Réforme ou retrait du TCE : quelles conséquences pour le charbon ?

Alors que les négociateurs se préparent au septième cycle de discussions sur la modernisation du Traité sur la Charte de l’énergie (TCE) sans signe de progrès réels, le lancement continu de nouveaux différends investisseur-État au titre de l’accord controversé a mis en lumière les risques que le traité pose pour les États qui abandonnent progressivement les combustibles fossiles.

Parmi tous les combustibles fossiles, c’est le charbon qui a le plus d’effets sur le climat, et le Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, a qualifié son abandon « d’étape la plus importante pour atteindre l’objectif de 1,5 degré fixé par l’Accord de Paris ». Toutefois, les décisions étatiques visant la sortie du charbon affectent inévitablement l’investissement des opérateurs de centrales à charbon, ce qui entraîne fréquemment des différends quant à l’indemnisation pour les pertes de profits subies.

Avec ses 55 États signataires, le TCE accorde une  importante protection à un nombre très élevé de ces investissements dans le charbon. Il autorise en particulier les investisseurs à recourir au RDIE pour contester les mesures gouvernementales visant la sortie du charbon. Dans le cadre d’une procédure RDIE, les tribunaux arbitraux rendent une sentence arbitrale définitive et contraignante, indépendamment des tribunaux étatiques, souvent de manière entièrement confidentielle, et accordent fréquemment des dommages-intérêts très élevés. 

Le recours des investisseurs dans le charbon au RDIE basé sur le TCE devient de plus en plus fréquent.En février déjà, le traité avait suscité une grande attention médiatique après le lancement par RWE d’une procédure RDIE contre les Pays-Bas, contestant la décision du gouvernement néerlandais d’interdire d’ici à 2030 la combustion du charbon destinée à la production d’électricité. 

Plus récemment, le géant de l’énergie Uniper a lancé des procédures parallèles auprès d’une cour nationale et d’un tribunal d’arbitrage de RDIE contre les Pays-Bas pour des raisons comparables. Dans le cadre de ses procédures, Uniper conteste la loi néerlandaise la contraignant à fermer la centrale à charbon de 1070 mégawatts qu’elle opère actuellement à Maasvlakte, d’ici à 2029. Si Uniper affirme que la loi porte atteinte aux  dispositions relatives à la protection de l’investissement du TCE, le gouvernement néerlandais a affirmé, avec le soutien d’organisations de la société civile, que les opérateurs de centrales auraient pu et dû anticiper la décision. La loi néerlandaise est également nécessaire pour permettre aux Pays-Bas de respecter leurs engagements dans le cadre de l’Accord de Paris.

Préoccupés par le risque de différends, les parties au TCE ont commencé en 2018 à négocier la « modernisation » du traité. Si au moment de la rédaction, aucun compromis en faveur d’une telle réforme n’a été atteint, les deux principales options possibles semblent être un amendement du traité tel que présenté dans la proposition européenne la plus récente (la proposition de l’UE), ou un retrait coordonné de l’UE et de ses États membres (le retrait de l’UE).

Compte tenu de l’importance vitale d’un abandon rapide du charbon pour la transition énergétique, il est indéniable que le degré de protection accordé par le TCE aux investissements dans le charbon devrait orienter les décideurs politiques à l’heure d’examiner ces options. En d’autres termes, il faut se demander combien de centrales à charbon seraient protégées si le traité était amendé selon la proposition de l’UE, par rapport au nombre de centrales protégées dans le scénario du retrait de l’UE.

Tentant de répondre à cette question, le présent article présente un bref aperçu des deux options déjà mentionnées, c.-à-d. la proposition de l’UE et le retrait de l’UE, dans la section 1. Ensuite, nous tentons d’identifier dans la section 2 le nombre de centrales à charbon qui pourraient générer un risque RDIE au titre du TCE pour chacune des options, puis à la section 3, nous en tirons une conclusion. 

Les options actuelles : la proposition d’amendement de l’UE ou un retrait coordonné de l’UE

En février 2021, la Commission européenne a publié une nouvelle proposition visant à amender le TCE, citant la nécessité d’harmoniser la portée du traité avec l’Accord de Paris. Dans cette proposition, la Commission suggère de différencier le traitement accordé aux investissements actuels, et celui accordé aux investissements futurs.

La proposition suggère d’exclure les investissements futurs dans les combustibles fossiles du champ d’application de la protection du TCE, tout en maintenant la protection pour les investissements futurs dans le gaz en dessous d’un certain seuil d’émission de carbone. Selon la proposition, les investissements futurs seront ceux réalisés après l’entrée en vigueur de l’amendement proposé et ils n’auraient donc plus accès au RDIE basé sur le TCE.

