Aperçu des récents arbitrages relatifs aux combustibles fossiles dans le cadre du Traité sur la Charte de l’énergie
En 2024, l’UE a officiellement acté son retrait du Traité sur la Charte de l’énergie (TCE), répondant ainsi à une pression croissante de la société civile et des activistes dénonçant son incompatibilité avec la lutte contre le changement climatique. Cette décision est intervenue après une série de retraits individuels très médiatisés de certains États membres, amorcés dès 2021. L’Italie, pionnière en la matière, a notamment été suivie par l’Espagne, la France, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Luxembourg. La dynamique en faveur d’une sortie coordonnée s’est renforcée en 2023 avec des critiques de plus en plus virulentes contre un traité accusé de protéger les intérêts des industries fossiles au détriment de politiques publiques indispensables, comme celles visant la protection de l’environnement et la transition énergétique.
Le vote écrasant du Parlement européen début 2024 en faveur de la sortie du TCE a marqué un tournant décisif, conduisant au retrait officiel de l’UE en mai 2024. Présentée comme une étape essentielle pour aligner l’Union sur ses engagements climatiques pris dans le cadre de l’Accord de Paris, cette décision a été motivée par l’échec des tentatives de modernisation du traité, celles-ci n’ayant pas permis de résoudre les incompatibilités entre les dispositions du TCE et les politiques climatiques modernes. Entre temps, en février 2024, le Royaume-Uni a également annoncé son intention de sortir du TCE.
Malgré ces vagues de départ, le traité continue d’exercer une influence significative. Son mécanisme RDIE permet aux investisseurs de réclamer des compensations (souvent considérables) pour des réglementations perçues comme portant atteinte à leurs investissements, même lorsque ces mesures s’avèrent cruciales pour lutter contre le changement climatique ou promouvoir le bien-être social. Ce problème est exacerbé par la clause de survie du TCE prévue à l’article 47, paragraphe 3, qui permet aux investisseurs d’initier des procédures arbitrales jusqu’à 20 ans après le retrait d’un État de l’accord. Les États restent ainsi vulnérables à un arbitrage coûteux longtemps après leur retrait. La clause de survie les contraint à respecter des dispositions protectrices dépassées, entravant leur capacité à mettre en œuvre des politiques d’intérêt public sans la menace constante d’un litige. Les conséquences persistantes du TCE continuent donc de compromettre tant les efforts de décarbonation que la transition vers un avenir énergétique durable.
Pour mieux comprendre les risques auxquels les États parties au TCE sont exposés lorsqu’ils cherchent à mettre en œuvre des politiques d’intérêt public, cet article compile les affaires les plus récentes relatives aux combustibles fossiles basées sur ce traité.[1] Alors que de nombreux litiges fondés sur le TCE ont concerné le secteur des énergies renouvelables – notamment les célèbres différends liés à l’énergie solaire en Espagne –, une résurgence notable des contentieux liés aux combustibles fossiles révèle les contradictions profondes entre les protections conférées par le traité aux investisseurs et les objectifs climatiques mondiaux. Contrairement aux affaires concernant les énergies renouvelables, ces litiges visent souvent des mesures étatiques visant à réduire la production d’énergie à forte intensité carbone, alors qu’elles représentent une étape essentielle dans la transition mondiale vers l’énergie durable. En explorant ces affaires – qu’elles soient en cours ou récemment tranchées –, cet article met en évidence le rôle persistant du TCE dans la limitation de l’autonomie réglementaire des gouvernements, et ce malgré les retraits de plusieurs États membres et de l’UE.
- Azienda Elettrica Ticinese c. Allemagne (ARB/23/47) : en 2020, l’Allemagne a adopté un plan d’élimination progressive du charbon visant à mettre fin à la production d’électricité à partir de cette matière d’ici 2038. En 2023, la compagnie d’électricité suisse Azienda Elettrica Ticinese (AET) a intenté une action en justice contre l’Allemagne en vertu du TCE, arguant que la fermeture anticipée de la centrale électrique au charbon, dans laquelle elle détenait une participation, avait été menée sans compensation. Le montant exact des dommages et intérêts demandés par AET n’a pas été divulgué. En mars 2024, un tribunal CIRDI a été constitué pour entendre l’affaire et a depuis émis trois ordonnances de procédure (non divulguées) concernant les questions de procédure, la transparence et la confidentialité.
- Towra c. Slovénie (ARB/22/33) : en 2022, la société minière Towra SA-SPF, enregistrée au Luxembourg, a initié une procédure arbitrale contre la Slovénie en vertu du TCE, alléguant que le gouvernement avait dévalué son investissement dans une mine de charbon en adoptant une législation qui obligeait la mine à fonctionner à perte, soi-disant pour subventionner un autre projet géré par l’État. Towra réclame au moins 60 millions d’euros de dommages et intérêts, invoquant une violation des dispositions du TCE relatives au traitement juste et équitable et à l’interdiction d’expropriation. Certains experts établissent un lien entre la politique climatique slovène et cet arbitrage,[2] ce dernier ayant été initié peu après que le pays a dévoilé son plan national d’élimination progressive du charbon d’ici à 2033. Néanmoins, bien que l’affaire soit en cours, les informations accessibles au public concernant sa portée et les détails de la procédure restent insuffisantes pour confirmer ce lien.
