La causalité et la rupture de la chaîne : analyse à la lumière de la sentence dans l’affaire Lone Star
En août 2022, un tribunal a rendu sa décision dans l’affaire Lone Star c. Corée (résumée dans le précédent numéro de ITN), réitérant le principe selon lequel les actions contributives d’un investisseur peuvent rompre la chaîne de causalité et réduire les dommages-intérêts accordés[1]. Toutefois, cette décision souligne le peu d’attention prêtée par le droit international à la question de la causalité, en particulier lorsqu’il s’agit de formuler les normes communes régissant la causalité, y compris les actions contributives de l’investisseur.
L’approche du tribunal dans cette affaire rappelle également le problème récurrent du droit international des investissements actuel, à savoir que les tribunaux ont rarement appliqué un ensemble commun de normes à l’heure d’évaluer la causalité. À cet égard, Ilias Plakokefalos (2015) note que les étapes du raisonnement utilisées pour établir la causalité ne sont pas claires[2].
Le contexte du différend et la décision
Lone Star, un fonds d’investissement texan (composé de LSF-KEB Holdings SCA (« LSF-KEB ») et de sociétés du groupe (« les demandeurs »), a déposé un recours contre la République de Corée (« le défendeur ») au motif que le retard pris par le régulateur financier coréen, la Commission des services financiers (« la CSF »), pour approuver la vente par LSF-KEB de sa participation majoritaire (« approbation Hana ») dans la Korean Exchange Bank (« KEB »), lui a fait perdre une part substantielle de sa prime de contrôle.
Le défendeur a fait valoir que la CSF, en tant que régulateur statutaire, avait l’obligation légale de protéger le marché financier coréen. En vertu de cette obligation, légalement déclenchée après la condamnation de LSF-KEB dans une affaire de manipulation d’actions (« le délit financier »), la CSF, compte tenu d’un décret statutaire, a exigé de LSF-KEB qu’elle cède sa participation supérieure à 10 % à un acquéreur agréé, à une date fixe et à un prix de vente réduit, par le biais de son ordonnance de conformité datée du 25 octobre 2011 (« l’ordonnance de conformité »). Selon les demandeurs, en raison de l’ordonnance de conformité et de la pression constante exercée par les médias, la LSF-KEB a été contrainte de signer un nouveau contrat d’achat d’actions (« le nouveau CAA ») avec Hana Financial Group et Hana Bank (« Hana » ou « l’acquéreur ») à un prix inférieur à la valeur commerciale actuelle de la KEB et, ce faisant, elle a perdu une valeur équivalente à 433 millions de dollars américains.
Le tribunal a estimé que la CSF avait violé son obligation d’accorder un traitement juste et équitable aux demandeurs en retardant le traitement juste et rapide de la demande. Toutefois, en appliquant le principe de la faute contributive, le tribunal a conclu que Lone Star avait « matériellement contribué au dommage » par sa conduite criminelle délibérée, sans laquelle la CSF n’aurait pas EU de motifs pour agir en violation du traité. Le tribunal a donc réparti la responsabilité entre le demandeur et le défendeur et a ordonné au défendeur de payer la moitié du montant réclamé, soit un total de 216,5 millions USD.
L’établissement d’un lien de causalité entre la conduite de l’État et le préjudice
En vertu du droit international sur la responsabilité de l’État, un État n’est responsable que des dommages attribués à ses actions ou à ses omissions[3]. En vertu de l’article 34 du Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa cinquante-troisième session [ci-après « le projet d’articles »], toute responsabilité de l’État défendeur dépend de l’établissement par le demandeur d’un lien de causalité entre la conduite de l’État et le préjudice dont il se plaint. Par conséquent, même si les actes ou omissions de l’État constituent une violation d’un traité international, le fait de ne pas établir l’existence d’un préjudice causé par cette violation internationale peut conduire à la constatation d’une responsabilité, mais pas d’un dommage[4].
Il serait utile de revenir sur les faits du différend pour comprendre le lien de causalité. Lone Star a été condamnée pour un délit financier en vertu du droit coréen. Le tribunal note que cette condamnation a incité la CSF à faire pression sur Lone Star pour qu’elle réduise le prix auquel elle vendrait ses participations à Hana. Le tribunal a estimé que les actions de la CSF étaient contraires aux obligations légales et qu’elle agissait plutôt dans son propre intérêt, compte tenu de l’intense attention des médias et de l’examen politique dont elle faisait l’objet pour n’avoir pas agi à l’égard des investisseurs qualifiés péjorativement d’investisseurs qui « mangent et s’enfuient », tels que Lone Star. Le tribunal a estimé que cette pression avait incité Lone Star à réduire le prix auquel elle avait vendu sa participation dans la KEB.
