Le tribunal estime que les modifications apportées par l’Espagne à son régime réglementaire ont violé les attentes légitimes des investisseurs en vertu de l’art. 10(1) du TCE
Mathias Kruck et autres c. Royaume d’Espagne, Affaire CIRDI n° ARB/15/23
Le différend
Cette affaire concerne un différend entre 73 investisseurs (les demandeurs) dans le secteur des énergies renouvelables et l’Espagne (le défendeur). Le différend a été soumis au CIRDI au titre du TCE. La question devant le tribunal consistait à déterminer si les modifications apportées par l’Espagne à son régime réglementaire constituaient une violation de la norme TJE en vertu de l’article 10(1) du TCE.
Les demandeurs allèguent que l’Espagne avait attiré des investissements étrangers dans les sources d’énergie renouvelables (SER), et que des modifications ultérieures du régime réglementaire avaient fondamentalement modifié et supprimé ce cadre. Quant à lui, le défendeur a fait valoir que les changements ne constituaient pas une violation car ils avaient été effectués conformément au TCE et aux lois nationales en vigueur avant que les demandeurs n’aient réalisé leurs investissements.
Le contexte
Tous les investissements en Espagne ont été réalisés par les demandeurs à la suite de la tentative de l’UE visant à accroître le recours aux SER, contenue dans la directive européenne 2001/77/CE. L’Espagne s’est vu fixer l’objectif de satisfaire 29,4 % de sa demande en énergie à partir de SER d’ici à 2020.
En 2004, l’Espagne a introduit des changements affectant le secteur des énergies renouvelables. Ces changements avaient été introduits pour attirer les investissements dans les SER. En 2006, des indices laissaient penser que le régime allait de nouveau être modifié. Mathias Kruck, l’un des demandeurs, a pris connaissance des changements proposés dans différentes sources médiatiques et a parlé à un avocat espagnol. Le 25 mai 2007, les changements proposés ont été adoptés par le décret royal (DR) 661/2007. La nouvelle loi a permis à l’Espagne d’atteindre son objectif avec succès. Les incitations prévues n’étaient disponibles que pour les installations établies avant le 29 septembre 2008. Les demandeurs 1-35, 66, 67, 69, 70, 71 et 73 avaient réalisé leurs investissements avant cette date limite (para. 45).
Entre 2013 et 2014, l’Espagne a adopté une série de mesures qui, selon les demandeurs, ont nui à leurs investissements.
Le TJE et les attentes légitimes
Les demandeurs ont fait valoir qu’en annulant les incitations qui leur étaient offertes, l’Espagne avait violé ses obligations au titre de l’art. 10(1) du TCE. Au contraire, le défendeur a fait valoir que l’interprétation du TCE par les demandeurs conduirait à une « pétrification des règles générales », qui s’avérerait préjudiciable aux États parties et à leurs ressortissants (para. 119).
Pour déterminer si les actions de l’Espagne avaient effectivement constitué une violation de la norme TJE, le tribunal a été confronté à la difficulté d’évaluer l’application de la doctrine en ce qui concerne les attentes légitimes (para. 158). Le défendeur s’est appuyé sur les arrêts Saluka et Philip Morris, soutenant que la constatation d’une violation de la norme TJE exigeait un exercice de mise en balance et qu’un État ne pouvait être considéré comme violant la norme TJE si la mesure avait été adoptée dans la poursuite d’objectifs légitimes de politique publique. Les demandeurs ont estimé que l’argument du défendeur était largement exagéré.
Le tribunal a déclaré que des « engagements très spécifiques » sont nécessaires pour donner lieu à des attentes légitimes (para. 159-160). Par conséquent, le tribunal a été confronté à la question de savoir si des représentations avaient été faites par le défendeur. D’emblée, le tribunal a considéré que les représentations faites par des parties n’agissant pas pour le compte du défendeur ne pouvaient pas donner lieu à des attentes légitimes (para. 163). Par conséquent, les déclarations de l’avocat espagnol et d’autres parties que Kruck avait consultées, ainsi que les documents publiés dans les médias ne pouvaient pas créer d’obligations. En revanche, le texte des lois peut donner lieu à une attente légitime, à condition de pouvoir « indiquer un élément qui indique clairement que l’État s’engage à ne pas exercer son pouvoir législatif d’une manière particulière » (para. 167).
