Un tribunal CIRDI restreint encore la portée des demandes de garantie du paiement des frais

Vercara LLC (anciennement Security Services LLC, anciennement Neustar, Inc) c. la République de Colombie, Affaire CIRDI n° ARB/20/7, Décision relative à la garantie du paiement des frais, 27 septembre 2023.

Résumé

La décision porte sur la garantie du paiement des frais. Alors que plusieurs décisions arbitrales ont été rendues sur la question de la garantie du paiement des frais, la grande majorité d’entre elles refusant d’émettre une telle ordonnance, cette décision souligne le caractère de plus en plus strict des conditions et critères associés à une demande de garantie du paiement des frais.

Le contexte du différend

Le différend porté devant le CIRDI concerne des recours en expropriation, en TJE et en protection et sécurité intégrales relatifs au traitement des investissements de Neustar dans .CO Internet, une société colombienne. .CO Internet est une filiale de Neustar bénéficiant d’un contrat de concession pour la promotion, l’administration, l’exploitation technique et la maintenance du domaine internet .co. Les investissements substantiels des entreprises respectives ont conduit à une croissance des noms de domaine de plus de 8 000 %. Ces investissements ont notamment été réalisés parce que les entreprises avaient le droit de prolonger la concession de 10 ans. Lorsque .CO Internet a exprimé son intention de prolonger la concession, le gouvernement colombien a lancé un appel d’offres public, ignorant le processus d’extension. Neustar et .CO Internet ont allégué que cela violait leurs droits en vertu de l’accord de promotion commerciale entre les États-Unis et la Colombie. Neustar (le « demandeur ») a déposé une demande d’arbitrage contre le gouvernement colombien (le « défendeur »). Avant une décision sur le fond, le défendeur a demandé l’exécution d’une mesure préliminaire et a soumis une demande de garantie du paiement des frais.

Les recours des parties

Le défendeur a demandé au tribunal d’ordonner au demandeur de déposer une garantie du paiement des frais d’un montant de 3,5 millions USD. En outre, il a demandé au tribunal de radier la déclaration d’un témoin. Le demandeur a demandé au tribunal de rejeter les mesures demandées par le défendeur et à ce dernier de supporter tous les coûts associés.

S’agissant de la garantie du paiement des frais, le défendeur a fait valoir que les actions et omissions du demandeur, notamment en raison de son comportement opaque (para. 23(iv)) et de ses transactions peu claires (para. 26), justifient que le tribunal ordonne la constitution d’une garantie du paiement des frais. Le demandeur a fait valoir que le défendeur n’avait pas le droit d’introduire un recours en remboursement (para. 48) et que l’affaire ne dénotait aucune circonstance exceptionnelle, notamment en raison de la capacité du demandeur de payer toute éventuelle condamnation aux dépens (para. 51).

L’analyse du tribunal

Le tribunal a structuré son analyse autour des deux recours successifs. Il a d’abord analysé la demande de garantie du paiement des frais, puis s’est brièvement penché sur la demande de radiation de la déclaration du témoin.

L’approche du tribunal s’agissant de la garantie du paiement des frais

S’agissant de la demande de garantie du paiement des frais, le tribunal a commencé par déclarer qu’il n’y avait pas de différend entre les parties quant à son pouvoir, fondé sur l’article 47 de la Convention du CIRDI, d’ordonner la constitution d’une garantie du paiement des frais (para. 79).

Le tribunal a reconnu la nécessité de protéger le droit de demander un remboursement dans l’intérêt du demandeur et du défendeur (para. 82) ; il a néanmoins souligné qu’une telle protection est soumise à un élément chronologique. En effet, la protection du droit de demander le remboursement ne peut être établie que si le tribunal a rendu une décision ou s’il est dûment démontré que ce droit a été compromis ou perdu (para. 82). En d’autres termes, cette protection devrait être recherchée avant que le demandeur ne supporte la majorité des frais (para. 83).  

Bien que le tribunal ne contredise pas une ligne de jurisprudence établie appréciant la protection du remboursement des frais de procédure en tant que droit inhérent des parties (une caractéristique du principe de l’intégrité procédurale), la décision y a imposé une certaine limite chronologique et/ou procédurale notable. Il reste à voir si une telle limite menace ou renforce le principe de régularité de la procédure.

Le tribunal a poursuivi son raisonnement préliminaire en soulignant que les parties s’accordent sur les critères qui l’obligeraient à ordonner une telle mesure préliminaire. Ainsi, le tribunal a structuré son analyse sur la base de plusieurs éléments constitutifs, à savoir (a) les circonstances exceptionnelles du différend, (b) la nécessité et la proportionnalité de la mesure, et (c) son caractère opportun/urgent.

L’approche restrictive du tribunal s’agissant des circonstances exceptionnelles

Tout d’abord, le tribunal a relevé, non sans un certain degré d’exhaustivité (para. 85), les éléments utilisés pour déterminer le caractère exceptionnel des circonstances factuelles, y compris, entre autres, la possibilité de payer toute éventuelle condamnation aux dépens ou la réticence du demandeur à se conformer aux injonctions relatives aux dépens.

Bien que le tribunal ait souligné qu’il existe toujours un risque inhérent que le demandeur ne paie pas une condamnation aux dépens (para. 85 et 88), ce risque ne justifierait une ordonnance de garantie du paiement des frais qu’en présence d’une preuve claire (para. 88 et 90). Ce faisant, le tribunal a restreint la caractérisation des circonstances exceptionnelles et, conformément à la jurisprudence établie, a soumis son analyse à un seuil très élevé ; une garantie du paiement des frais serait justifiée en cas de « circonstances extrêmes, par exemple lorsqu’un abus ou une faute grave a été prouvé » ou de tout comportement qui « menace l’intégrité de la procédure ».