Les normes applicables à la causalité
L’examen de la causalité comporte deux volets[5]. Le premier est une analyse de la causalité factuelle qui doit démontrer que la perte subie était une conséquence naturelle de l’acte illicite[6]. Le second est l’élément de causalité juridique, qui doit démontrer que le dommage est direct et non « trop indirect, trop éloigné et trop incertain pour être évalué »[7]. Il n’y a pas souvent de division nette entre ces deux volets de l’examen[8]. En fait, il a été avancé qu’il n’y avait pas de différence matérielle entre ces deux éléments[9].
Le test le plus largement appliqué pour établir la causalité factuelle est le test dit « en l’absence de », qui pose la question de savoir si le dommage se serait produit en l’absence de l’acte illicite[10]. Toutefois, le raisonnement du tribunal dans cette affaire était problématique en ce sens qu’il a commis une erreur dans l’application des règles de fond sur la causalité. Le tribunal a estimé que le préjudice s’était produit en raison de deux fautes « concomitantes » : la condamnation pénale de LSF-KEB et la faute de la CSF. En d’autres termes, il a estimé que « en l’absence des » actions concomitantes de parties concurrentes, la transaction Hana aurait été approuvée et le préjudice évité[11]. Par conséquent, le tribunal assimile les « événements concurrents » séparés dans le temps à des causes « parallèles ».
Le défendeur avait fait valoir que la cause sous-jacente du préjudice était le délit criminel de Lone Star, et qu’il s’agissait de la cause « effective » du préjudice puisqu’« en l’absence de » la condamnation, la CSF aurait approuvé la transaction Hana lors de sa réunion programmée. En effet, à l’analyse des faits de l’affaire, qui ne sont pas contestés par le tribunal, à la suite de sa condamnation pénale, Lone Star, en application de la loi, n’avait pas droit à des actions supérieures à 10 % et, par extension, à toute prime de contrôle. Sa position, décrite avec justesse par le tribunal, était celle d’un « mort-vivant »[12]. L’ordonnance de conformité émise par la CSF a atténué la possibilité que Lone Star ne subisse qu’une perte partielle et non totale de sa prime de contrôle. Par conséquent, la cause immédiate du préjudice subi par Lone Star était bien sa condamnation pénale.
Dans ce qui semble être un exposé problématique, le tribunal a déclaré que le concept de faute contributive ne dépend pas de la question de savoir si les causes contributives sont concomitantes ou séquentielles. Le tribunal a simplement traité cette distinction comme une « liste formaliste » de la séquence des événements et a déclaré que l’événement le plus tardif avait effacé la faute antérieure de l’autre partie. La chaîne de causalité présente souvent une corrélation logique qui devrait rarement être traitée de manière aussi superficielle.
Pas de recours pour la partie qui rompt la chaîne ?
Si une responsabilité est effectivement attribuée au défendeur, en vertu du droit international, la négligence contributive est l’une des causes concomitantes susceptibles de justifier le refus ou la réduction des dommages-intérêts accordés. Sergey Ripinsky et Kevin Williams (2008) notent que les tribunaux ont considéré que lorsque les actions des demandeurs avaient « matériellement contribué » au préjudice subi, il s’agissait d’un facteur atténuant justifiant la réduction de l’indemnisation accordée[13]. Une action serait considérée comme ayant matériellement contribué au préjudice s’il s’agissait d’une conduite « imprudente ». En l’espèce, le tribunal a noté que la manipulation des actions n’était pas seulement imprudente, mais qu’elle était tout bonnement illégale et constituait un délit financier en vertu du droit coréen.
En l’espèce, le tribunal a observé qu’en l’absence de la transaction Hana, l’effet statutaire de la non vente des participations dans la KEB laisserait Lone Star sans acquéreur agréé et lui ferait perdre la totalité de sa prime de contrôle au lieu d’une partie seulement. Il a donc décidé que l’action du demandeur n’était pas fondée sur la contrainte. Le tribunal s’est toutefois contredit en affirmant que la décision de baisser le prix n’avait pas été prise dans l’intérêt commercial. Par extension, l’on peut alors soutenir que Lone Star a volontairement accepté de réduire le prix auquel elle a vendu les actions de la KEB dans son propre intérêt commercial. En effet, comme le note Brigitte Stern dans son opinion dissidente, si la vente à Hana n’avait pas eu lieu, le demandeur aurait dû vendre ses actions sur le marché libre dans les six mois suivant l’ordre de vente[14].