Le tribunal a estimé que lorsque la législation vise à attirer des investissements sur la base d’une garantie de stabilité, elle peut donner lieu à des engagements spécifiques (para. 189). Il a estimé que la stabilité des lois promulguées par l’Espagne était une caractéristique essentielle, comme l’indiquait le libellé des textes de ces lois (para. 190). Par conséquent, le tribunal a estimé que les DR 661/2007 et DR 1578/2008 avaient fait naître les attentes légitimes des demandeurs.
Si le tribunal a accepté l’argument du défendeur selon lequel la législation peut toujours être modifiée, il s’est demandési ces modifications étaient justes et équitables ou si elles portaient préjudice à certains investisseurs qui avaient compté sur les assurances de stabilité (para.193). En outre, selon le tribunal, la question consistait à déterminer si l’Espagne s’était engagée à s’abstenir d’exercer ses pouvoirs souverains (para. 199). Les garanties de stabilité témoignaient de cet engagement.
Le tribunal a estimé que les investissements des demandeurs après le 25 mai 2007 avaient été réalisés sur la base des assurances spécifiques données par l’Espagne (para. 205). Il a exclu les investissements réalisés avant cette date, même s’ils étaient fondés sur la connaissance de la loi à venir, parce que ces investissements étaient basés sur des spéculations (para. 204).
Le tribunal a ensuite évalué si l’Espagne avait violé les engagements spécifiques sur lesquels les investisseurs s’étaient appuyés. Le tribunal a estimé que les mesures contestées adoptées entre 2013 et 2014 constituaient une réponse raisonnable à la crise économique à laquelle l’Espagne était confrontée. Toutefois, il a estimé que la suppression des incitations pour les investisseurs qui avaient déjà engagé des capitaux importants sur la base des assurances antérieures était déraisonnable (para. 224). Il a donc estimé que l’Espagne avait violé ses engagements au titre de l’article 10(1) du TCE et l’a condamnée à verser une indemnisation.
L’effet de la diligence raisonnable sur les attentes légitimes de l’investisseur
L’Espagne a fait valoir que les demandeurs n’avaient pas fait preuve de diligence raisonnable au niveau attendu d’un investisseur étranger, et qu’ils n’avaient fourni aucun rapport de diligence raisonnable à l’appui de leurs attentes légitimes (para. 132). Les demandeurs, en revanche, ont fait valoir qu’ils avaient effectivement effectué la diligence raisonnable appropriée en consultant plusieurs conseillers juridiques (para. 101). Il a été constaté que non seulement M. Kruck mais aussi la banque qui a financé les projets photovoltaïques s’étaient appuyés sur les représentations de l’avocat espagnol. M. Kruck avait également lu des informations sur le régime réglementaire espagnol dans les médias et les magazines spécialisés.
Le tribunal a accepté, en principe, que les investisseurs doivent faire preuve de diligence raisonnable avant de se fier aux engagements des États (para. 191). Il a poursuivi en disant que si les déclarations de tiers ne pouvaient pas donner lieu à des attentes légitimes, ces déclarations étaient pertinentes aux fins de la diligence raisonnable (para. 164). Ces représentations sont importantes car elles sont essentielles pour comprendre comment les engagements spécifiques des États ont été interprétés par ceux à qui ils sont adressés, et, en tant que tel, servent à « corroborer et soutenir les affirmations des demandeurs quant à ce qu’ils ont compris que le défendeur promettait » (para. 209).
Les dommages et intérêts
Après avoir conclu que l’Espagne avait violé la norme TJE en portant atteinte aux attentes légitimes des investisseurs, le tribunal a porté son attention sur la question des dommages-intérêts.
Le tribunal a déclaré qu’une indemnisation basée sur la valeur des investissements des demandeurs n’était pas adéquate (para. 349). Il a reconnu la difficulté d’appliquer le test « sauf si » pour calculer les dommages-intérêts dus en cas de violation de la norme TJE. Cependant, il a poursuivi en disant que le test « sauf si » n’était pas entièrement spéculatif (para. 352). Les demandeurs s’étaient appuyés sur la stabilité garantie au titre des lois espagnoles, et ils étaient en droit de supposer qu’elles ne changeraient pas fondamentalement.
Le tribunal a considéré que le 21 juin 2014 était la date de la violation car c’est le jour où le système de paiement prédéterminé a été répudié par le nouveau régime réglementaire introduit en 2014 (para. 356). Pour le tribunal, l’indemnisation due était une question simple ; il s’agissait de la différence entre ce que les demandeurs auraient dû recevoir en vertu des engagements spécifiques pris à l’origine et le montant qui leur avait effectivement été versé (para. 357).
