Proposition pour le calcul des dommages-intérêts dans l’arbitrage au titre des traités d’investissement
L’importance de la causalité dans l’arbitrage au titre des traités d’investissement
Le lien de causalité est un élément essentiel de la responsabilité, qu’elle soit juridique ou morale. En règle générale, une personne ne peut être jugée responsable que si son comportement a une influence causale sur les conséquences en question. Cette idée de base a fait son chemin dans l’arbitrage au titre des traités d’investissement. Lorsqu’un tribunal arbitral évalue si l’État doit verser une indemnisation à l’investisseur, il s’agit avant tout de déterminer si les actions de l’État ont EU une influence causale sur la perte subie par l’investisseur. Si ce lien de causalité n’est pas démontré, la demande d’indemnisation de l’investisseur sera vaine.
C’est pourquoi il est essentiel de déterminer ce que signifie le fait que les actions d’un État soient « la cause » des pertes subies par un investisseur. Le sens du terme « cause » sera déterminé par le critère de causalité utilisé. Dans l’arbitrage au titre des traités d’investissement, le critère le plus couramment utilisé est celui du « facteur déterminant » ou « critère de l’essentiel ». En appliquant ce critère, la question est la suivante : si X (« antécédent ») ne s’était pas produit, Y (« conséquence ») se serait-il produit ?
L’objectif de ce billet de blog est d’explorer ce que le terme « X » devrait signifier dans l’arbitrage au titre des traités d’investissement. Comme détaillé ci-dessous, il existe deux définitions possibles. En ce qui concerne le choix de la définition qui devrait prévaloir, les enjeux (financiers) sont particulièrement élevés : alors que l’une des définitions offrira une plus grande indemnisation aux investisseurs, l’autre aura l’effet inverse.
Que signifie « X » ?
La première définition possible est que X équivaut aux « actions de l’État ». C’est la définition que la plupart des tribunaux arbitraux utilisent (voir, par exemple, Masdar c. Espagne (para. 549-552) et Vivendi c. Argentine (para. 8.2.7)). En pratique, si cette définition est adoptée, un tribunal arbitral vérifie le lien de causalité en posant la question suivante : « Si l’État n’avait pas agi de la sorte, la perte de l’investisseur aurait-elle eu lieu ? ». Les actes de l’État sont ceux qui ont été jugés contraires au traité d’investissement applicable. Par exemple, si la promulgation par l’État d’une nouvelle réglementation enfreint la norme relative au traitement juste et équitable prévue par le traité d’investissement applicable, l’acte consistant à promulguer cette réglementation sera l’« action de l’État ». En conséquence, dans un tel cas, le test de causalité posera la question suivante : « Si l’État n’avait pas promulgué la réglementation en question, l’investisseur aurait-il subi la perte qu’il a subie ? ».
Une deuxième définition possible est que X est égal à « l’aspect illicite des actions de l’État ». Contrairement à la première définition possible, cette définition n’a trouvé grâce qu’auprès d’une poignée de tribunaux arbitraux. L’une des raisons apparentes de ce manque d’enthousiasme est un certain scepticisme quant à la possibilité qu’une action puisse avoir un aspect non illicite et un aspect illicite. Un exemple inspiré du droit de la responsabilité civile peut contribuer à atténuer ce scepticisme. La situation est (malheureusement) trop fréquente : un automobiliste heurte un piéton, qui se retrouve avec une jambe cassée. La vitesse maximale autorisée pour l’automobiliste était de 30 km/h, alors qu’il roulait à 40 km/h au moment de la collision. Quel est l’aspect illicite de la conduite de l’automobiliste ? Le fait qu’il roulait 10 km/h au-dessus de la vitesse autorisée. Si l’objectif est de vérifier si cet aspect illicite de la conduite de l’automobiliste est causal, la question devient : si l’automobiliste avait roulé à 30 km/h, le piéton aurait-il eu la jambe cassée ? En imaginant un monde où l’aspect illicite de l’action du conducteur n’est pas présent, il est possible de déterminer si cette action était nécessaire à la survenance de la conséquence.
