Le Tribunal a confirmé l’objection de la Colombie à la compétence ratione personae, considérant que les demandeurs à la double nationalité étaient majoritairement colombiens

Alberto Carrizosa Gelzis et autres c. Colombie, Affaire CPA n° 2018-56

Le tribunal a accepté l’objection à la compétence soulevée par la Colombie (« le défendeur ») et lui a accordé 1,5 million USD pour les frais et dépenses juridiques dans son litige contre Alberto Carrizosa Gelzis, Felipe Carrizosa Gelzis et Enrique Carrizosa Gelzis (collectivement, « les demandeurs »). En outre, les demandeurs devront également payer les frais et dépenses de la Cour permanente d’arbitrage, du tribunal arbitral et de l’assistant du tribunal d’un montant de 700 000 USD.

L’arbitrage a été mené en vertu de l’Accord de promotion commerciale entre les États-Unis et la Colombie, qui est entré en vigueur le 15 mai 2012 (« l’APC ») et du Règlement d’arbitrage 2013 de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (« Règlement CNUDCI »).

Le contexte

Le différend est né d’une série de mesures adoptées en 1998 par trois institutions colombiennes à l’encontre de Granahorrar, une banque colombienne dans laquelle les demandeurs avaient investi. Les demandeurs ont décrit ces mesures comme un traitement discriminatoire continu qui a poussé Granahorrar dans un état d’insolvabilité fictive.

Les recours et l’objection juridictionnelle

Le 24 janvier 2018, les demandeurs ont initié une procédure d’arbitrage à l’encontre du défendeur au moyen de leur notification et leur demande d’arbitrage, dans laquelle ils demandaient, entre autres, au tribunal de déclarer que la Colombie avait violé les traités, le droit international coutumier et le droit colombien s’agissant de leurs investissements. En réponse, le défendeur a contesté la compétence ratione personae du tribunal car le pays a estimé que les recours des demandeurs « ne sont pas présentés par des investisseurs étrangers comme l’exige l’APC, ce qui entraîne une absence de compétence ratione personae ».

Sur la base des soumissions des parties, le tribunal a résumé que les parties ne contestaient pas le fait que les demandeurs étaient des citoyens à double nationalité des États-Unis et de la Colombie, mais qu’elles étaient en désaccord quant à la nationalité dominante des demandeurs et, par conséquent, quant à la question de savoir si le tribunal a une compétence ratione personae en vertu de l’APC pour entendre les recours des demandeurs.

Les conclusions et l’analyse du tribunal

Pour répondre à la question de la nationalité dominante des demandeurs, le tribunal a adopté un « test à quatre volets », selon lequel le lieu de résidence permanente et habituelle est divisé en (i) le lieu de résidence permanente ou habituelle ; (ii) le centre de la vie sociale, personnelle et politique de la famille des demandeurs ; (iii) le centre de leur vie économique ; et (iv) la façon dont les demandeurs s’identifient en termes de nationalité. Le tribunal a appliqué ce test à quatre volets comme suit.

Nés en Colombie, ont étudié à l’étranger et sont revenus pour des raisons professionnelles.

Les trois demandeurs sont nés et ont grandi en Colombie. Chacun d’eux a établi sa résidence permanente à Bogotá en 1994 (Felipe), en 2004 (Enrique) et en 2007 (Alberto). Aucun n’a conservé un domicile permanent ou une résidence habituelle ailleurs, y compris aux États-Unis, où ils conservent ce qu’ils décrivent comme une maison de vacances qu’ils utilisent pour des visites occasionnelles.

Fait révélateur, les trois demandeurs ont parlé de revenir ou de retourner en Colombie. Ils l’ont tous fait à la demande de leur père, un éminent homme d’affaires colombien, pour lui permettre de confier à ses trois fils la gestion d’une entreprise prospère établie de longue date.

Le tribunal a estimé qu’il est incontestable, d’après les éléments de preuve dont il dispose, que la Colombie est le point central des activités commerciales de la famille Carrizosa et de la vie professionnelle des demandeurs. Les trois demandeurs sont employés à Bogotá dans des postes séniors par des entités appartenant à la famille. Ils ont des bureaux dans le même immeuble à Bogotá. Les trois demandeurs ont attribué la principale raison de leur retour en Colombie au fait qu’ils ont pris des postes de cadre supérieur dans les nombreuses et importantes entreprises familiales de leur père.

