Un tribunal du CIRDI détermine que les quotas d’échange de droits d’émission ne constituent pas des investissements « protégés » en vertu de l’ALENA
Koch Industries, Inc. et Koch Supply and Trading, LP c. Canada, Affaire CIRDI n° ARB/20/52, sentence, 13 mars 2024
Résumé
Dans une sentence rendue le 13 mars 2024, un tribunal du CIRDI a conclu que les demandeurs, Koch Industries Inc. (Koch Industries), une société américaine basée au Kansas, et sa filiale Koch Supply & Trading (KS&T) basée au Delaware, ne possédaient pas d’investissements protégés par l’ALENA lorsqu’ils ont acquis des quotas d’échange de droits d’émission dans le cadre du programme de plafonnement et d’échange de droits d’émission de l’Ontario et que, par conséquent, ils ne pouvaient pas contester l’annulation de ces quotas. Le tribunal a jugé que les quotas d’échange de droits d’émission achetés dans le cadre du programme susmentionné ne répondaient pas aux critères de la définition de « bien » du droit commun de l’Ontario, les excluant ainsi de la protection de l’article 1139(g) de l’ALENA. En outre, comme les demandeurs n’avaient pas d’activités commerciales substantielles en Ontario et n’avaient participé qu’à des ventes aux enchères liées à l’échange transfrontalier de droits d’émission dans la province, leurs activités ne relevaient pas de l’article 1139(h), qui concerne les « intérêts dans les activités économiques de l’État d’accueil ».
Le contexte du différend
En 2016, l’Ontario a mis en place un programme de plafonnement et d’échange de droits d’émission de carbone dans le cadre de la Western Climate Initiative, une collaboration entre les gouvernements régionaux des États-Unis et du Canada visant à établir un marché des émissions. KS&T a acquis une quantité importante de quotas d’échange de droits d’émission lors des ventes aux enchères organisées en 2017 et 2018, tout en transférant la majorité à la Californie, qui participait à l’initiative. À la suite d’une transition politique en juin 2018, l’Ontario a annoncé son intention de mettre fin au programme et a annulé les ventes aux enchères prévues. Cette vente aux enchères a incité la Californie à cesser de reconnaître les quotas de l’Ontario obtenus précédemment, entravant ainsi la capacité de KS&T à transférer hors de l’Ontario certains quotas récemment acquis. En octobre 2018, l’Ontario a officiellement mis fin au programme de plafonds-échanges, y compris aux quotas d’émission existants, sans indemniser les « participants au marché », y compris Koch Industries et KS&T. En décembre 2020, les demandeurs ont entamé un arbitrage auprès du CIRDI, contestant l’annulation de leurs quotas d’émission en vertu de la disposition de l’ALENA relative aux investissements antérieurs. Dans sa décision, le tribunal a également examiné la charge de la preuve contestée concernant les questions juridictionnelles, se rangeant à l’avis du Canada et des États-Unis selon lequel les demandeurs avaient la charge de prouver la propriété des droits de propriété conformément à la loi de l’Ontario, tout en soulignant l’obligation en vertu du droit international pour les deux parties d’étayer leurs recours.
La compétence en vertu de l’article 1139(g) de l’ALENA s’agissant des quotas d’émission de KS&T
1. Le tribunal statue sur la question de savoir si les tribunaux de l’Ontario ou du Canada ont établi un « critère juridique » général ou des principes d’interprétation généraux pour le concept de « bien »
Le Canada a contesté la position des demandeurs selon laquelle les quotas d’échange de droits d’émission sont considérés comme des investissements protégés en vertu de l’ALENA et relèvent donc de la catégorie des « biens » en vertu de l’article 1139(g), étant donné que le droit international a donné une large interprétation de ce terme. Le défendeur a contesté cette affirmation, soulignant que (i) les quotas d’émission n’avaient pas les « caractéristiques essentielles des droits de propriété au sens du droit commun » ; (ii) la loi sur le plafonnement et l’échange de droits d’émission et ses règlements ne déclaraient pas que les quotas d’émission constituaient une forme de propriété ; (iii) les décisions judiciaires existantes en Ontario ne traitaient pas de la question. S’appuyant sur l’affaire Lion c. Mexique, le tribunal a déclaré que lorsqu’il n’existe pas de définition expresse du terme « bien » dans l’ALENA ou dans le droit international, c’est le droit de l’État hôte qui doit déterminer la définition du terme, à savoir « si l’objet en question répond à cette définition » et si lesdits droits de propriété sont « acquis par le demandeur ». Malgré les objections du Canada, le tribunal a ensuite évalué si les quotas étaient conformes à la définition de bien du droit commun de l’Ontario en examinant une série de décisions judiciaires canadiennes sur les droits de propriété incorporels afin de conclure qu’aucun « test juridique » général ou principe d’interprétation déterminant l’existence d’un bien ne peut être identifié dans ces affaires. Au contraire, « elles traitent d’une question beaucoup plus limitée concernant des biens particuliers en vertu de différents régimes ou instruments législatifs sans dresser une liste définitive des attributs des biens en vertu du droit commun, ni examiner en détail la nature et la portée de ces attributs » (para. 238).