L’action d’un État peut-elle également être divisée entre les aspects illicites et les aspects non illicites ? La réponse dépend de la norme de traitement des investissements que l’État enfreint. Il est important de noter que si l’État est accusé d’avoir enfreint la norme TJE, cette division sera possible. Les arbitrages investisseur-État où l’État a enfreint cette norme en diminuant une subvention qu’il verse à l’investisseur en sont de bons exemples. Supposons qu’un investisseur percevait auparavant une subvention de 100 ducats par mois. Après réduction de cette subvention, l’investisseur a reçu 60 ducats par mois, ce qu’un tribunal arbitral a par la suite considéré comme une réduction excessive et donc comme une violation de la norme TJE. Logiquement, si la réduction était excessive, il devrait y avoir un point entre 100 ducats et 60 ducats où elle ne serait pas considérée comme excessive. À titre d’illustration, supposons que ce chiffre soit de 85 ducats. Dans ce cas, la question du lien de causalité serait la suivante : si l’État avait réduit le paiement de la subvention à 85 ducats, l’investisseur aurait-il subi la perte qu’il a subie ?
Est-ce que X équivaut à « l’action de l’État » ou à « un aspect illicite de l’action de l’État ? » ?
En résumé, il existe deux définitions possibles de l’antécédent dans le test de causalité, l’une étant l’« action de l’État », l’autre étant l’« aspect illicite de l’action de l’État ». Laquelle doit être privilégiée ?
Les lecteurs noteront que si la définition de « l’aspect illicite de l’action de l’État » est privilégiée, le résultat pratique sera que les États verseront des indemnités moindres aux investisseurs à l’avenir. Ce résultat pratique se manifestera de deux manières.
Tout d’abord, il y aura moins de constatations de causalité. Pour illustrer ce point, considérons la question suivante : si l’État avait réduit le paiement de la subvention à 85 ducats, l’investisseur aurait-il subi la perte qu’il a subie ? Supposons que l’investisseur en question soit en mauvaise santé financière, ce qui signifie qu’il serait devenu insolvable dans une situation où le paiement de la subvention n’aurait été réduit qu’à 85 ducats. Cet investisseur ne peut pas établir de lien de causalité. Cependant, le même investisseur peut établir un lien de causalité si l’antécédent est l’action de l’État. Dans ce cas, il s’agit d’imaginer un scénario dans lequel l’État ne réduit pas du tout le paiement de la subvention, puis de se demander : dans ce scénario, l’investisseur devient-il quand même insolvable ? Probablement pas, auquel cas l’État a causé cette perte.
Même dans les cas où l’antécédent est l’aspect illicite des actions de l’État et qu’il y a un lien de causalité, les États verseront généralement une indemnisation moindre aux investisseurs par rapport à la situation où l’antécédent est l’action de l’État, ce qui constitue la deuxième manifestation du phénomène de l’indemnisation moindre par les États. Pour illustrer ce phénomène, supposons que l’investisseur soit financièrement sain et qu’il ne devienne pas insolvable, mais que la réduction du paiement de la subvention à 60 ducats entraîne une perte financière de 1 000 000 de ducats. Selon l’interprétation de la règle de la réparation intégrale retenue par la plupart des tribunaux arbitraux, l’État doit verser à l’investisseur une indemnité d’un montant de 1 000 000 de ducats. Certains tribunaux arbitraux (voir, par exemple, Kruck c. Espagne (para. 354)) ont remis en question cette interprétation : si l’État peut réduire une subvention sans enfreindre la norme TJE, alors il ne devrait pas payer d’indemnisation sur la partie de la perte de l’investisseur causée par une telle « réduction autorisée ». Si l’on suit cette logique, l’investisseur doit percevoir 625 000 ducats, en supposant que l’État fût autorisé à réduire le versement de la subvention à 85 ducats sans enfreindre la norme TJE. L’investisseur reçoit une réparation intégrale, mais seulement pour la partie de sa perte causée par l’aspect de l’action de l’État qui rend cette action contraire à son obligation.