Si nous observons les scénarios habituels dans lesquels la responsabilité de l’État est attribuée, les actions de l’État relèvent généralement soit d’un acte du pouvoir législatif ou administratif, soit d’une décision d’un tribunal, soit d’un acte de la police ou de l’armée entraînant également une ingérence forcée dans les biens d’un investisseur. Dans tous ces cas, les actions de l’État ne laissent aucun choix au demandeur. Dans l’affaire Lone Star, en l’absence de tout comportement de l’État constituant une contrainte, l’« acte libre » des demandeurs consistant à réduire le prix était, par conséquent, l’« acte libre » qui a rompu la chaîne de causalité.
La nécessité d’une analyse spécifique de la causalité
Dans la pratique du droit des investissements et dans la littérature académique, l’analyse du lien de causalité est rarement traitée comme une étape distincte de l’analyse de la responsabilité et du quantum[15]. Cette distinction est pourtant importante. La causalité est un pont ou un lien de connexion entre la responsabilité et le quantum[16]. Les conclusions du tribunal sur la violation devraient déterminer la portée de l’examen de la causalité, mais pas nécessairement son résultat[17]. Même dans le cadre du projet d’articles, la détermination d’un lien de causalité constitue une analyse distincte et se situe au point d’inflexion entre l’interrogation sur la violation et l’évaluation des dommages. En d’autres termes, un examen de la causalité est une analyse distincte de la question de la violation, et toute attribution de dommages-intérêts dépendra de la constatation ultérieure d’un « préjudice », où la causalité sera le facteur déterminant[18]. Par conséquent, l’obligation de verser des dommages-intérêts ne sera pas automatique en cas de constatation d’une violation du traité.
En l’espèce, le tribunal a estimé qu’il existait un préjudice unique et indivisible auquel les demandeurs et le défendeur avaient tous deux matériellement contribué et que, par conséquent, le préjudice devait être réparti à parts égales entre les parties. Comme il a été établi ci-dessus, même si la responsabilité du retard pouvait être attribuée à la CSF, le défendeur ne peut être considéré comme ayant causé la perte. En d’autres termes, même si le défendeur a violé le traité, le fait de ne pas établir un préjudice causé par la violation alléguée d’un traité d’investissement peut conduire à une conclusion de responsabilité mais pas de dommage[19].
L’affaire Biwater Gauff c. Tanzanie est un exemple pertinent à cet égard[20]. Dans cette décision, la majorité a décidé que l’acte de l’État, bien qu’illicite, n’avait pas causé de « préjudice » aux investissements de l’investisseur. Elle a plutôt estimé que le préjudice « doit signifier plus que l’acte illicite lui-même […] sinon l’élément de causalité devrait être considéré comme présent dans toutes les affaires, au lieu de faire l’objet un examen distinct ». Cette position s’oppose à l’argument avancé par Gary Born dans son opinion concordante et dissidente, qui assimile le préjudice à toute atteinte à un droit légal.
Réformer la causalité et l’évaluation
L’analyse de la causalité est un domaine qui nécessite plus d’attention à la fois au niveau des sources primaires[21] et dans les commentaires académiques, bien qu’il s’agisse d’un élément intégral de la responsabilité dans les différends en matière d’investissement. L’examen par les tribunaux laisse une grande marge d’appréciation en raison de l’absence de normes spécifiques en matière de causalité dans les traités d’investissement. L’analyse de la causalité est également importante aux fins de l’évaluation, et à l’heure actuelle, comme l’ont noté les commentateurs, les sentences ne discutent généralement pas de l’effet de la causalité sur les dommages-intérêts et l’évaluation du quantum[22].
En effet, cela a amené les États et d’autres parties prenantes à demander au GT III de la CNUDCI de discuter de la causalité parmi les « questions transversales » et de formuler des règles et des politiques qui tiennent compte des diverses approches des tribunaux à l’égard des questions de causalité. La question de savoir à quel moment un événement fortuit doit être considérée comme rompant la chaîne de causalité entre la violation d’un traité d’investissement par l’État d’accueil et le préjudice subi par l’investisseur (entre autres questions) fait partie des sujets cruciaux relatifs à la causalité qui doivent être abordés dans le cadre de divers processus de réforme[23].
Auteur
Tathagata Choudhury (maîtrise en droit du Geneva Graduate Institute et de Queen Mary, University of London) est un juriste indien spécialisé dans les différends internationaux, notamment dans les secteurs de l’énergie et de la construction.
Notes
[1] LSF-KEB Holdings SCA et autres c. République de Corée, Affaire CIRDI n° ARB/12/37.
