AFC Investment Solutions S.L. c. République de Colombie, affaire CIRDI n° ARB/20/16 :
AFC Investment Solutions S.L. c. République de Colombie, affaire CIRDI n° ARB/20/16 :
Le tribunal a accepté l’objection préliminaire de la République de Colombie (« le défendeur ») après avoir constaté que la demande déposée par AFC Investment Solutions S.L. (« le demandeur ») était manifestement dénuée de fondement juridique en vertu de l’article 41(5) du règlement d’arbitrage du CIRDI. En conséquence, le tribunal a accordé au défendeur 146 102,93 USD en remboursement de ses frais d’arbitrage.
L’arbitrage a été mené au titre de l’Accord entre le Royaume d’Espagne et la République de Colombie pour la promotion et la protection réciproques des investissements du 3 mars 2005 (le TBI) et du règlement d’arbitrage du CIRDI.
Le contexte
Le différend est né d’une série de mesures adoptées par la Surintendance financière de Colombie (« la SFC ») pour reprendre les actifs du demandeur en Colombie et demander la liquidation forcée de ses filiales. Le demandeur a qualifié ces mesures de violation des obligations prises par le défendeur en vertu du TBI.
Le demandeur a réalisé son investissement en acquérant 80 % des actions d’une institution financière en Colombie en 2010. Cette société était déjà autorisée à opérer sur le marché local, prêtant de l’argent et offrant des comptes d’épargne au grand public. En 2015, la SFC a ouvert une enquête administrative et a finalement ordonné la liquidation forcée de la société, estimant qu’elle était mal gérée, et soulevant de sérieuses allégations concernant des pratiques douteuses au sein de l’institution qui auraient pu nuire aux clients, aux créanciers et au marché financier colombien.
Le demandeur a fait valoir devant la SFC que la saisie des actifs de la société et sa liquidation forcée étaient injustes et inéquitables car la société n’était pas mal gérée et ne manquait pas à ses obligations financières à l’égard de ses créanciers ou de ses clients. La SFC a toutefois rejeté les arguments du demandeur et procédé à la liquidation forcée de la société en 2016.
La demande et l’objection préliminaire
Le 21 avril 2020, le demandeur a soumis sa demande d’arbitrage au CIRDI. Le défendeur a déposé une objection préliminaire en vertu de l’article 41(5) du règlement d’arbitrage, soutenant que les demandes du demandeur étaient manifestement dénuées de fondement juridique puisque la demande d’arbitrage avait été soumise plus de trois ans après la « date à laquelle il avait EU ou aurait dû avoir connaissance de la violation alléguée du présent accord ainsi que des pertes ou des dommages subis », en violation de l’une des exigences énoncées à l’article 10 du TBI. Pour cette raison, le défendeur soutenait que le tribunal était incompétent.
L’article 41(5) du règlement d’arbitrage du CIRDI stipule ce qui suit :
(5) Sauf si les parties ont convenu d’une autre procédure accélérée pour soumettre des déclinatoires et moyens préliminaires, une partie peut, dans un délai maximum de 30 jours après la constitution du Tribunal, et, en tout état de cause, avant la première session du Tribunal, soulever un déclinatoire ou invoquer un moyen, relatif à une demande manifestement dénuée de fondement juridique. La partie indique aussi précisément que possible les bases juridiques du déclinatoire ou du moyen. Le Tribunal, après avoir donné aux parties la possibilité de présenter leurs observations, notifie aux parties, lors de la première session ou immédiatement après, sa décision sur le déclinatoire ou le moyen. La décision du Tribunal ne porte en aucune manière atteinte au droit d’une partie de soulever un déclinatoire conformément à l’alinéa (1) et d’invoquer, au cours de l’instance, un moyen relatif à une demande dénuée de fondement juridique.
Selon le défendeur, d’autres tribunaux ont estimé que l’expiration d’un délai de prescription prévu dans le traité pertinent peut constituer la base d’une objection au titre de l’article 41(5) du règlement. Le défendeur s’est appuyé sur l’affaire Ansung c. Chine, dans laquelle le tribunal a statué que :
Lorsque l’objection au titre de l’article 41(5) concerne le délai de prescription, comme le prétend la Chine, la décision du tribunal sur cette objection constitue une décision sur l’incompétence du Centre et sa propre compétence au titre de l’article 41(6), ainsi que sur l’absence manifeste de fondement juridique due à l’incompétence temporelle. (Traduction officieuse)
Pour le défendeur, seule la « demande d’arbitrage » peut interrompre la prescription puisqu’elle est le moyen par lequel la procédure d’arbitrage est activée. La notification est une étape nécessaire à la soumission d’une demande, mais elle ne peut pas constituer une « demande » en bonne et due forme, comme le prétend le demandeur. Selon la Colombie, l’interprétation de l’article 10 par le demandeur atteint un extrême absurde, au titre duquel la Colombie et l’Espagne seraient perpétuellement soumises à la possibilité qu’une demande soit présentée par la simple notification d’un différend.
