès étaient claires dès le départ, et que les requérants assumaient, en investissant, les risques associés à ces conditions. La Colombie a en outre soutenu que la modification des réglementations en faveur des requérants perturberait les politiques portuaires nationales de la Colombie, avec des implications plus larges pour l’accès du public et la cohérence des réglementations.
Deuxièmement, le défendeur a affirmé que les requérants n’avaient pas réussi à prouver l’existence d’une situation anticoncurrentielle ou à démontrer que le défendeur avait agi de manière arbitraire, discriminatoire ou déraisonnable en rejetant leurs demandes. L’État ne disposait d’aucune base juridique ou factuelle pour intervenir dans la question du chenal d’accès, puisque les requérants n’avaient pas démontré de conséquences, sur le marché du charbon et la concurrence dans ce domaine, causées par la disparité avec Drummond. L’État a également soutenu que son rejet systématique des demandes des requérants était conforme à la législation colombienne, qui envisage la concurrence par le biais de l’accès au marché plutôt que par la répartition des coûts. En outre, la Surintendance de l’industrie et du commerce, l’autorité colombienne chargée de la concurrence, avait confirmé l’absence de situation anticoncurrentielle, validant ainsi la position du défendeur.
Conclusions du tribunal
Le tribunal a estimé que l’incapacité du défendeur à résoudre la question du chenal d’accès constituait une conduite arbitraire et discriminatoire, violant la norme TJE en vertu de l’article 4, paragraphe 2, du traité, et a rejeté toutes les autres demandes, objections et défenses soulevées par les parties.
Tout d’abord, le tribunal a déterminé que les demandes des requérants étaient fondées sur des violations du traité, en particulier la norme TJE, en vertu de l’article 4, paragraphe 2, et non sur des violations contractuelles en vertu de l’accord de concession, comme le soutenait la Colombie. Il a ensuite constaté que par son comportement, le défendeur avait effectivement contrevenu à la norme TJE en vertu du traité, et ce à deux titres.
Premièrement, le tribunal a estimé que la conduite du gouvernement colombien était arbitraire. En effet, bien qu’il ait reconnu le déséquilibre concurrentiel injuste entre Drummond et les requérants, ainsi que son obligation de remédier à cette iniquité, le gouvernement n’a pas agi.
Deuxièmement, il a estimé que le comportement du gouvernement était discriminatoire. En refusant de réglementer le partage équitable des coûts liés au chenal d’accès, la Colombie a traité les investissements des requérants de manière nettement moins favorable que ceux de Drummond, ce dernier ayant bénéficié de l’utilisation gratuite de l’infrastructure sans en endosser la charge financière. Le tribunal a estimé qu’un tel comportement était spécifiquement proscrit par l’article 4, paragraphe 2, du traité, qui établit un lien substantiel entre la norme TJE et le principe NPF. Par conséquent, le tribunal a adopté une approche permettant de déterminer si les actions de l’État hôte sont discriminatoires en vertu du traité, semblable à celle utilisée pour les plaintes relatives au principe de la nation la plus favorisée, mais sans qu’il soit nécessaire de prouver la discrimination fondée sur la nationalité. Il s’agit essentiellement de déterminer si la mesure a des effets discriminatoires plutôt que de prouver l’intention de discriminer. Le tribunal a appliqué une analyse en trois étapes pour déterminer si les actions du gouvernement constituaient une discrimination :
La première étape consistait à identifier un comparateur, c’est-à-dire les investissements d’un investisseur dans des circonstances similaires. Le tribunal a estimé que Drummond constituait un comparateur approprié, puisqu’il s’agissait d’un concurrent direct des requérants, opérant dans le même secteur. Pour la deuxième étape, il s’agissait de déterminer si l’État hôte avait accordé à l’investisseur protégé un traitement moins favorable que celui du comparateur. Le tribunal a estimé que le traitement réservé par le défendeur aux investissements des requérants était manifestement moins favorable que celui qui avait été accordé à Drummond. Les requérants ont supporté l’intégralité des coûts de construction et d’entretien du chenal d’accès, alors que Drummond l’a utilisé sans contribution financière. Le tribunal a rejeté l’argument selon lequel des avantages fiscaux ou d’autres compensations auraient permis de neutraliser cette inégalité. La troisième étape consistait à examiner la justification de ce traitement moins favorable par l’État hôte, et à déterminer s’il était fondé sur une politique rationnelle non discriminatoire. Le tribunal a estimé que le gouvernement colombien n’avait pas fourni de justification valable et non discriminatoire à son inaction. Les pratiques historiques, telles que les chenaux d’accès financés par l’État, ne s’appliquaient pas au contexte d’investissement privé de l’affaire. Les arguments avancés par le ministère des Mines pour préserver la compétitivité du charbon en évitant les tarifs douaniers n’ont fait que souligner la discrimination à laquelle étaient confrontés les plaignants.