Cette cohérence logique est une raison majeure pour privilégier « l’aspect illicite de l’action de l’État » plutôt que « l’action de l’État » comme antécédent lors de l’examen du lien de causalité dans l’arbitrage au titre des traités d’investissement. Il est illogique que les tribunaux arbitraux insistent sur le fait que les États peuvent prendre des mesures qui affectent négativement la valeur des investissements sans enfreindre la norme TJE, mais que lorsque les États vont trop loin et finissent par enfreindre cette norme, ils effectuent alors un revirement en décidant que les États doivent indemniser les investisseurs pour toutes les pertes qu’ils ont subies, y compris les pertes que les États avaient légalement le droit d’infliger. Si l’indemnisation des États était limitée aux pertes qu’ils ont illégalement (ou injustement) infligées, un autre avantage apparaît, à savoir un allègement potentiel du gel réglementaire parfois induit par les traités d’investissement. Pour illustrer ce potentiel, prenons l’exemple d’un État qui envisage de promulguer une réglementation dont il sait qu’elle dévalorisera certains investissements étrangers sur son territoire. Conscient que ces pertes pourraient donner lieu à des recours en vertu d’un traité d’investissement, il conçoit soigneusement cette nouvelle réglementation pour la rendre conforme à la norme TJE. Cependant, le droit n’est pas une science exacte, ce qui signifie qu’il existe toujours un risque que cette nouvelle réglementation soit jugée illégale. Malgré le soin apporté à la mise en conformité de cette nouvelle réglementation, il est déterminé que l’ampleur du risque est trop importante, entraînant la mise de côté de cette nouvelle réglementation. Mais cette décision serait-elle différente si l’on disait au même État que toute indemnisation due aux investisseurs sera limitée aux pertes causées par l’ampleur de l’excès de la nouvelle réglementation ? Il est clair que le calcul de décision relatif à l’adoption de cette nouvelle réglementation est différent puisque l’ampleur du risque auquel l’État est confronté est beaucoup plus faible.
La voie à suivre pour adopter « l’aspect illicite de l’action de l’État » comme antécédent
Mais comment cette proposition visant à tester la causalité par référence à l’aspect illicite de l’action de l’État peut-elle être compatible avec le principe de la réparation intégrale ? Ce principe découle de l’affaire Chorzów Factory. Dans cette affaire, l’action illicite de la Pologne était une expropriation, ce qui est fondamentalement différent d’une violation de la norme TJE. Dans le cas de l’expropriation, il est impossible de diviser l’action de l’État en deux aspects, l’un non illicite et l’autre illicite : il n’y a rien de « non illicite » dans le fait de s’emparer illégalement des biens d’autrui, ce qui signifie que toute l’action de l’État est illicite et donc que l’État doit verser une indemnisation à l’investisseur pour toutes les pertes subies. Comme l’ont montré diverses affaires impliquant l’application de la norme TJE, il existe une limite à partir de laquelle l’action d’un État devient illégale, ce qui le fait entrer dans la catégorie des violations. L’objectif est d’apporter cette nuance au principe de réparation intégrale. Il ne s’agit pas d’un changement radical, mais seulement d’un petit ajout selon lequel les investisseurs doivent percevoir la réparation intégrale de toutes leurs pertes causées par l’aspect illicite de l’action de l’État.
Il reste maintenant à savoir comment ce changement peut être opéré. La question du calcul des dommages-intérêts devrait être inscrite à l’ordre du jour de la 49ème session du Groupe de travail III de la CNUDCI. La proposition visant à tester le lien de causalité par référence à l’aspect illicite de l’action de l’État ayant été présentée comme une éventuelle voie de réforme lors de la 46ème session, il s’agira d’une option parmi d’autres pour les États. S’ils veulent rendre ce calcul logiquement cohérent et dissiper le gel réglementaire que les traités d’investissement provoquent parfois, les participants aux travaux du GT III devraient soutenir cette proposition.
Auteur
Martin Jarrett est Chercheur principal, Institut Max-Planck de droit public comparé et de droit international.