Par ailleurs, l’UE suggère de continuer d’accorder la protection actuelle aux investissements dans les combustibles fossiles réalisés avant l’entrée en vigueur de l’amendement proposé (« les investissements existants ») pour une période de 10 ans à compter de cette date. Cela signifie donc que si l’amendement est adopté, ces investisseurs existants dans les combustibles fossiles auraient toujours la possibilité de poursuivre les États parties au TCE en ayant recours au RDIE pendant au moins 10 ans.

Afin d’être adopté, un amendement tel que celui proposé par l’UE exigerait l’unanimité de tous les États parties au traité présents et votants. Toutefois, certains États non-membres de l’UE continuent à s’opposer aux efforts de réforme, et, selon des télégrammes diplomatiques divulgués récemment, un éventuel soutien en faveur de la proposition de l’UE est  quasi inexistant.

Compte tenu de l’incertitude quant à l’atteinte d’un consensus sur la proposition de l’UE, cette dernière ainsi que certains de ses États membres[1] n’excluent plus la possibilité de se retirer complètement du traité. L’un des obstacles apparents à cette alternative est la clause de survie du TCE. Selon cette clause, les dispositions du traité continuent à s’appliquer aux investissements existants pendant une période de 20 ans après la date du retrait.

Toutefois, une analyse juridique récente montre que les États membres de l’UE pourraient neutraliser la clause de survie entre eux, avant de procéder à un retrait coordonné du traité. Plus précisément, pour ce faire, ils pourraient modifier le contenu du traité selon les règles du droit public international. Contrairement à la proposition de l’UE, cela permettrait aux États se retirant du traité d’interdire immédiatement l’accès au RDIE pour les investissements existants dans les combustibles fossiles entre ces États. En outre, une telle approche n’exigerait pas l’unanimité de toutes les parties contractantes du TCE présentes et votantes.

Évaluation des effets de la proposition de l’UE et d’un retrait coordonné sur la protection accordée aux centrales à charbon

Comme mentionné précédemment, la liberté réglementaire des États de procéder à un abandon rapide du charbon joue un rôle décisif dans la capacité d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Il est donc vital de quantifier le risque de différends que le TCE pourrait, selon toute vraisemblance, générer s’agissant des investissements existants dans les centrales à charbon.

L’une des manières de le faire consisterait à tenter d’identifier l’indemnisation probable que les tribunaux arbitraux pourraient accorder aux investisseurs d’une centrale à charbon sur la base du TCE en cas d’abandon du combustible. Une telle tentative comporte toutefois d’importantes difficultés conceptuelles compte tenu de plusieurs facteurs, qui incluent, à titre d’exemple, la pléthore des méthodes de quantification utilisées par les tribunaux arbitraux, l’incertitude quant aux cycles de production futurs, les fluctuations futures des prix de l’électricité et du charbon, ou encore l’évolution future des systèmes d’échange de quotas d’émission. 

Au regard de ces difficultés, nous suggérons une autre approche pour quantifier le risque de litige, qui consiste à identifier le nombre de centrales à charbon dont les investisseurs pourraient avoir recours au RDIE au titre du TCE. Sur la base des deux options présentées, l’amendement tel que proposé par l’UE et le retrait de l’UE, nous avons analysé les données relatives aux centrales à charbon détenues par des propriétaires étrangers afin d’identifier ce nombre pour chacune des options.

Plus précisément, notre méta-analyse était orientée par les deux questions de recherche suivantes : (1) Combien de centrales à charbon existantes seraient protégées si l’amendement de l’UE était adopté aujourd’hui ? Et (2) combien de ces centrales seraient protégées si seulement l’UE et ses États membres, neutralisaient la clause de survie et se retiraient du traité aujourd’hui ?

La méthodologie et les résultats

Afin de répondre à ces questions, nous avons créé un échantillon de données en utilisant des informations relatives aux centrales à charbon appartenant à des propriétaires étrangers recueillies par l’ONG End Coal. Celles-ci sont accessibles sur la base de données Global Coal Plant Tracker (« la base de données GCPT »). Pour recueillir ces données, End Coal a regroupé des listes préliminaires de centrales à charbon dans tous les pays du monde, se référant à des sources publiques et privées incluant des informations relatives à la propriété de  chaque centrale. Ensuite, des catégories spécifiques (par exemple si la centrale est toujours en fonctionnement ou pas) sont assignées aux centrales (pour plus d’informations sur la méthodologie, voir ici).

L’échantillon de données a ensuite été mis à jour pour inclure les centrales actuellement en fonctionnement et protégées par le TCE. Les centrales qui ont entre-temps été mises hors service (c.-à-d. entre le moment où les données ont été recueillies en 2020 et la rédaction de cet article) ou qui n’ont pas encore été construites ont également été exclues.