Plus précisément, (i) dans l’affaire Saulnier, la Cour suprême du Canada a déterminé que les permis de pêche constituaient un bien aux fins des procédures de faillite et dans des contextes statutaires spécifiques, en mettant l’accent sur le critère de l’« exclusivité » tout en soulignant qu’« il n’existe pas de liste fixe de critères en droit commun » ; (ii) dans l’affaire Anglehart, la Cour d’appel fédérale a établi une distinction par rapport à l’affaire Saulnier, en affirmant que les permis ou quotas de pêche ne relèvent pas de la notion de bien, principalement en raison des pouvoirs étendus de l’administration publique : (iii) dans l’affaire Tucows, la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu que les noms de domaine Internet étaient des biens incorporels sur la base du critère de l’« exclusivité » et de la conformité avec les « attributs de la propriété en droit commun » ; et (iv) dans l’affaire Bouckhuyt, la Cour d’appel de l’Ontario a déterminé que les quotas de culture du tabac ne constituaient pas des droits de propriété en raison de leur nature transitoire et du contrôle gouvernemental, faisant ainsi écho aux préoccupations soulevées par l’affaire Saulnier quant à l’importance de la révocabilité discrétionnaire dans l’évaluation des droits de propriété. Après avoir examiné les décisions susmentionnées, le tribunal a déterminé que le pouvoir discrétionnaire absolu du gouvernement était incompatible avec le concept de « propriété » et le critère de l’« exclusivité » du droit commun ; toutefois, les similitudes entre les créations statutaires intangibles et les formes de propriété traditionnelles pourraient impliquer l’existence d’une propriété, mais sont toujours insuffisantes pour établir des droits de propriété en vertu du droit commun.
2. La pertinence de la jurisprudence non canadienne
À la suite des observations des parties et dans un souci d’exhaustivité, le tribunal s’est livré à une analyse comparative d’une poignée de décisions de la CJUE et des tribunaux américains afin d’identifier des principes interprétatifs supplémentaires et pertinents compatibles avec l’approche canadienne. Après avoir constaté que les tribunaux de la CJUE et des États-Unis n’avaient pas de position définitive sur le statut juridique des quotas d’émission de gaz à effet de serre dans les affaires présentées, le tribunal s’est tourné vers la décision de la cour anglaise dans l’affaire Armstrong DLW GMBH c. Winnington Networks. Dans cette affaire, la cour s’est penchée sur la caractérisation des quotas d’émission dans le cadre du système de plafonnement et d’échange de l’UE, estimant qu’ils pouvaient être considérés comme des « biens incorporels en raison de leur nature identifiable, de leur transférabilité et de leur degré de permanence ». Tout en reconnaissant la similitude de l’arrêt Armstrong avec l’affaire en question, le tribunal a identifié des différences importantes dans le test appliqué par rapport aux décisions canadiennes, qui se concentraient sur l’élément du « contrôle exclusif » ; il a donc considéré que cet arrêt n’était pas entièrement représentatif de la manière dont les tribunaux canadiens évalueraient les quotas d’émission.
Le critère du « contrôle exclusif »
Dans le cadre de son évaluation des quotas d’émission des demandeurs en vertu de l’ALENA, le tribunal s’est attaché à déterminer s’ils avaient un « contrôle exclusif » sur les droits qui en découlent. Il a noté que le programme de plafonds-échanges visait à créer un « régime réglementaire pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, protéger l’environnement et passer à une économie à faible émission de carbone » tout en permettant à l’Ontario de « coordonner ses actions avec d’autres juridictions » (para. 275). Le tribunal a estimé que le programme imposait « d’importantes limitations au contrôle et à l’utilisation des quotas d’émission par les détenteurs », en raison du pouvoir discrétionnaire considérable du gouvernement sur (entre autres) l’allocation, la création et l’annulation de ces quotas. Par conséquent, le tribunal a conclu que les quotas ne répondaient pas aux critères de bien en vertu du droit ontarien, ou aux critères d’investissement en vertu de l’article 1139(g) de l’ALENA en raison du « degré de discrétion, de contrôle et d’ingérence du gouvernement [qui était] incompatible avec le concept de « contrôle exclusif » [que] les deux parties [ont] recouru comme étant au cœur des droits de propriété » (para. 316).
