Cela vous concerne plus que vous ne le pensez : les risques et le potentiel des accords internationaux d’investissement pour les discussions sur ADPIC qui touchent au commerce et la Covid-19 à l’OMC
Les discussions sur une éventuelle décision sur l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC)[1] en lien avec la Covid-19 et visant à accélérer la production et la distribution équitable de vaccins et de médicaments se poursuivent, malgré le report de la 12ème conférence ministérielle de l’OMC. Dans ce contexte, il convient d’attirer l’attention sur l’un des problèmes dans ces débats, à savoir l’absence des AII. En effet, en l’absence de coordination entre une décision sur les ADPIC et les obligations des membres au titre des AII, ces obligations pourraient réduire significativement l’efficacité de toute décision. À l’inverse, le fait d’aborder la question de la responsabilité de l’investissement dans le cadre de ces discussions pourraient également donner l’opportunité aux membres de l’OMC de réduire les divergences entre leurs positions respectives et de dissiper les doutes croissants (et malheureusement, raisonnables) quant à leur engagement-même en faveur des négociations.
Les AII et l’efficacité d’une décision sur les ADPIC
Il existe actuellement deux propositions de textes à l’OMC portant sur les médicaments contre la Covid-19 et l’Accord ADPIC. La première, présentée par l’Inde et l’Afrique du Sud, propose que le Conseil général prenne la décision de déroger à l’application de certaines dispositions de l’Accord ADPIC pour toute une série de produits médicaux liés à la Covid-19, notamment les vaccins. En réponse à cette proposition, l’UE, qui s’oppose à la dérogation ne la considérant pas nécessaire pour accélérer la production, a élaboré sa propre proposition, qui envisage une déclaration du Conseil général clarifiant et facilitant l’utilisation des flexibilités offertes par l’Accord ADPIC s’agissant des licences obligatoires[2]. Au titre de la proposition européenne, un membre peut, entre autres, déroger à l’obligation de s’efforcer d’obtenir l’autorisation du détenteur du droit de propriété intellectuelle (DPI) avant la délivrance d’une licence obligatoire, et la rémunération pour les détenteurs de brevets doit refléter des prix abordables lorsque les produits sont à destination de pays à revenu faible et intermédiaire. Je fais référence à ces deux propositions, sans distinction, par l’expression « décision sur les ADPIC ».
Si les membres ne sont pas d’accord quant aux moyens d’atteindre l’objectif politique d’une distribution plus équitable des médicaments et vaccins contre la Covid, la discussion comporte plusieurs points non contestés. D’abord, l’un des avantages clés perçus d’une décision au titre des ADPIC est la réduction du risque de litige, puisque cette décision permettrait d’atténuer l’hésitation réglementaire de la part des États aux capacités moindres, et l’hésitation des acteurs privés investissant dans les capacités de production. Le coût des éventuels litiges décourage les États à faible revenu à agir en l’absence d’une décision sur les ADPIC. Ensuite, il est communément admis qu’une dérogation à l’Accord ADPIC ne suffirait pas à accélérer la production et la distribution, et la mise en place de mesures complémentaires au niveau national serait nécessaire. Troisièmement, même si les négociations sont « bloquées », d’après la Directrice générale Ngozi Okonjo-Iweala, toutes les parties s’accordent à dire qu’il faut agir vite. Finalement, il va sans dire que les entreprises pharmaceutiques insistent pour un partage volontaire de savoir-faire, et s’opposent à une dérogation mais aussi aux licences obligatoires.
Dans ce contexte, il semble surprenant que le RDIE au titre des AII soit totalement absent de ces discussions, puisqu’il a le potentiel de saper significativement l’efficacité de tout accord atteint à l’OMC.