L’analyse du tribunal
Pour analyser l’argument fondé sur l’absence manifeste de fondement juridique de la demande du demandeur, le tribunal a analysé trois points : premièrement, le caractère d’exception préliminaire des objections formulées par le défendeur ; deuxièmement, la signification du concept d’absence manifeste de fondement juridique conformément à l’article 41(5) du règlement d’arbitrage du CIRDI ; et enfin, l’absence de fondement juridique de la demande à la lumière de l’article 10(5) du TBI.
Le caractère d’exception préliminaire de l’article 41(5)
Le tribunal partageait l’avis du défendeur selon lequel l’argument soumis à son examen était une objection préliminaire qui doit être tranchée sans examiner les aspects substantiels qui auraient pu être inclus dans la demande d’arbitrage du demandeur. Les parties n’ont pas non plus remis en cause la compétence du tribunal pour statuer sur cette objection préliminaire. La compétence d’un tribunal qui entend des objections préliminaires de cette nature a été clairement établie par les interprétations faites par les tribunaux précédents concernant la portée de l’article 41(5). Le tribunal dans l’affaire Brandes l’a affirmé en déclarant que :
Il n’y a aucune raison objective pour que l’intention de ne pas imposer aux parties la charge d’une procédure potentiellement longue et coûteuse lorsqu’il s’agit de telles demandes dénuées de fondement se limite à l’appréciation du fond de l’affaire et n’inclue pas un examen de la base juridictionnelle sur laquelle repose le pouvoir de décision du tribunal[1].
La notion d’absence manifeste de fondement juridique
Pour déterminer la notion d’absence manifeste de fondement juridique, le tribunal a cité l’affaire Trans-Global, dans laquelle un tribunal arbitral a entendu pour la première fois une objection au titre de l’article 41(5), et à cette occasion ledit tribunal a émis une série d’interprétations et de directives auxquelles se réfère la décision du présent tribunal. En ce qui concerne le terme « manifestement », le tribunal Trans-Global est parvenu aux conclusions suivantes :
Le Tribunal considère que ces documents juridiques confirment que le sens ordinaire du terme exige que le défendeur établisse son objection de manière claire et évidente, avec une facilité et une rapidité relatives. La barre est donc élevée. Compte tenu de la nature des différends relatifs aux investissements en général, le Tribunal reconnaît néanmoins que cet exercice peut ne pas toujours être simple, nécessitant (comme en l’espèce) la soumission successive de séries d’observations écrites et orales par les parties, ainsi que de questions adressées par le Tribunal à ces parties. L’exercice peut donc être compliqué, mais il ne devrait jamais être difficile[2].
En conclusion, en ce qui concerne le terme « manifestement », le Tribunal exige que l’objection du défendeur satisfasse au test de clarté, de certitude et d’évidence discuté ci-dessus[3].
En ce qui concerne l’absence de fondement juridique, le tribunal Trans-Global a raisonné comme suit :
En appliquant l’article 41, paragraphe 5, du règlement, le Tribunal admet que, en ce qui concerne les faits contestés ayant trait au fondement juridique de la demande d’un requérant, le Tribunal n’est pas tenu d’accepter telle quelle toute allégation factuelle que le Tribunal considère comme (manifestement) incroyable, frivole, vexatoire ou inexacte ou faite de mauvaise foi ; un tribunal n’est pas non plus tenu d’accepter un argument juridique déguisé en allégation factuelle[4].
Le Tribunal considère que l’adjectif « juridique » dans l’article 41(5) est clairement utilisé en contradiction avec « factuel » étant donné la genèse rédactionnelle de l’article 41(5) […] Néanmoins, le Tribunal reconnaît qu’il est rarement possible d’évaluer le fondement juridique d’une demande sans examiner également les prémisses factuelles sur lesquelles cette demande est soumise[5].
Le tribunal cite ensuite l’affaire Brandes, qui correspond à la deuxième occasion dans laquelle un tribunal s’est prononcé sur la portée de l’article 41(5), dans laquelle il a été déclaré que le concept de fondement juridique a la vertu d’être complet, affirmant que « le fondement juridique couvre toutes les objections selon lesquelles la procédure devrait être interrompue à un stade précoce parce que, pour quelque raison que ce soit, la demande ne peut manifestement pas être acceptée par le tribunal »[6].
Par conséquent, le tribunal a conclu que la détermination du fondement juridique d’une demande ne peut et ne devrait pas être adoptée dans bon nombre de cas sans une appréciation rigoureuse des faits qui constituent l’essence d’une demande, surtout lorsque cela affecte directement la compétence du tribunal pour connaître de l’affaire soumise.