Le tribunal a donc conclu que la Colombie avait violé ses obligations au titre de l’article 4, paragraphe 2, du traité en adoptant un comportement arbitraire et discriminatoire. Cette violation de la norme TJE était suffisante pour établir la responsabilité. Par conséquent, le tribunal n’a pas examiné les allégations supplémentaires des requérants en vertu du traité.
Indemnisation et frais
Le tribunal a accordé aux requérants 9,4 millions de dollars US, plus les intérêts simples au taux de 5,6 %, nets d’impôts colombiens, et a demandé au défendeur d’indemniser les requérants pour toute imposition sur l’indemnisation. Les frais d’arbitrage ont été assumés à parts égales par les parties.
Le tribunal a estimé que ses conclusions relatives à la violation de la norme TJE appelaient à une réparation pour le préjudice causé. Les deux parties ont convenu que le principe de la réparation intégrale, tel qu’établi par le droit international coutumier (par exemple, l’affaire relative à l’usine de Chorzów et les articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État), régissait la détermination des dommages dans cette affaire. Si le traité prévoit une formule spécifique d’indemnisation en cas d’expropriation légale, il est cependant muet sur la méthodologie à appliquer en cas d’atteinte à l’intégrité territoriale. Pour combler cette lacune, le tribunal s’est appuyé sur le droit international coutumier et a appliqué une approche analogue au cadre d’indemnisation des expropriations légales.
Le tribunal a examiné les calculs des dommages des requérants et a identifié la nécessité d’ajustements à la baisse. Tout d’abord, le tribunal a tenu compte du déclin des exportations de charbon des requérants après 2020, année où Prodeco a cessé ses activités minières. Deuxièmement, il a constaté que le recours par les requérants à des hypothèses spéculatives, telles que la mise en œuvre de mécanismes tarifaires spécifiques et de rendements fixes, avait gonflé l’estimation des dommages. Troisièmement, le tribunal a reconnu que les requérants avaient sciemment assumé les risques liés aux lacunes réglementaires de l’accord de concession. En conséquence, le tribunal a ajusté les dommages-intérêts à 9,4 millions de dollars US, hors intérêts.
En ce qui concerne les intérêts, le tribunal a estimé qu’un taux d’intérêt simple de 5,6 %, reflétant le coût de la dette de Prodeco, était raisonnable et conforme aux normes commerciales. Les intérêts courent de la date de la sentence jusqu’à la date du paiement. La demande d’intérêts composés a été rejetée en raison de son interdiction par la loi colombienne et de la faute comparative des requérants. Le tribunal a également abordé la question de la fiscalité. Pour garantir une réparation intégrale, il a décidé que le montant de l’indemnisation devait être net d’impôts colombiens.
Note
Le tribunal arbitral était présidé par Bernardo M. Cremades (de nationalité espagnole) et composé de Daniel M. Price (arbitre désigné par le requérant, de nationalité américaine) et de Claus von Wobeser (arbitre désigné par le défendeur, de nationalité mexicaine et allemande).
Auteur
Meher Tandon est une avocate diplômée en Inde, actuellement stagiaire chez Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan, LLP à Paris.