Le RDIE représente un risque de litige similaire aux procédures de l’OMC, mais en plus, l’accès n’y est pas limité aux États. Le RDIE offre donc une voie de recours, mais dont les coûts sont tout aussi exorbitants que ceux d’un différend à l’OMC : entre 1988 et 2017, les coûts médians pour l’État partie dans une affaire de RDIE étaient de 2,9 millions USD. Le fait que le RDIE soit directement accessible par les détenteurs de DPI rend également son usage plus probable, puisque les entreprises pharmaceutiques ne sont pas soumises aux mêmes contre-incitations en termes de réputation ou de représailles que les États dans le cadre des procédures de l’OMC. Compte tenu de l’attention médiatique autour des discussions sur les ADPIC et des mesures similaires de mise en œuvre requises dans plusieurs États, le contexte actuel rappelle les circonstances passées dans lesquelles deux affaires de RDIE avaient contribué à l’adoption tardive par les États de mesures politiques prévues[3]. Compte tenu que les membres reconnaissent l’urgence de parvenir à l’équité vaccinale, il serait particulièrement problématique de prendre le risque de faire face à un recours RDIE dans le seul but de retarder la mise en œuvre d’une décision putative sur les ADPIC.
Par ailleurs, les mesures étatiques adoptées pour la mise en œuvre d’une décision sur les ADPIC ne seront pas automatiquement exemptées d’un recours au titre des AII, comme l’explique en détails Prabhash Ranjan s’agissant d’une dérogation aux ADPIC[4]. En l’absence d’un libellé exprès en ce sens, les normes internationales non liées à l’investissement n’ont EU que des effets limités sur la responsabilité des États au titre de ces traités. Par ailleurs, à l’heure actuelle, les AII n’abordent pas les risques de litige les plus probables découlant des actions étatiques prises en application d’une décision sur les ADPIC.
En effet, moins de 10 % des AII limitent la protection des DPI en faisant référence à l’accord ADPIC. Ce sont principalement les AII récents, alors que 65 % des différends en matière d’investissement continuent d’être lancés au titre de traités signés avant l’an 2000[5]. En outre, la plupart de ces AII n’incluent que des exceptions à des dispositions de normes spécifiques qui exigent un seuil relativement élevé de la responsabilité, telle que l’expropriation, ou, plus rarement, la non-discrimination et l’interdiction des obligations de résultats (voir la figure 1). À l’inverse, les AII ne disent mot sur la norme de protection TJE, qui donne lieu au plus grand nombre de recours, mais aussi au plus grand nombre de décisions en faveur d’une violation dans le RDIE[6]. Aussi, les mesures étatiques de mise en œuvre d’une décision sur les ADPIC pourraient être contestées au titre des AII, et le résultat de ces contestations ne sera pas significativement affecté par l’existence de cette décision.
Figure 1
Finalement, compte tenu de la nature fragmentée du régime de l’investissement international, il est quasi impossible de résoudre rapidement la superposition excessive de ce régime. Le régime de l’investissement est largement basé sur les traités bilatéraux qui ne disposent pas d’une institution chargée de prendre des décisions multilatérales. Il a fallu plusieurs années de négociations pour une action multilatérale sur la question beaucoup moins controverse de la transparence dans le RDIE, et 7 ans après l’adoption de la Convention de Maurice en découlant, celle-ci n’est en vigueur que dans neuf États. Les actions au niveau bilatéral sont vouées à inclure des pays n’ayant pas d’intérêts majeurs à s’engager dans les négociations, et dans tous les cas, imposeraient des retards importants et de lourds coûts de transaction.
Dans leur ensemble, ces faits suggèrent que si les négociateurs souhaitent atteindre les objectifs recherchés d’atténuer le risque de litige au moyen de la décision sur les ADPIC, dans le but de rassurer les acteurs privés et les gouvernements, ils se doivent d’aborder le RDIE dans le texte de la décision elle-même.
Un moyen d’avancer : et si la décision sur les ADPIC excluait la responsabilité au titre des AII ?
Compte tenu de ce qui précède, les membres de l’OMC devraient envisager d’exclure les mesures liées à la mise en œuvre de la décision sur les ADPIC de la portée de la protection des AII. Une telle action coordonnée pourrait efficacement limiter le risque de litige RDIE sans exiger des membres qu’ils aillent au-delà des pratiques autres que celles déjà utilisées dans le contexte des régimes commercial et de l’investissement.