En l’espèce, le tribunal n’a pas considéré que le manque de transparence, dû notamment au fait que les preuves des opérations de restructuration interne de l’entreprise ont été présentées tardivement, justifiait une ordonnance de garantie du paiement des frais, car un tel retard ne peut être qualifié de refus de se conformer à la décision du tribunal (para. 89). Le seuil de ce retard et son impact sur le principe de régularité de la procédure devront être clarifiés plus tard.

L’approche ambigüe du tribunal s’agissant de la compétence

Il est important de noter que le tribunal a accepté l’argument du défendeur concernant le désaccord majeur entre les parties quant à la caractérisation de la cession. En tant que tel, le tribunal a explicitement souligné que la cession pouvait constituer un élément permettant de justifier des circonstances exceptionnelles dans le cas où ladite cession est anormale au point d’avoir un impact sur la capacité du demandeur de payer une éventuelle condamnation aux dépens (para. 89).

Il est néanmoins important de noter que cette décision a été rendue sans préjudice d’une détermination ultérieure des parties. Ainsi, le tribunal n’a pas déterminé s’il était ou non compétent à l’égard du demandeur ou de toute autre personne morale en raison de la cession. L’importance accordée au consentement à la substitution des parties, qui ne peut être évaluée à ce stade de la procédure, devra être clarifiée ultérieurement.

Si l’on extrapole la décision du tribunal, une cession de recours n’équivaut pas à une obstruction à l’exécution d’une sentence défavorable ni à un dépouillement des actifs dans le but d’éviter une condamnation aux dépens, ce qui à son tour ne permet pas de caractériser les critères de nécessité.

L’approche restrictive du tribunal s’agissant de la nécessité et de la proportionnalité

Le tribunal a souligné que la présentation tardive de preuves n’est pas suffisante pour caractériser des « transactions peu claires » ou une réticence à divulguer des renseignements financiers (para. 89 et 93). Ainsi, le caractère nécessaire qui s’attache à une ordonnance de garantie du paiement des frais ne serait justifié que lorsqu’il est démontré qu’une telle décision permettrait d’éviter tout « dommage ou préjudice infligé au demandeur » (para. 92 et 93).

De plus, le tribunal a implicitement souligné que l’élément de proportionnalité se caractérise par un équilibre entre l’efficacité du droit au remboursement et l’effet d’une ordonnance de garantie du paiement des frais sur le demandeur (para. 94) ; une ordonnance de garantie du paiement des frais ne doit pas imposer une charge inutile au demandeur au point d’entraver sa capacité de faire valoir son recours ou sa demande reconventionnelle.

L’approche détournée du tribunal s’agissant du caractère opportun et de l’urgence

Troisièmement, le tribunal a admis que les éléments de « l’opportunité » et de « l’urgence » sont de nature subsidiaire (para. 98), car ces éléments ne peuvent à eux seuls justifier une ordonnance de garantie du paiement des frais. Bien qu’aucune primauté ne soit explicitement accordée entre les prescriptions découlant de « l’opportunité et de l’urgence » ou celles découlant uniquement de « l’opportunité » (para. 95), le tribunal semble implicitement préférer l’élément chronologique (l’opportunité) à l’élément d’urgence.

Les doutes du défendeur étaient au centre de l’analyse du tribunal. Il s’agit là d’une erreur de logique puisque ces doutes sont par nature incertains. Le tribunal a accordé la primauté aux prescriptions découlant de l’opportunité et a souligné que cette dernière devait se refléter dans la procédure (para. 97). Bien qu’aucun seuil n’ait été spécifié, le tribunal a indiqué que l’opportunité pouvait être caractérisée chronologiquement (« opportunité et urgence ») si une demande est soumise après un élément essentiel, en l’occurrence la scission de la société du demandeur. La primauté des prescriptions découlant de l’« opportunité » sur les prescriptions découlant de l’« urgence » devra être clarifiée plus tard.

Conclusion

Par cette décision, le tribunal a rejeté la demande de garantie du paiement des frais présentée par le défendeur. Ainsi, le tribunal a encore restreint la caractérisation des éléments constitutifs de la garantie du paiement des frais, à savoir les circonstances exceptionnelles. Cette décision confirme que la garantie du paiement des frais est une « réparation extraordinaire qui ne devrait pas être accordée à la légère » et « reste une mesure très rare et exceptionnelle ». La concision et le libellé (para. 86 et 94) de la décision du tribunal sont révélateurs d’ambiguïté et de prudence, ce qui impose de réfléchir aux implications de la décision. Par exemple, le seuil du test de la nécessité, la caractérisation de la proportionnalité et l’importance (le poids) accordée à chaque élément ne sont abordés que brièvement, sans argumentation substantielle. Ces points devront être clarifiés à l’avenir.

La composition du tribunal

Julian D. M. Lew, K.C. (de nationalité britannique), président du tribunal, Yves Derains (de nationalité française), nommé par le défendeur, Kaj Hobér (de nationalité suédoise), nommé par le demandeur.

 

Auteur

Théo Tibère est étudiant en licence à l’Université d’Amsterdam et associé à l’Université Paris Panthéon-Assas. 

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