[2] Plakokefalos, I. (2015). Causation in the law of state responsibility and the problem of overdetermination: In search of clarity. European Journal of International Law, 26(2), 471–492.
[3] Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa cinquante-troisième session, page 98, § 9, Doc. A/56/10. (2001). Annuaire de la Commission du droit international (Vol. II, Deuxième partie). https://legal.un.org/ilc/publications/yearbooks/french/ilc_2001_v2_p2.pdf
[4] Voir Urbaser S.A. & Consorcio de Aguas Bilbao Bizkaia, Bilbao Biskaia Ur Partzuergoa c. République d’Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/07/26, Sentence (8 décembre 2016) ; MNSS BV & Recupero Credito Acciaio N.V. c. Montenegro, Affaire CIRDI n° ARB(AF)/12/8, Sentence (4 mai 2016).
[5] Voir Burlington Resources Inc. c. République d’Équateur, Affaire CIRDI n° ARB/08/5, Décision sur le réexamen et Sentence, § 333 (7 février 2017) ; Biwater Gauff (Tanzania) Ltd. c. Tanzanie, Affaire CIRDI n° ARB/05/22, Sentence, § 785 (24 juillet 2008).
[6] Jarett, M. (2019). Contributory fault and investor misconduct in investment arbitration. Cambridge University Press.
[7] Commentaires sur le projet d’articles de la CDI, supra note 3, § 10.
[8] Pearsall, P., & Benton Heath, J. (2018). Causation and injury in investor-state arbitration. Dans C. L. Beharry (Ed.), Contemporary and emerging issues on the law of damages and valuation in international investment arbitration. Nijhoff International Investment Law Series, Vol. 11. Brill.
[9] Alexandrov, S. A., & Robbins, J. M. (2009). Proximate causation in international investment law. Dans K. P. Sauvant (Ed.), Yearbook on International Investment Law and Policy: 2008–2009, page 317.
[10] Weigand, T. A. (2019). Tort law – the wrongful demise of but for causation. Western New England Law Review, 41(1), 78. https://digitalcommons.law.wne.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1812&context=lawreview
[11] Sentence Lone Star, § 804.
[12] Sentence Lone Star, § 833.
[13] Ripinsky, S., & Williams, K. (2008). Chapter 4: General approach to compensation by cause of action. Dans S. Ripinksy & K. Williams (Eds.), Damages in international investment law. British Institute of International and Comparative Law, p. 314.
[14] Opinion dissidente, § 117.
[15] Alschner, W. (2017). Aligning loss and liability – Toward an integrated assessment of damages in investment arbitration. Dans M. Jansen, T. Carpenter, & J. Pauwelyn (Eds.), The use of economics in international trade and investment disputes. Cambridge University Press ; Sabahi, B. (2011). Compensation and restitution in investor-state arbitration: principles and practice. Oxford University Press, p. 170.
[16] Victor Pey Casado & Foundation “Presidente Allende” c. République du Chili, Affaire CIRDI n° ARB/98/2 (Procédure de resoumission), Sentence (13 sept. 2016).
[17] Pearsall & Benton Heath, supra note 8.
[18] Ibid.
[19] Urbaser S.A. & Consorcio de Aguas Bilbao Bizkaia, Bilbao Biskaia Ur Partzuergoa c. République d’Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/07/26, Sentence (8 déc. 2016) ; Rompetrol Group N.V. c. Roumanie, Affaire CIRDI n° ARB/06/3, Sentence (6 mai 2013).
[20] Voir Biwater Gauff (Tanzania) Ltd. c. République unie de Tanzanie, Affaire CIRDI n° ARB/05/22, Sentence (24 juillet 2008) ; Biwater Gauff (Tanzania) Ltd. c. République unie de Tanzanie, Affaire CIRDI n° ARB/05/22, Opinion concordante et dissidente de Gary Born (18 juillet 2008), § 803.
[21] Knoll, J. & Singla, T. (2020). Causation in international investment law: Putting Article 23.2 of the India model BIT into context. Indian Journal of International Law, 8(2). https://www.lalive.law/wp-content/uploads/2020/04/IJAL-vol-8-No-2-2020-Causation-in-International-Investment-Law.pdf.
[22] Wälde, T. W., & Sabahi, B. (2008). Compensation, damages, and valuation. Dans P. T. Muchlinski, F. Ortino, & C. Schreuer (Eds.), The Oxford Handbook Of International Investment Law. Oxford University Press.
[23] Bonnitcha, J., Langford, M., Alvarez-Zarate, J. M., & Behn, D. (2023). Damages and ISDS reform: Between procedure and substance. Journal of International Dispute Settlement, 14(2), 213–241.