Est-il possible de débloquer le développement durable dans les traités bilatéraux d’investissement d’Asie centrale ?

Introduction

Récemment, les gouvernements, les organisations internationales et les investisseurs d’Asie centrale ont cherché à prendre les mesures nécessaires à la réalisation du développement durable (Forum d’investissement d’Asie centrale (CAIF) – 2022, ONU – Deuxième sommet régional des pays d’Asie centrale sur les objectifs de développement durable – 2022). En général, les pays d’Asie centrale (Ouzbékistan, Kazakhstan, Tadjikistan, Kirghizstan et Turkménistan) bénéficient de vastes marchés intérieurs et d’une main-d’œuvre abondante et relativement bon marché, et sont riches en matières premières. En 2021, le commerce extérieur de marchandises de la région s’élevait à 165,5 milliards USD, et a été multiplié par six au cours des vingt dernières années.  D’autre part, l’Asie centrale est très vulnérable au changement climatique, les ressources alimentaires, hydriques et énergétiques étant particulièrement sensibles aux défis climatiques. En outre, les environnements réglementaires de l’investissement de la région ne sont pas harmonisés et ne sont pas encore totalement alignés sur le programme de développement durable.

Ces préoccupations ont défini et soutenu le programme de réforme des traités d’investissement axé sur le développement durable. Cette évolution se traduit par une nouvelle génération de TBI dont les éléments ne mettent plus l’accent sur le développement économique mais sur les conséquences plus larges de la protection des investissements sur le développement. Selon la Plateforme des politiques d’investissement de la CNUCED, en octobre 2023, les États d’Asie centrale étaient parties à 214 TBI avec des pays tels que les États-Unis, la Chine, la France, l’Allemagne, la Suisse et le Royaume-Uni. La plupart de ces TBI sont toujours en vigueur et leur contenu varie malgré de nombreuses similitudes en termes de dispositions substantielles et procédurales. Toutefois, quelques-uns d’entre eux incluent dans leur préambule des éléments de développement durable liés à des préoccupations croissantes en matière de droits humains, d’environnement et de travail (par exemple, le TBI Autriche-Kazakhstan, le TBI Autriche-Tadjikistan, le TBI Hongrie-Kirghizistan et le TBI République de Corée-Ouzbékistan).

Les ODD des Nations Unies sont complexes. Le Programme de développement durable à l’horizon 2030 aborde un large éventail de préoccupations de manière équilibrée et intégrée, y compris les dimensions économiques, sociales et environnementales. Des investissements sont nécessaires pour promouvoir une agriculture et des infrastructures plus durables et responsables, ainsi qu’un développement, une innovation et des technologies à faible émission de carbone et résilientes au changement climatique. Parallèlement, la Déclaration universelle des droits de l’homme, les pactes des Nations Unies, la CCNUCC, ainsi que le Protocole de Kyoto et l’Accord de Paris, la Convention sur la diversité biologique, la Convention sur la lutte contre la désertification, les conventions de l’Organisation internationale du travail et le Cadre de politique d’investissement de la CNUCED promeuvent tous une nouvelle génération de politiques d’investissement à l’appui de l’esprit du Programme d’action d’Addis-Abeba. Ils appellent tous les États, y compris ceux d’Asie centrale, à réorienter leurs régimes d’investissement nationaux et internationaux vers le développement durable. Dans cette optique, les pays d’Asie centrale ont de plus en plus mis l’accent sur le développement durable lors de la négociation de leurs traités d’investissement.

Malgré leurs tentatives positives, les pays d’Asie centrale sont confrontés à différents degrés et types de difficultés en matière de développement durable, compte tenu de leurs préférences en matière de politique intérieure et de leur contexte national. En effet, il n’existe pas de normes uniformes et fixes pour déterminer le niveau d’orientation vers le développement durable dans les traités d’investissement aux échelons national et international. Néanmoins, comme le montre la section suivante, les lacunes en matière de développement durable dans les TBI d’Asie centrale sont importantes, et des efforts significatifs doivent être déployés pour s’assurer qu’il n’y ait pas que des déclarations de préambule pour relever les défis de la région en matière de développement durable.

Aperçu des dispositions axées sur le développement durable dans les TBI d’Asie centrale

Par rapport à la majorité des TBI européens et étasuniens qui ont cherché à atteindre un équilibre en intégrant des aspects sociaux et économiques, les TBI d’Asie centrale sont d’une génération plus ancienne qui se concentre simplement sur la protection des investissements et le règlement des différends.

Tout d’abord, bien que les TBI d’Asie centrale varient d’un traité à l’autre, la structure des traités et le contenu des protections des investissements sont très similaires[1]. Généralement, le développement durable est intégré dans les TBI d’Asie centrale selon des approches communes via des dispositions dans les préambules, des clauses relatives aux droits humains, des clauses de RSE et, plus récemment, des clauses portant directement sur le développement durable. Ces dispositions sont toutefois peu nombreuses et n’apparaissent que rarement, par exemple dans les TBI Autriche-Kazakhstan, Autriche-Tadjikistan, Hongrie-Kirghizistan et République de Corée-Ouzbékistan.