La compétence en vertu de l’article 1139(h) de l’ALENA s’agissant des quotas d’émission de KS&T
Les demandeurs ont fait valoir que les quotas d’émission, ainsi que l’activité d’échange de droits d’émission de carbone de KS&T en Ontario, constituaient des « intérêts découlant de l’engagement de capitaux et d’autres ressources » pour une activité économique en Ontario et qu’ils répondaient donc aux prescriptions de l’article 1139(h) de l’ALENA. Interprétant l’article 1139(h) conformément aux règles d’interprétation des traités (articles 31 et 32 de la CVDT), le tribunal a noté qu’il contient une description générale des « intérêts » qui donnent lieu à un investissement, un chapeau et deux sous-paragraphes, qui renvoient à certains exemples et constituent un contexte très pertinent qui clarifie le type d’intérêts couverts. S’appuyant sur le précédent établi dans les affaires Grand River c. États-Unis et Lion c. Mexique, le tribunal a reconnu que les « intérêts » devraient présenter des caractéristiques similaires aux exemples interprétatifs des alinéas de l’article, à savoir (i) « la présence de biens sur le territoire de la partie » et (ii) « une rémunération [dépendant] de la production, du chiffre d’affaires ou des bénéfices » (para. 348 à 352). En conséquence, les quotas d’émission de KS&T n’ont pas été considérés comme des « intérêts » puisqu’ils ne lui conféraient pas « une part légale d’un bien ou d’une ressource », tandis que ses activités commerciales (c’est-à-dire l’achat de quotas d’émission sur le marché primaire et leur revente sur le marché secondaire) n’ont pas été jugées conformes aux exemples fournis par l’article 1139(h) en raison de l’absence d’activités commerciales de KS&T en Ontario. Étant donné que les opérations commerciales de KS&T étaient basées aux États-Unis et qu’il n’existait aucun lien avéré avec les activités économiques en Ontario, le tribunal a décidé que, malgré des comparaisons avec des affaires telles que Apotex c. États-Unis et Canadian Cattlemen c. États-Unis, le commerce transfrontalier de KS&T, y compris les ventes aux enchères et les transferts de quotas d’émission, ne pouvaient être qualifiés d’« investissement protégé ».
La compétence matérielle sur Koch Industries
Les demandeurs ont fait valoir que le tribunal avait compétence sur Koch Industries en raison de sa propriété indirecte de quotas d’émission par l’intermédiaire de KS&T et de la propriété d’entreprises canadiennes. Toutefois, le tribunal a rejeté les deux arguments, déclarant que les demandeurs avaient abandonné leur argument selon lequel leur propriété à 100 % de KS&T constituait un investissement au sens de l’article 1139(a) de l’ALENA, KS&T étant une entité américaine et non canadienne. S’agissant des intérêts indirects de Koch Industries dans les quotas d’émission de KS&T, le tribunal avait déjà déterminé que les quotas d’émission ne répondaient pas aux critères des investissements protégés. Enfin, la propriété d’autres entités canadiennes par Koch Industries ne confère pas non plus la compétence, en l’absence d’un lien clair entre la mesure contestée et les investissements en question. Se référant à l’affaire Poštová banka c. République hellénique, le tribunal a suivi l’approche « les coûts sont imputables à leurs auteurs » et a ordonné aux parties de « payer les coûts de l’arbitrage à parts égales ».
Conclusion
Bien qu’elle n’ait pas valeur de précédent de jure, la présente décision représente un changement louable par rapport aux définitions abstraites de la propriété. Le choix du tribunal d’évaluer si les quotas d’émission peuvent être considérés comme des investissements protégés à travers le prisme du droit de la propriété de l’État hôte est particulièrement bienvenu, car il s’écarte des définitions souvent nébuleuses de la propriété incluses dans les accords internationaux, qui sont la plupart du temps très déconnectées des définitions incluses dans les lois municipales pertinentes. Comme l’a démontré avec justesse le professeur Douglas, « le droit international général ne contient pas de règles de fond en matière de droit de la propriété. Les traités d’investissement ne prétendent pas non plus fixer des règles pour l’acquisition de droits in rem sur des biens corporels ou incorporels »[1]. Par conséquent, en fondant son analyse sur le cadre juridique de l’État d’accueil, le tribunal garantit effectivement un niveau accru de cohérence et de prévisibilité dont le manque dans l’arbitrage des investissements a été sévèrement critiqué, en raison de sa nature fragmentée (en particulier par rapport à ce qui a été décrit comme le « fiasco ultime de l’arbitrage des investissements », à savoir les résultats contradictoires dans les affaires CME c. République tchèque et Lauder c. République tchèque)[2].
Remarques
Le tribunal était composé d’Eduardo Zuleta (président, de Colombie), d’Henri Alvarez (nommé par le demandeur, du Canada), et de la Professeure Andrea Bjorklund (nommée par le défendeur, des États-Unis).
Auteure
Vasiliki Dritsa est doctorante en droit international des investissements et assistante de recherche à l’Institut universitaire de hautes études de Genève (IHEID).
[1] Douglas, Z. (2009). The international law of investment claims. Cambridge University Press ; p. 52, para. 101.
[2] Annacker, C. (2023). Fragmentation and integration in international investment law: Plus ça change. ICSID Review, 38(3), p. 501 ; Reinisch, A. (2008). The proliferation of international dispute settlement mechanisms: The threat of fragmentation vs the promise of a more effective system? Some reflections from the perspective of international arbitration. Dans I. Buffard et al. (Eds.), International law between universalism and fragmentation: Festschrift in honour of Gerhard Hafner, 116. Brill.