- Ascent Resources c. Slovénie (ARB/22/21) : en mai 2022, la société d’énergie Ascent Resources, basée au Royaume-Uni, a entamé une procédure d’arbitrage contre la Slovénie en vertu du TCE et du TBI entre le Royaume-Uni et la Slovénie, affirmant que l’interdiction par la Slovénie de la fracturation hydraulique (communément appelée « fracking ») constitue une expropriation illégale de son investissement dans le champ pétrolier et gazier de Petišovci. Ascent affirme également que les actions de la Slovénie violent le standard de TJE du TCE et du TBI, ainsi que leurs dispositions relatives à l’obligation de l’État de ne pas compromettre les investissements de manière arbitraire, déraisonnable ou discriminatoire. Selon Ascent, cette interdiction était en fait une mesure ciblée contre l’entreprise, qui l’a injustement empêchée de procéder à une stimulation hydraulique à faible volume des puits destinée à permettre la production de gaz à partir du champ gazier de Petišovci, privant ainsi Ascent de la valeur de son investissement en Slovénie. La société réclame 656,5 millions d’euros de dommages et intérêts. Un tribunal CIRDI est en place depuis mars 2023 pour statuer sur l’affaire ; la procédure écrite sur le fond est en cours.
- Clara Petroleum Ltd c. Roumanie (ARB/22/10) : la société pétrolière Clara Petroleum, basée au Royaume-Uni, a déposé une plainte contre la Roumanie en 2022 au titre du TCE concernant les investissements dans l’exploration et la production d’hydrocarbures. Bien que les détails du litige (tout comme son montant) restent confidentiels, il serait lié aux préoccupations environnementales soulevées par la fracturation hydraulique, qui a fait l’objet de protestations de la part des communautés locales dans la zone de la concession compte tenu des risques environnementaux associés à ce processus. L’affaire est toujours en cours ; le tribunal a tenu une audience sur la compétence et le fond en avril 2024.
- Lansdowne Oil & Gas c. Irlande : en 2023, la société d’exploration pétrolière et gazière Lansdowne Oil & Gas, domiciliée au Royaume-Uni et dont le siège est à Dublin, a annoncé son intention d’engager une procédure arbitrale contre l’Irlande sur le fondement du TCE après que le gouvernement a refusé d’accorder un bail pour l’exploitation du gisement pétrolier et gazier offshore de Barryroe. Lansdowne affirme que cette décision a été motivée par des préoccupations environnementales qui, selon elle, violent ses droits en vertu du TCE, en particulier son droit à un traitement juste et équitable. Lansdowne est toujours à la recherche de bailleurs de fonds pour soutenir sa procédure d’arbitrage contre l’Irlande.
- Klesch c. Danemark, Allemagne, Union européenne (ARB/23/48, ARB/23/49, ARB(AF)/23/1) : en 2023, le raffineur de pétrole Klesch, basé au Royaume-Uni, a entamé trois procédures d’arbitrage au titre du TCE contre le Danemark, l’Allemagne et l’UE, visant à contester une taxe sur les bénéfices exceptionnels des entreprises énergétiques introduite par le Règlement 2022/1854 suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Klesch allègue que le Règlement de l’UE établissant la taxe et ses actes d’exécution adoptés par l’Allemagne et le Danemark violent le TCE en raison de leur caractère prétendument « arbitraire, discriminatoire et punitif ». Le 23 juillet 2024, un tribunal CIRDI a rendu une décision sur les mesures provisoires, ordonnant à l’Allemagne de s’abstenir (i) d’exiger de Klesch le paiement de tout montant en vertu de la loi allemande mettant en œuvre le règlement de l’UE et (ii) de poursuivre toute action visant à contraindre tout paiement dû par le groupe Klesch en vertu de cette loi.
- ExxonMobil c. Pays-Bas (ARB/24/44) : en septembre 2024, la filiale belge d’ExxonMobil a entamé une procédure d’arbitrage contre les Pays-Bas en vertu du TCE concernant son investissement dans le champ gazier de Groningue, exploité conjointement avec Shell dans le cadre d’une joint-venture. Le litige a pour origine la décision du gouvernement néerlandais d’arrêter progressivement la production de gaz dans ce champ en raison de l’activité sismique liée à l’extraction dans la région. L’affaire s’inscrit dans le cadre d’un différend plus large, avec des arbitrages contractuels parallèles initiés par la joint-venture et ses actionnaires, Shell et ExxonMobil. ExxonMobil n’a pas révélé le niveau de compensation qu’elle demande, mais les conséquences potentielles devraient être significatives – les dommages et intérêts pourraient atteindre des milliards d’euros – étant donné que le champ gazier de Groningue était l’un des plus grands d’Europe, avec d’importantes réserves inexploitées.