L’absence de fondement juridique en raison de l’expiration du délai fixé dans le TBI
Le défendeur a fait valoir dans son objection préliminaire que la demande d’AFC était manifestement dénuée de fondement juridique, puisque la demande d’arbitrage avait été soumise lorsque le délai de trois ans prévu à l’article 10(5) du TBI avait déjà expiré.
Dans son analyse de l’article 10(5) du TBI, le tribunal a analysé le sens du terme « demande », concluant qu’il est égal à « plainte ». L’article 10(5) du TBI prévoit que « [l]’investisseur ne pourra déposer une demande si plus de trois ans se sont écoulés depuis que l’investisseur a eu ou aurait dû avoir connaissance de la violation alléguée du présent accord, et des pertes ou du dommage subi » (traduction de l’auteur).
La demande est l’acte par lequel l’investisseur exprime non seulement qu’il existe un différend et que, selon lui, le TBI a été violé, mais aussi qu’il demande activement à un tribunal compétent que le contentieux soit résolu et que l’investisseur se voit accorder l’indemnisation qu’il réclame. Comme le souligne la Colombie, la demande est le moyen par lequel le processus arbitral est activé.
Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal a analysé les documents soumis par les parties à la procédure, qui confirment que, au moment de l’envoi de la notification du différend conformément à l’article 10(2) du TBI, le demandeur a pleinement compris qu’il s’agissait d’une étape différente de la soumission d’une demande conformément à l’article 10(4) du même TBI.
En effet, dans son courrier du 12 janvier 2019, le demandeur a expressément reconnu que son courrier du 16 novembre 2018 constituait une « notification de différend » conformément à l’article 10(2) du TBI, et a déclaré que cette notification contenait les informations requises à ce moment de la procédure. Le demandeur a clairement indiqué que « les informations et le degré de détail » mentionnés dans son courrier du 30 novembre 2018 étaient « propres à la notification de la demande d’arbitrage envisagée au paragraphe 4 de l’article 10 susmentionné, qui, par sa nature et son objet, n’a rien à voir avec la notification initiale du différend ».
Pour parvenir à cette interprétation, le tribunal s’est également appuyé sur la jurisprudence établie par l’affaire Marvin Feldman c. États-Unis du Mexique, dans laquelle le tribunal a déterminé que l’expression « présentation une demande » avait la signification suivante :
« La présentation d’une demande » est utilisé pour faire référence à l’activation définitive d’une procédure d’arbitrage […] Par conséquent, c’est le moment où la notification d’arbitrage a été reçue par le secrétaire général, plutôt que le moment de l’envoi de la notification de l’intention de soumettre la demande à l’arbitrage, qui peut interrompre le délai de prescription conformément à l’article 1117, paragraphe 2, de l’ALENA.
Conclusion
Ainsi, le tribunal a conclu que la période indiquée à l’article 10(5) du TBI correspond à la soumission de la demande à l’arbitrage, et non à la notification du différend à l’État, comme le soutenait le demandeur. Dans le système du CIRDI, la présentation ou la soumission d’un recours à l’arbitrage se fait en soumettant une demande d’arbitrage conformément à l’article 36 de la convention du CIRDI. Une interprétation différente non seulement viderait le paragraphe 5 de l’article 10 de son sens et de son efficacité, comme indiqué ci-dessus, mais aurait également pour conséquence de soumettre la Colombie et l’Espagne, sans restriction temporelle, aux demandes d’arbitrage entre investisseur et État.
Le tribunal a ainsi conclu que la demande du demandeur était effectivement dénuée de fondement juridique, puisqu’elle a été présentée après la période de trois ans prévue par le TBI, raison pour laquelle il a fait droit à l’objection préliminaire du défendeur.
Remarques :
Le tribunal était composé du juge Bernardo Sepúlveda Amor (mexicain, président), de Dyalá Jiménez Figueres (costaricienne, désignée par le défendeur) et de Sabina Sacco (chilienne, italienne et salvadorienne, désignée par les demandeurs).
Auteur
Sergio Cifuentes Vergara, ancien stagiaire en droit international auprès du programme droit et politique économique de l’IISD, est titulaire d’un licence de la Faculté de droit de Harvard.
Notes
[1] Brandes Investment Partners, LP c. La République bolivarienne du Venezuela, Affaire CIRDI n° ARB/08/3, Décision sur l’objection du défendeur en vertu de l’article 41(5) du Règlement d’arbitrage du CIRDI, paragraphe 52.
[2] Trans-Global Petroleum, Inc. c. Le Royaume hachémite de Jordanie, Affaire CIRDI n° ARB/07/25, paragraphe 88.
[3] Ibid, paragraphe 105.
[4] Idem.
[5] Ibid, paragraphe 97.
[6] Brandes, paragraphe 55.