La clarification de la relation envisagée entre la décision sur les ADPIC et les AII est autorisée non seulement par le droit des traités, mais relève également des pouvoirs du Conseil général de l’OMC. Du point de vue du droit des traités, une décision sur les ADPIC sera probablement considérée comme un accord ultérieur sur l’interprétation de l’accord ADPIC au titre de l’article 31(3)(a) CVDT. Rien n’empêche d’inclure également dans la décision une clarification aux effets similaires pour tous les AII en vigueur entre les membres. L’article 31(3)(a) ne prévoit aucune condition formelle pour l’entrée en vigueur d’accords ultérieurs[7], et le Conseil général est composé de représentants des membres de l’OMC, qui ont le pouvoir de représenter leurs États au titre de l’article 7 CVDT.
En outre, les membres de l’OMC incluent d’office dans leur traités un libellé clarifiant le champ d’application respectif des normes d’autres domaines du droit économique international ; il n’existe donc aucune raison qu’une clarification des effets de la décision sur les ADPIC sur les AII ne relève pas du mandat du Conseil général.
Le fait d’aborder une question pertinente pour de multiples traités dans un instrument unique n’est pas chose nouvelle non plus. Dans le contexte de la gouvernance, la Convention de Maurice sur la transparence et l’Accord portant extinction des traités bilatéraux d’investissement entre États membres de l’Union européenne amendent et/ou éteignent un grand nombre de traités de manière simultanée. Les États peuvent également présenter a fortiori un accord ultérieur sur l’interprétation et l’application de plusieurs traités à la fois.
S’agissant du contenu, le fait de clarifier quelles mesures adoptées pour la mise en œuvre de la décision sur les ADPIC ne constituent pas une violation des protections substantielles au titre des AII (c.-à-d. une exception relative à la décision sur les ADPIC)[8] semble la manière la plus prometteuse de garantir une coordination effective. Une disposition en ce sens pourrait être formulée comme suit :
Il demeure entendu que, nous, les membres de l’OMC, sommes convenu qu’aucun traité en vigueur entre deux ou plusieurs membres de l’OMC et contenant des dispositions sur la protection des investissements ou des investisseurs ne sera interprété de manière à prévenir l’adoption de mesures visant la mise en œuvre [de la décision sur les ADPIC]*.
[*Pour plus de certitude, l’expression « interprété de manière à prévenir l’adoption » inclue les interprétations exigeant le paiement de dommages-intérêts en lien avec l’adoption desdites mesures].
L’examen des intérêts concurrents indique que l’exception devrait idéalement être inconditionnelle. Un libellé plus restrictif ne découragerait probablement pas les litiges, puisqu’il ouvrirait la voie à l’examen actuellement applicable de la procédure et du contenu des mesures de mise en œuvre. Compte tenu de l’étroite portée d’une décision sur les ADPIC, une exception inconditionnelle ne priverait pas non plus les normes d’investissement de leur contenu. Il est important de noter qu’une décision sur les ADPIC inclurait déjà un niveau de protection des détenteurs de DPI jugé comme approprié par les membres de l’OMC. Aussi, dans le contexte en question, le fait d’exclure de l’application des normes des AII les mesures prises pour la mise en œuvre permettrait de préserver l’intégrité de l’accord atteint à l’OMC, plutôt que d’amenuir excessivement la protection des investisseurs.
Une telle clarification n’est pas politiquement inatteignable non plus. Même les membres de l’OMC en faveur d’une décision limitée sur les ADPIC ont inclus des exceptions inconditionnelles dans leurs AII pour certaines mesures. Par exemple, l’Accord de protection des investissements UE-Singapour exclut la responsabilité pour les mesures visant à prévenir l’évasion fiscale « en application des dispositions fiscales de conventions visant à éviter la double imposition, d’autres arrangements fiscaux, ou de la législation fiscale interne »[9]. Plus généralement, le Canada et l’UE se sont également éloignés des larges normes TJE dans leur pratique récente, et ont plutôt adopté une approche fondée sur une liste limitée, au titre de laquelle les mesures de mise en œuvre seraient sanctionnée seulement si elles sont « manifestement arbitraires »[10]. Soutenir une exception couvrant les mesures de mise en œuvre pour une décision sur les ADPIC dans les mêmes termes n’exigerait pas plus que l’alignement des pratiques des membres au titre d’anciens traités sur leur position politique actuelle.