Deuxièmement, les dispositions relatives au développement durable figurant dans les préambules des TBI d’Asie centrale (et liées à des valeurs telles que la sécurité nationale, la santé publique, le travail, les droits humains et l’environnement) sont généralement de nature déclaratoire. Si ce type de langage conventionnel inclus dans des préambules ou déclarations a des fonctions interprétatives importantes d’après l’article 31 de la CVDT et que le sens d’un TBI doit être déduit, entre autres, du préambule du traité, de telles dispositions ne créent pas de contenu juridique opérationnel, et encore moins de droits et d’obligations.

Troisièmement, les TBI d’Asie centrale ont été basés sur des modèles de TBI d’autres parties et ne définissent même pas les concepts de TJE et d’expropriation[2]. Il est possible qu’en l’absence de références spécifiques au développement durable ou d’éléments particuliers de celui-ci dans les TBI, les tribunaux puissent encore utiliser les méthodes prévues par la CVDT pour interpréter les dispositions du traité de manière à prendre en compte les préoccupations liées au développement durable. Toutefois, compte tenu de la pratique actuelle des tribunaux RDIE lorsqu’ils interprètent même les TBI de nouvelle génération, cette solution est loin d’être optimale[3].

L’on peut dire que le développement durable est un concept relativement nouveau dans le contexte des TBI d’Asie centrale et qu’il n’a commencé que récemment à trouver sa place dans les discussions de plus en plus nombreuses sur la compatibilité des régimes d’investissement avec des intérêts non économiques plus larges. Une meilleure compréhension du statu quo et des tendances à l’inclusion de dispositions liées au développement durable dans les TBI d’Asie centrale permet de réviser les TBI et les ALE d’ancienne génération et de passer à une nouvelle génération de TBI plus structurés, et dotés de mécanismes de conformité spécifiques pour garantir la mise en œuvre des ODD.

Une évaluation approfondie du régime des TBI d’Asie centrale met en avant les éléments suivants :

Pays Profile des traités d’investissement du pays Intégration des ODD dans les TBI
Kazakhstan Le Kazakhstan est partie à plus de 52 traités bilatéraux d’investissement, ainsi qu’au TCE, à l’Accord eurasien d’investissement et à l’OMC. Ils incluent les TBI conclus par l’Autriche avec le Kazakhstan qui font référence aux droits humains dans le préambule et, dans le TBI Finlande-Kazakhstan (2007), aux mesures d’application générale en matière de santé, de sécurité et d’environnement ; le TBI Kazakhstan-États-Unis d’Amérique (1992) fait également référence aux droits du travail.
Kirghizstan Le Kirghizstan est partie à 38 traités bilatéraux d’investissement, avec des pays tels que les États-Unis, la Chine et d’autres, ainsi   qu’au TCE, à l’Accord eurasien d’investissement et à l’OMC. Le récent TBI Hongrie-Kirghizistan (2020) fait directement référence au développement durable dans le préambule, le TBI Autriche-Kirghizistan (2016) renvoie à ses obligations et engagements internationaux concernant le respect des droits humains, et le TBI Finlande-Kirghizistan (2003) et le TBI Kirghizistan-États-Unis d’Amérique (1993) font référence aux droits du travail.
Ouzbékistan L’Ouzbékistan est partie à 56 TBI (dont 45 sont en vigueur) ainsi qu’au TCE. Le TBI République de Corée-Ouzbékistan (2019) fait référence aux droits du travail et à la promotion du développement durable. Le TBI Turquie-Ouzbékistan (2017), le TBI Chine-Ouzbékistan (2011), le TBI Japon-Ouzbékistan (2008) et le TBI États-Unis d’Amérique-Ouzbékistan (1994) font référence aux mesures relatives à la santé, à la sécurité et à l’environnement ainsi qu’aux droits du travail dans le préambule.
Tadjikistan Le Tadjikistan est partie à plus de 42 TBI[4],  à l’Accord eurasien d’investissement et au TCE. Le seul TBI que l’Autriche a conclu avec le Tadjikistan fait référence aux droits humains dans son préambule.  À cet égard, la dimension du développement durable des TBI du Tadjikistan pourrait être renforcée.
Turkménistan Le Turkménistan est partie à 29 TBI ainsi qu’à plusieurs traités contenant des dispositions sur l’investissement, tels que le TCE. Aucun des TBI du Turkménistan ne contient de référence au développement durable en général ou aux normes environnementales, sanitaires ou de travail en particulier. Au Turkménistan, la promotion du développement durable nécessite une meilleure prise en compte des questions sociales, environnementales et économiques.