- GreenX Metals c. Pologne : le 8 octobre 2024, à l’issue d’un litige de quatre ans portant sur deux projets d’exploitation de mines de charbon, deux tribunaux « jumeaux » ont décidé à l’unanimité que la Pologne avait violé le TCE et le TBI entre l’Australie et la Pologne. Les tribunaux ont accordé des dommages et intérêts d’un montant de 183 millions de livres sterling au titre du TCE (et de 252 millions de livres sterling au titre du TBI). La société australienne, anciennement connue sous le nom de Prairie Mining, avait engagé une procédure d’arbitrage contre la Pologne en 2020 à la suite du refus du ministère polonais de l’Environnement d’accorder des droits d’exploitation minière et de l’attribution ultérieure de la concession à une société d’État.
Ces affaires illustrent les importantes limites qu’impose le TCE à la capacité des États de réglementer dans l’intérêt public. Qu’il s’agisse de mesures de transition énergétique telles que l’élimination progressive du charbon, de réglementations sur la fracturation hydraulique ou de politiques fiscales, le mécanisme RDIE du TCE permet aux investisseurs étrangers du secteur des combustibles fossiles de contester et de demander des compensations en réaction aux changements de politique publique. Cette dynamique oblige les États à mener de coûteuses batailles juridiques et, dans de nombreux cas, les oblige à soutenir financièrement le secteur qu’ils cherchent à réformer ou à abandonner. Parfois, ils sont même contraints de faire marche arrière et d’annuler les politiques qu’ils avaient prévues. Il en résulte une contrainte importante sur la souveraineté des États, qui les rend vulnérables aux demandes d’arbitrage chaque fois qu’ils mettent en œuvre des mesures qui affectent les profits des investisseurs, indépendamment de l’intérêt public plus large qu’ils cherchent à protéger. En outre, la simple menace d’une procédure d’arbitrage coûteuse, susceptible d’aboutir à des dommages et intérêts élevés, peut avoir un effet dissuasif puissant et inciter les États à modifier ou à abroger leurs politiques. Cet effet dissuasif (aussi appelé « chilling effect »),[3] documenté dans diverses études, souligne les implications considérables du mécanisme RDIE du TCE, car il encourage les États à conclure des accords pour régler les différends, voire à abandonner des mesures réglementaires, même en l’absence d’une défaite juridique claire et définitive.
Les demandes d’arbitrage en cours contre plusieurs États membres de l’UE en vertu du TCE illustrent également un paradoxe : comme indiqué précédemment dans l’introduction, l’UE (et le Royaume-Uni) ont décidé de se retirer du TCE mais la clause de survie du traité garantit que son impact se fera encore sentir dans les années à venir. Par conséquent, bien que les retraits de l’UE et du Royaume-Uni soient significatifs, la prise en compte des conséquences juridiques et financières à long terme du TCE nécessite des stratégies globales. En particulier, l’UE et ses États membres devraient négocier activement un accord inter se neutralisant la clause de survie avec d’autres États non-membres de l’UE comme le Royaume-Uni et la Suisse. Cela serait d’autant plus pertinent que les deux tiers des demandes d’arbitrage présentées ci-dessus ont été initiées par des investisseurs basés au Royaume-Uni ou en Suisse. Cette recommandation s’aligne sur une décision récente du Comité économique et social européen, qui a exhorté la Commission européenne et les États membres à conclure des accords inter se avec des pays tiers afin d’atténuer les risques associés à la clause de survie de 20 ans du TCE. Le Comité a fait référence au modèle d’accord de l’IISD publié plus tôt cette année pour faciliter ce processus.
En fin de compte, les défis posés par le TCE soulignent la nécessité urgente de réformer le droit international de l’investissement pour mieux l’aligner sur les objectifs climatiques mondiaux. Alors que le monde est confronté à la menace existentielle du changement climatique, il est impératif que les cadres juridiques évoluent pour soutenir, et non entraver, la transition vers un avenir énergétique durable.
Auteur
Clémentine Baldon, Associée fondatrice de Baldon Avocats, Paris, France
Rosanne Craveia, Juriste au cabinet Baldon Avocats et doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
[1] La présentation qui suit est basée uniquement sur des informations accessibles au public ; de nombreux documents et détails relatifs aux procédures d’arbitrage sont souvent confidentiels, ce qui peut parfois limiter la pleine compréhension des affaires examinées.
[2] Hinrichsen, E. (2024). Reconciling international climate law and the Energy Charter Treaty through the use of integrative interpretation. Laws, 13(2) 24, 34. https://doi.org/10.3390/laws13020024
[3] Voir par ex. Tienhaara, K. (2017). (2017)/ Regulatory chill in a warming world: The threat to climate policy posed by investor-state dispute settlement. (2018) Transnational Environmental Law, 7(2). https://www.cambridge.org/core/journals/transnational-environmental-law/article/regulatory-chill-in-a-warming-world-the-threat-to-climate-policy-posed-by-investorstate-dispute-settlement/C1103F92D8A9386D33679A649FEF7C84