Puisque les modifications de la loi introduites en 2010 ne constituaient pas une violation, les sommes dues aux demandeurs seraient calculées en vertu du DR 661/2007, tel que modifié par les réformes de 2010. Le tribunal a donc jugé que les demandeurs devaient recevoir le tarif fixe payable pendant 30 ans, les heures annuelles étant plafonnées conformément aux réformes de 2010 (para. 360). Le tribunal a également accordé des intérêts composés, à calculer à partir de la date de la violation (para. 361).
Le tribunal a laissé aux parties le soin de calculer le montant exact des sommes dues, qu’elles devront conjointement soumettre sur la base des conclusions du tribunal (para. 363).
L’opinion divergente
L’opinion divergente s’est concentrée sur l’hypothèse des demandeurs et de la majorité selon laquelle l’article 44(3) du DR 661/2007 contenait des termes suggérant que le gouvernement espagnol s’était effectivement privé du pouvoir d’abroger la réglementation, en dépit de tout changement futur pouvant survenir, contre les exigences de l’intérêt public. Dans son opinion divergente, Zachary Douglas a fait valoir qu’aucun élément du texte ne suggérait cela (op. div., para. 63).
Analysant l’évolution du régime réglementaire de l’Espagne et les décisions judiciaires connexes, l’opinion divergente a fait valoir que les investisseurs, au moment des investissements, auraient été conscients que : la législation-cadre permettait des ajustements au calcul de la prime ; plusieurs changements avaient été apportés aux réglementations précédant le DR 661/2007 ; une réglementation antérieure contenait une « clause de stabilisation » similaire mais avait été abrogée et remplacée ; la Cour suprême espagnole avait rejeté un argument similaire à celui des demandeurs dans une affaire qui concernait la stabilité d’une réglementation précédant le DR 661/2007 ; et que les changements introduits dans le DR 661/2007 avaient été introduits pour répondre à l’évolution des circonstances (para. 79). Par conséquent, ces circonstances ne pouvaient pas avoir donné lieu à des attentes légitimes.
M. Douglas a critiqué l’approche stricte de la responsabilité adoptée par la majorité, qui, selon lui, avait été importée du droit des contrats (para. 10). Selon lui, il était erroné d’assimiler une relation réglementaire publique à une relation contractuelle privée (para. 29). Il a fait valoir que la responsabilité découlant d’une violation des attentes légitimes nécessite un élément de « faute ». Par conséquent, la responsabilité de l’Espagne aurait été engagée si les mesures contestées avaient imposé une charge indue ou avaient enfreint un autre critère de faute. Au contraire, la majorité n’a pas jugé que les mesures contestées étaient discriminatoires ou déraisonnables.
L’opinion divergente a également divergé sur les exigences de la diligence raisonnable. L’arbitre a été soutenu qu’aucun avocat espagnol n’aurait été d’avis que le DR 661/2007 contenait une assurance valide d’immuabilité (para. 101) pour la simple raison qu’une telle assurance aurait été contraire à l’ordre juridique espagnol (para. 98-99). L’opinion divergente n’a pas tenu compte des affirmations des demandeurs selon lesquelles ils avaient fait preuve d’une diligence raisonnable satisfaisante, car l’avis juridique sur l’immuabilité du DR 661/2007 avait été rendu oralement par un avocat espagnol. Par conséquent, l’opinion divergente n’y a accordé aucun poids (para.101).
L’opinion divergente a proposé un test de proportionnalité tel qu’on le trouve en droit allemand (para. 103). L’arbitre a soutenu qu’un tel critère permettrait de veiller à ce que les tribunaux tiennent compte des informations contextuelles à l’origine de la modification réglementaire (para. 106).
Remarques
Le tribunal était composé de Vaughan Lowe, KC (président), de Michael Pryles (nommé par les demandeurs) et de Zachary Douglas (nommé par le défendeur). Paul-Jean Le Cannu a fait office de secrétaire du tribunal.
Auteur
Raza Ali est titulaire d’une licence en droit international avec mention du Graduate Institute de Genève (IHEID). Il est actuellement stagiaire juridique à la CNUDCI et a auparavant travaillé à l’Unité des différends internationaux du Bureau du Procureur général du Pakistan.