Au-delà des questions de faisabilité, la possibilité d’exclure la responsabilité au titre des AII pour les mesures de mise en œuvre d’une décision sur les ADPIC garantirait non seulement l’efficacité de toute décision putative sur les ADPIC, et présente également le potentiel de réconcilier les positions actuellement irréconciliables à l’OMC. Pour les membres de l’OMC qui s’opposent à une dérogation au motif qu’elle serait inefficace, le fait de convenir d’exclure la responsabilité au titre des AII permet de démontrer que leur position n’est pas une simple manœuvre de blocage. Inversement, compte tenu de la plus forte probabilité de litige au titre des AII, l’exclusion de la responsabilité au titre des AII pourrait rassurer les membres en faveur d’une dérogation large et les inciter à accepter une décision à la portée plus restreinte. Quoiqu’il en soit, tous les membres de l’OMC ont grandement besoin de trouver un compromis face à l’inégalité vaccinale flagrante, et il vaut donc la peine de présenter cet argument supplémentaire dans les négociations.
Auteure
Dafina Atanasova est chargée de cours dans la Maîtrise en règlement international des différends (MIDS), un programme conjoint de l’Université de Genève et du Graduate Institute (IHEID), Genève.
Notes
[1] Organisation Mondiale du commerce (1994). L’Accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). https://www.WTO.org/french/docs_f/legal_f/27-trips_01_f.htm
[2] Il convient de mentionner que le Parlement européen a appelé l’UE a soutenir une dérogation temporaire à certaines dispositions de l’Accord ADPIC pour la Covid-19 dans une résolution du 25 novembre 2021.
[3] Moehlecke, C. (2020). The chilling effect of international investment disputes: Limited challenges to state sovereignty. International Studies Quarterly, 64, 1–12.
[4] Ranjan, P. (2021). Trade-related aspects of intellectual property rights waiver at the World Trade Organization: A BIT of a challenge. https://papers.ssrn.com/abstract=3888980
[5] Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (2021). Rapport sur l’investissement dans le monde 2021 : investir dans une reprise durable. United Nations Publishing. 130. https://UNCTAD.org/system/files/official-document/WIR2021_ch03_en.pdf
[6] CNUCED (n.d.). Navigateur des règlements des différends d’investissement. Violations. https://investmentpolicy.UNCTAD.org/investment-dispute-settlement
[7] Commission du droit international (2018). Projets de conclusions concernant les accords et la pratique ultérieurs dans le contexte de l’interprétation des traités, avec commentaires. (A/73/10). Conclusion 6(2) et commentaire. https://undocs.org/fr/A/73/10
[8] En théorie, l’exclusion totale du recours au RDIE est la manière la plus directe de neutraliser le risque de litige en matière d’investissement. Toutefois, les accords ultérieurs d’interprétation n’équivalent pas à un amendement. Ils s’inscrivent plutôt dans un processus interprétatif plus large, tout comme les autres normes internationales au titre de l’article 31(3)(a) CVDT. D’après les affaires de RDIE portant sur des arguments fondés sur l’article 31(3)(c), un accord au titre de l’article 31(3)(a) aura plus de chance de produire les effets désirés s’il interprète les normes de protection dans les AII, qui sont généralement largement libellées, plutôt que les dispositions plus détaillées relatives au règlement des différends. Par ailleurs, les États n’ont exclut du RDIE que des questions, ce qui peut rendre plus improbable un accord pour le faire dans le contexte de la décision sur les ADPIC.
[9] Article 16.6.4
[10] Modèle d’Accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE) du Canada de 2021, article 8(1)(c), https://www.international.gc.ca/trade-commerce/trade-agreements-accords-commerciaux/agr-acc/fipa-apie/index.aspx?lang=fra ; Accord de protection des investissements UE-Viet Nam de 2018, article 2.5(2)(c), https://trade.EC.europa.eu/doclib/press/index.cfm?id=1437.