Bogotá est bien plus que le simple centre des affaires et de la vie professionnelle des demandeurs

Enrique Carrizosa et son épouse ont fait de la ville leur foyer. Leurs deux filles sont nées à Bogotá (en 2007 et 2009) et y sont élevées et éduquées. Les deux filles de Felipe Carrizosa (âgées de 8 et 18 ans) sont nées à Bogota. Elles y ont été élevées et éduquées, et y vivent avec leur mère, dont Carrizosa a divorcé il y a 6 ou 7 ans. La fille de l’ancienne compagne colombienne d’Alberto Carrizosa, qu’il a élevée comme sa propre fille, vit toujours à Bogota, tout comme sa mère. La mère des demandeurs, aujourd’hui veuve, réside également à Bogota. La vie sociale des demandeurs est centrée autour de leurs domiciles, leur résidence commune à la campagne, leur ville et leur appartenance à un club sportif.

Lors de l’audience, les demandeurs ont déclaré que : « La matrice familiale constitue une considération importante qui est profondément imbriquée avec les affinités culturelles, la langue et l’éducation ». Ils ont également suggéré que : « une analyse soutenue de ce facteur … démontre de manière irréfutable que la nationalité dominante et effective des demandeurs est celle des États-Unis ». Le tribunal a fait valoir qu’il était possible que les demandeurs accordent une importance considérable à leurs propres sentiments subjectifs d’être américains, mais qu’il ne s’agissait pas de questions que le tribunal pouvait commencer à évaluer sur une base objective et pour lesquelles, en tout état de cause, il n’y avait pas de preuve extrinsèque.

Le tribunal a examiné l’importance de l’éducation des demandeurs ailleurs. Face à la preuve objective que : (i) tous les époux/partenaires de vie actuels ou passés des demandeurs résident ou ont résidé en Colombie ; (ii) les quatre enfants d’Enrique et de Felipe sont nés en Colombie, ils ont reçu toute leur éducation en Colombie et y ont résidé en Colombie (tout comme la fille de l’ancienne partenaire colombienne d’Alberto Carrizosa) ; (iii) les parents/parents survivants des demandeurs résidaient en Colombie aux dates critiques ; et (iv) l’une des tantes des demandeurs vit en Colombie et, sur les sept des neuf cousins germains qui sont colombiens, cinq ont vécu en Colombie pendant de nombreuses années ; le tribunal a déclaré qu’il ne pouvait pas convenir qu’un argument convaincant avait été présenté pour conclure que la nationalité dominante et effective des demandeurs était celle des États-Unis.

Les éléments de preuve indiquent que les demandeurs ont participé activement aux élections colombiennes, mais pas à celles des États-Unis

En termes d’engagement dans la vie publique, les trois demandeurs ont voté aux élections présidentielles et congressionnelles colombiennes en 2014 et 2018, et tous trois ont contribué, à titre individuel ou par le biais de leurs entreprises familiales, à des campagnes politiques en Colombie. Seul Enrique a voté (par courrier) à l’élection étasunienne de 2020 ; Felipe a déclaré sans équivoque qu’il n’avait jamais exercé son droit de vote aux États-Unis, et il n’existe aucune preuve quant à la participation d’Alberto à une élection américaine au-delà d’une suggestion dans le témoignage oral selon laquelle il aurait contribué à une campagne pour un siège au Congrès en 2000.

Si l’on s’appuie sur l’argument des demandeurs selon lequel le vote et la participation aux élections sont des « éléments essentiels de la matrice sociale d’un individu », les preuves indiquent que les demandeurs ont pris une part active aux élections en Colombie, mais pas à celles aux États-Unis.

Les demandeurs se sont identifiés comme étant des Colombiens

Le tribunal note également qu’aux dates critiques, les demandeurs se présentaient comme des ressortissants colombiens, citant leurs numéros d’identification colombiens, pour la procédure contre la Colombie devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Aucune mention n’est faite de leur double nationalité américaine.