Aux fins de la présente analyse, nous avons considéré que le TCE « protège » une centrale à charbon  dans les conditions suivantes : au moins l’un des propriétaires doit remplir les critères figurant à l’article 26 actuel du TCE nécessaires pour lancer un recours RDIE contre l’État dans lequel se situe sa centrale. Les informations relatives à la propriété utilisées dans cette analyse ont  été extraites de la base de données GCPT,  spécifiant  les liens de propriété directs et les sociétés mères. Les centrales avec une structure de propriété plus complexe n’étant pas incluses dans la base de données GCPT, telle que certaines participations minoritaires ou entreprises sœurs disposant de multiples nationalités, n’ont pas été prises en compte.

Au titre de l’article 26 du TCE, les investisseurs d’un État partie au TCE (État d’origine) peuvent lancer un recours RDIE si leur investissement se situe dans un autre État partie au TCE (État d’accueil). Par conséquent, nous n’avons pris en compte que les centrales situées dans le territoire d’un État partie au TCE qui sont au moins détenues en partie par un investisseur basé dans un autre État partie au TCE. Ainsi, nous sommes certains d’avoir exclu les centrales à charbon situées dans le territoire d’un État partie au TCE[2] et détenues exclusivement par des investisseurs du même État (les centrales détenues par des intérêts nationaux). Les centrales situées dans le territoire d’un État partie au TCE et détenues exclusivement par des investisseurs d’États non-parties au TCE ont également été exclues. Puisque la Fédération de Russie a signé le TCE sans jamais le ratifier ou l’appliquer à titre provisoire, les centrales situées dans le territoire de la Russie ou d’un État partie au TCE et détenues au moins en partie par des investisseurs russes ont également été exclues.

La liste résultant de cette méthode contenait toutes les centrales à charbon existantes, actuellement protégées par le TCE et « représentant » donc un risque de RDIE. Soixante-et-une centrales à charbon représentent actuellement un risque RDIE au titre du TCE.

Si un amendement tel que la proposition de l’UE entrait en vigueur aujourd’hui, ces 61 centrales à charbon continueraient d’être protégées au titre du TCE pendant une période de 10 ans après l’entrée en vigueur de l’amendement. Sur la base d’un scénario optimiste selon lequel les négociations seraient conclues d’ici 1 à 2 ans, la protection des investissements dans les combustibles fossiles prendrait donc fin au plus tôt en 2032-33,  voire plus tard. Il convient de souligner qu’il s’agit là d’une estimation déraisonnablement optimiste. Pour qu’un tel amendement entre en vigueur, il devrait d’abord être adopté à l’unanimité par tous les États parties au TCE présents et votants. Ensuite, il devrait être ratifié, accepté ou approuvé par au moins les trois quarts des États parties et ne produirait ses effets juridiques que 90 jours après le dépôt du dernier instrument de ratification, d’acceptation ou d’approbation de ces trois quarts.

En pratique, cela permettrait aux investisseurs étrangers de ces centrales basées dans un État partie au TCE de continuer de poursuivre cet État d’accueil en raison de sa décision d’abandonner le charbon, pendant bien plus de 10 ans. Par exemple, si un État décidait en 2028 d’abandonner le charbon d’ici à 2050, les investisseurs concernés disposeraient donc encore de 3 années pour lancer une procédure RDIE dans le but de contester la décision de l’État au titre du TCE.

Quels seraient ces résultats dans le scénario d’un retrait coordonné de l’UE et de ses États membres ? Pour déterminer le nombre de centrales à charbon potentiellement affectées par un tel retrait de l’UE, nous avons tenu compte des quatre catégories suivantes de centrales :

  1. 45 centrales à charbon situées dans l’UE et détenues par un investisseur européen ;
  2. 5 centrales situées dans l’UE et détenues par un investisseur d’un État partie au TCE non-membre de l’UE ;
  3. 7 centrales situées dans un État partie au TCE non-membre de l’UE et détenues par un investisseur européen ; et
  4. 4 centrales situées dans un État partie au TCE non-membre de l’UE et détenues par un investisseur d’un autre État partie au TCE non-membre de l’UE.

Si l’UE et tous ses États membres se retiraient du traité, et à supposer que ces États et l’UE neutralisent la clause de survie du TCE entre eux (« neutralisation inter se »), les 45 centrales de la première catégorie ne généreraient plus aucun risque de litige sur la base du TCE. En effet, un retrait coordonné de l’UE priverait les investisseurs basés en Europe de l’accès au RDIE au titre du TCE s’agissant de leurs investissements dans les centrales situées dans l’UE. Plus spécifiquement, compte tenu de la neutralisation inter se, ces investisseurs ne pourraient plus invoquer la clause de survie après le retrait.  