Les défis et les opportunités des TBI d’Asie centrale en vue de garantir le développement durable

Comme indiqué ci-dessus, en Asie centrale, les accords bilatéraux d’investissement ne contiennent, pour la plupart, aucune référence au développement durable en général, ni aux normes en matière d’environnement, de santé publique ou de travail en particulier. Toutefois, la mise en œuvre des TBI reste problématique en raison du niveau élevé de corruption, du manque de transparence des tribunaux, de la mauvaise qualité des réglementations, de l’interprétation incohérente (et de l’application arbitraire) des lois et des changements fréquents au sein de la classepolitique.

À une époque où les défis sociaux et environnementaux sont pressants, certaines activités d’investissement peuvent causer de graves dommages à l’environnement et aux communautés locales d’Asie centrale et donner lieu à des différends internationaux et à des conflits politiques[5]. De nombreuses affaires liées au développement durable, comme la protection de l’environnement, les droits humains et la santé publique, concernent l’autonomie réglementaire des États d’accueil et impliquent des expropriations indirectes ainsi que la norme TJE.

Une grande partie des critiques actuelles à l’encontre des TBI d’Asie centrale concerne leur impact présumé sur le droit de réglementer. Les États d’Asie centrale ont tenté de prévenir ce phénomène en essayant de restreindre le champ d’application des TBI par le biais de leur législation nationale. C’est particulièrement vrai dans le cas du Turkménistan, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan qui l’ont fait par le biais de leurs procédures d’admission des investissements étrangers et de leurs listes restreintes (par exemple, les quasi-monopoles sectoriels de l’État dans le pétrole, la production d’énergie, les gazoducs, les ports et les services aéroportuaires). Dans la pratique, cependant, les instruments nationaux juridique de l’investissement d’Asie centrale peuvent être considérés davantage comme une réitération de la suprématie des lois nationales, ce qui les différencie des TBI existants[6].

En outre, alors que les efforts de réforme ont porté sur les traités de nouvelle génération, le stock important de TBI d’ancienne génération devient une source croissante de tensions dans la modernisation du régime d’investissement en Asie centrale. L’alignement des traités existants sur les ODD présente des opportunités et des défis différents de ceux de la conception de traités futurs. Les renégociations des TBI existants sont entreprises avec hésitation, et lorsqu’elles ont lieu, les TBI sont remplacés par de nouveaux TBI ou ALE qui contiennent des normes de protection des investissements similaires.

Les gouvernements d’Asie centrale ont de nombreuses possibilités d’adapter leurs traités d’investissement à leurs besoins individuels dans le contexte du développement durable. En conséquence, les TBI ne peuvent plus être conçus de manière isolée, mais doivent également être harmonisés avec les ODD grâce à l’utilisation d’exceptions et de réserves. De plus, des accords bien rédigés peuvent aller au-delà de la seule réalisation de leurs objectifs inhérents en utilisant une approche ascendante avec la participation du public plutôt qu’une approche descendante.

Conclusion

D’une manière générale, le programme des ODD suggère que l’investissement étranger et le développement durable sont des alliés étroitement liés qui peuvent se renforcer l’un, l’autre. Le développement durable exige un développement économique axé sur le bien-être de tous les individus, sans pour autant mettre en péril les intérêts des générations futures. Entre-temps, la définition du contenu du développement durable s’est avérée être une question complexe et très contestée.

La crise des TBI a déclenché un vaste processus de réforme visant à concilier d’un seul coup la promotion et la protection des investissements avec le développement durable. La conclusion de TBI axés sur le développement durable est une option politique judicieuse pour les pays d’Asie centrale face aux défis du développement durable. En l’état, cependant, les lacunes en matière de développement durable dans les TBI d’Asie centrale sont importantes, et des efforts significatifs doivent être déployés pour veiller à aller au-delà de l’inclusion de déclarations dans le préambule afin de relever les défis de la région.


Auteure

Aida Bektasheva, doctorante, Université de Miskolc et experte indépendante en droit de l’investissement en Asie centrale


Notes

[1] Par exemple les normes de protection des investissements (NPF, TJE, expropriation, droit de réglementer, clauses relatives au règlement des différends).

[2] Aldiyarova, A. (2019). BIT planning for Central Asia: The problem of negotiations and definitions. https://www.transnational-dispute-management.com/journal-advance-publication-article.asp?key=1777

[3] Voir, par ex., Eco Oro Minerals Corp. c. Colombie, Affaire CIRDI n° ARB/16/41, Décision sur la compétence, la responsabilité et directives quant au quantum (9 septembre 2021) ; Alschner, W. (2022). Investment arbitration and state-driven reform: New treaties, old outcomes. Oxford University Press.

[4] CNUCED, Navigateur des Accord internationaux d’investissement, https://investmentpolicy.UNCTAD.org/international-investment-agreements/countries/206/tajikistan

[5] Voir, par exemple, Centerra Gold Inc. et Kumtor Gold Company c. la République Kirghize, Affaire CPA n° 2007-01/AA278.

[6] Sattorova, M. (2015). International investment law in Central Asia: The making, implementation and change of investment rules from a regionalist perspective, Journal of World Investment & Trade 16, 1089–1123.

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