Traitement des affaires passées impliquant la double-nationalité dans le cadre du RDIE

Les requérants ont demandé au tribunal de prendre en considération l’opinion divergente dans l’affaire Ballantine c. République dominicaine[1]. Cette opinion divergente suggérait que sur la base de la résidence habituelle de Ballantine durant sa vie, du centre de ses intérêts personnels et professionnels, de sa vie familiale et du maintien de liens significatifs avec les États-Unis, sa nationalité dominante et effective en vertu du droit international coutumier devait être celle des États-Unis. L’arbitre ayant EU uneopinion divergente a écrit :

[Le fait que Mme Ballantine ait choisi la nationalité dominicaine non pas nécessairement par amour du pays et par allégeance, mais par intérêt économique personnel, ne permet pas de conclure que sa nationalité dominante et effective était dominicaine aux dates critiques. Les liens économiques de Mme Ballantine avec la République dominicaine et les raisons étroites pour lesquelles elle a demandé la nationalité dominicaine ne sont que deux des nombreux facteurs pertinents à prendre en compte dans cette analyse.

Les demandeurs ont déclaré que ce qu’ils avaient décrit comme des impératifs étroits similaires commandant aux demandeurs de vivre en Colombie soutiennent une conclusion selon laquelle la nationalité dominante et effective des demandeurs est celle des États-Unis.

Le tribunal n’a pas accepté cet argument. Premièrement, et cela va de soi, il n’y avait aucun « impératif étroit » en jeu dans l’acquisition de la double nationalité par les demandeurs. Deuxièmement, la suggestion selon laquelle il y avait des impératifs étroits semblables à ceux qui ont pesé sur Mme Ballantine, qui commandaient aux demandeurs de vivre en Colombie, est erronée. Les demandeurs ne sont pas allés en Colombie ; ils y sont retournés. Ils l’ont fait pour assumer des responsabilités dans une entreprise établie de longue date et prospère, créée par leur père.

Une fois rentrés, ils sont restés, pendant des décennies. Ils ont élevé leur famille à Bogotá et n’ont établi aucune résidence habituelle ou permanente ailleurs dans le monde. Pour autant que le tribunal le sache, leur vie derrière leur porte d’entrée peut être l’incarnation de la vie familiale américaine moderne, mais à cet égard, le tribunal ne dispose que des mots des demandeurs et de l’expression de leurs sentiments subjectifs.

Le tribunal a adopté une approche holistique dans son analyse, bien qu’ayant mis l’accent nécessaire sur la période des dates critiques. Face aux preuves irréfutables des liens longs et profonds des demandeurs avec la Colombie pendant de nombreuses années, il serait exagéré de conclure que, malgré toutes les preuves contraires susceptibles d’un examen objectif, la nationalité dominante des demandeurs était celle des États-Unis. De l’avis du tribunal (et pour adopter le langage de la soumission du défendeur), il « n’est absolument pas possible pour quelqu’un de raisonnablement conclure de tout cela que [les demandeurs] étaient principalement des [ressortissants] des États-Unis » (décision, para. 252).

La conclusion du tribunal sur la question

Le tribunal a accepté l’argument du défendeur selon lequel il s’agit d’une famille colombienne qui poursuit la Colombie dans un forum international, ce qui va à l’encontre de « l’un des principes les plus anciens et les plus consacrés du droit international, selon lequel vous ne pouvez pas poursuivre l’État de votre nationalité dans un forum international » (décision, para. 253). En conséquence, le tribunal a confirmé l’objection du défendeur à la compétence ratione personae du tribunal. Compte tenu de cette conclusion, il n’était pas nécessaire d’examiner les autres motifs d’objection soulevés par les demandeurs quant à la compétence du tribunal à l’égard de leurs recours.

La présente affaire, bien que spécifique aux faits, fournit un point de référence utile quant à l’analyse de la nationalité dominante pour d’autres affaires RDIE.

 


Thao-Ngan Ngo est une candidate au programme de maîtrise à l’Europa-Institut de l’Université de la Sarre, se spécialisant dans le commerce extérieur et le droit des investissements.

[1] Michael Ballantine et Lisa Ballantine c. République dominicaine, Affaire CPA n° 2016-17, Opinion divergente partielle de Mme Cheek sur la compétence (03.09.2019).

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