De plus, les 16 centrales des catégories 2, 3 et 4 continueraient de jouir de la pleine protection du TCE puisque la neutralisation inter se n’éteindrait que les effets de la clause de survie entre l’UE et ses États membres. La clause continuerait donc de s’appliquer entre les États parties au TCE membres de l’UE et les États parties au TCE non-membres de l’UE. Dans ce dernier cas, les investisseurs de ces trois catégories continueraient d’avoir accès au RDIE au titre du TCE.

Par ailleurs, quatre de ces 16 centrales à charbon sont situées en dehors de l’UE et détenues exclusivement par des investisseurs d’un État partie au TCE non-membre de l’UE (catégorie 4). Ces quatre centrales ne génèrent donc pas de risque de litige pour l’UE et ses États membres. Les 12 centrales restantes sont soit situées dans l’UE ou détenues par des investisseurs européens. Sept de ces 12 centrales sont situées en dehors de l’UE et détenues au moins en partie par des investisseurs européens (catégorie 3). Ces investisseurs pourraient continuer de poursuivre les États parties au TCE non-membres de l’UE, même après un retrait coordonné de l’UE. Les cinq centrales restantes sont situées dans l’UE et détenues au moins en partie par des investisseurs d’États parties au TCE non-membres de l’UE (Royaume-Uni et Suisse). Seules ces cinq centrales à charbon pourraient continuer à générer un risque de litige pour l’UE et ses États membres après le retrait coordonné de l’UE (catégorie 2).

Il convient de noter que cette analyse comporte certaines limites. D’abord, elle ne tient pas compte des acquisitions de centrales à charbon ou des changements dans la structure de propriété réalisés après le retrait et qui pourraient générer un risque supplémentaire de litige. Par ailleurs, elle ne tient pas non plus compte du risque de forum shopping (la recherche du droit le plus favorable) post-retrait. Comme indiqué plus haut, cette analyse s’appuie sur la base de données GCPT et sur les informations quant à la structure de propriété qu’elle contient. En réalité, il est probable que ces  structures soient plus complexes, impliquant des formes de propriété d’entreprise plus subtiles, telles des sociétés financières, des entreprises sœurs, des participations minoritaires plus fragmentées, ou des nationalités plus diverses des actionnaires. Des études plus détaillées seront donc nécessaires pour tenir compte de ces aspects et en particulier pour quantifier le risque de forum shopping post-retrait. Outre la base de données GCPT, ces études pourraient également prendre en compte d’autres bases de données sur les centrales à charbon, demander aux autorités publiques des informations plus détaillées ou impliquer une recherche plus poussée sur la structure de propriété au moyen des registres d’entreprises. Nous avançons toutefois que les résultats de la présente analyse permettent de faire pencher la balance en faveur de l’un des scénarii examinés, l’amendement du TCE ou le retrait de l’UE et d’identifier les différences en pratique entre eux.

Conclusion

Les résultats de la présente analyse montrent une importante différence dans le nombre de centrales à charbon qui seraient protégées au titre du TCE dans le cas d’un amendement tel que celui proposé par l’UE d’une part, et dans le cas d’un retrait de l’UE d’autre part. À l’heure actuelle, le TCE protège 61 centrales à charbon qui continueraient de bénéficier de cette protection pendant au moins 10 ans au titre de la proposition de l’UE. À l’inverse, si l’UE et ses États membres se retiraient du traité, seules 16 centrales continueraient  à bénéficier de la protection du TCE. Par ailleurs, seules cinq de ces centrales sont situées en Europe ou détenues par des investisseurs de l’UE. Seules trois sont détenues par des propriétaires non-européens et se situent dans l’UE. Aussi, si l’UE et ses États membres devaient se retirer du TCE tout en neutralisant la clause de survie du traité entre eux, seules ces trois centrales à charbon pourraient représenter un risque de litige sur le base du TCE.

Les auteurs souhaitent remercier Fabien Flues (PowerShift), Cornelia Maarfield (CAN Europe) et Amandine Van Den Berghe (ClientEarth) pour leurs précieuses observations.

Auteurs

Lukas Schaugg est un chercheur en droit économique international à IISD et candidat doctoral en droit des investissements à la faculté de droit de Osgoode Hall, Toronto, Canada.

Lea Di Salvatore est chercheure doctorale à la Faculté de droit de l’Université de Nottingham et professeure invitée auprès du Center for Environmental and Sustainability Research de l’Université Nova de Lisbonne.

Notes

[1] Par ex. l’Espagne, la France et la Pologne.

[2]  Les données sur la propriété proviennent de la base de données Global Coal Plant Tracker, préparée et mise à jour par l’ONG End Coal.

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