Les négociations du traité contraignant sur les droits humains du point de vue du droit international des investissements

La 6ème session

Les négociations du traité contraignant sur les entreprises et les droits de l’homme ont repris la sixième session à Genève, du 26 au 30 octobre 2020. La session s’est tenue au beau milieu de la deuxième vague d’infections liées au coronavirus en Suisse. Contrairement aux sessions précédentes, où la salle des droits de l’homme de 754 places du siège des Nations Unies à Genève était bondée de diplomates et de représentants d’ONG, pour la première fois, la plupart des participants ont pris part à la session par vidéo-conférence ou simplement en suivant la diffusion en ligne en direct.

La pandémie a sans aucun doute freiné la participation présentielle, notamment des États et des organisations intergouvernementales, mais elle n’a pas empêché les délégués de faire part de leurs vues sur la troisième mouture du projet d’instrument juridiquement contraignant (IJC). Malgré les tentatives de la présidence d’intégrer autant que faire se peut une grande partie des observations formulées précédemment par les États tout en essayant de conserver la cohérence de l’IJC, il semblerait que les chances de trouver une base commune entre les États s’amenuisent encore davantage. Comme l’a dit un délégué, les États font face à un dilemme : si, d’une part, il est important de parvenir à un résultat reflétant leur engagement en faveur des valeurs et normes de protection des droits humains les plus élevées, certaines contraintes pratiques doivent d’autre part être reconnues pour garantir que ces normes pourront être mises en œuvre.

Un sentiment de déjà vu

Les personnes familières des efforts de réforme en cours du droit des investissements dans diverses enceintes auront peut-être le sentiment d’avoir connu de nombreuses discussions similaires à celles tenues lors de la dernière session en date des négociations sur le traité contraignant. L’auteur propose les observations suivantes formulées du point de vue du droit international des investissements, en espérant qu’elles pourront contribuer aux négociations d’un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains.

La portée

L’une des principales questions à laquelle les États doivent répondre à l’heure de développer ou de négocier un traité d’investissement concerne la portée de la couverture de l’accord. Que peut-on considérer comme un investissement pouvant bénéficier de la protection des traités d’investissement ? Un investissement peut-il être protégé s’il n’a pas été établi ou n’opère pas dans le respect des lois de l’État d’accueil ? D’après la base de données de la CNUCED, la plupart des traités d’investissement actuellement en vigueur prévoit de larges définitions de l’investissement et de l’investisseur. Même si certains limitent les protections des traités aux seuls investissements réalisés « conformément aux lois et réglementations » de l’État hôte, la plupart n’aborde pas les questions de non-respect au cours de l’exploitation de l’investissement. Les protections sont donc généralement accordées, indépendamment du comportement de l’investisseur ou de l’investissement[1]. Aussi, les États se voient souvent punis de manière inattendue pour vouloir réguler les investisseurs qui violent leurs obligations en matière de droits humains ou ne respectent pas les normes environnementales[2].

De la même manière, au cours des négociations sur le traité contraignant, les articles relatifs à la portée et aux définitions avaient fait l’objet d’âpres débats. L’article 3 de l’IJC précise que l’instrument s’applique à toutes les « entreprises ». L’article 8 exige en outre des États parties qu’ils reconnaissent la responsabilité des personnes juridiques et physiques en cas d’abus des droits humains découlant de leurs « activités commerciales » ou de leurs « relations commerciales ». Tous ces termes sont largement définis à l’article 1 de l’IJC. Selon les rédacteurs de l’IJC, cette approche expansive avait été adoptée pour veiller à ce que le plus grand nombre d’entreprises puissent être tenues responsables des violations des droits humains découlant de leurs opérations ou de celles de leurs fournisseurs. Certains participants avaient critiqué cette approche au cours des débats, soucieux du fait que les entreprises pourraient crouler sous le poids de certaines de ces obligations relatives aux droits humains. D’autres avaient défendu cette approche, citant les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (les Principes directeurs), puisque le principe 14 reconnait explicitement que les entreprises, quelle que soit leur nature, leur taille ou leur structure, devraient être tenues responsables de toute violation des droits humains découlant de leurs activités commerciales. Si l’on compare cela aux droits et protections expansifs accordés aux entreprises au titre des traités d’investissement, il paraît dès lors juste d’appliquer la même portée large dans le traité contraignant sur les droits humains pour veiller à ce que ces entreprises respectent des normes minimales relatives aux droits humains dans leurs opérations.

L’accès à la justice

L’un des principaux objectifs de l’IJC est de « veiller à ce que les victimes d’abus des droits humains aient accès à la justice » (art. 2(1)(c)). Pour ce faire, le projet de texte actuel tente, entre autres, de faciliter l’accès des victimes à une enceinte appropriée où elles pourront faire entendre leurs plaintes, et de leur donner accès à des ressources financières pour leur permettre de déposer une plainte.

S’agissant de l’accès à une enceinte appropriée, la mouture actuelle de l’IJC tente de limiter l’usage de la doctrine du « forum non conveniens » (art. 7(5) et 9(3)), qui a empêché la plupart des victimes de porter plainte contre les sociétés transnationales auprès des tribunaux de leurs pays d’origine pour les violations des droits humains commises dans le pays d’accueil. Certains États se sont dits préoccupés par le fait que cela pourrait permettre aux victimes de pratiquer le « forum shopping », et donner lieu à des « procédures multiples ».

Il s’agit là de deux questions majeures, qui figurent également dans les processus de réforme en cours de l’arbitrage investisseur-État. En effet, au titre du cadre actuel du droit international des investissements, nous avons vu une prolifération d’affaires d’arbitrage investisseur-État, les affaires étant lancées contre les États dans plusieurs enceintes par les mêmes demandeurs, et fondées sur les mêmes faits. À ce jour, d’après la base de données de la CNUCED, plus de deux tiers des traités d’investissement actuels ne contiennent toujours pas de disposition sur les procédures multiples ou parallèles lancées par les investisseurs étrangers. Pourtant, en parallèle, les victimes d’abus et de violations des droits humains ne disposent pas d’une enceinte alternative leur permettant de recevoir une réparation appropriée pour les torts causés, en particulier lorsque les tribunaux nationaux, qui, dans bien des cas, représentent les moyens les plus efficaces d’obtenir réparation, sont inaccessibles du fait de la doctrine du forum non conveniens.

En outre, dans de nombreux cas, les victimes de violations des droits humains ne disposent pas de suffisamment de ressources financières pour choisir parmi diverses enceintes et pour lancer de multiples procédures. En fait, elles ont souvent du mal à trouver les ressources financières pour lancer ne serait-ce qu’une seule procédure. Toutefois, lorsque la mouture actuelle de l’IJC a proposé d’offrir aux victimes le soutien financier adéquat pour déposer une plainte (art. 15), certains se sont dits préoccupés par la possibilité que cela n’entraine des recours frivoles. En parallèle, nous assistons à un usage croissant du financement par des tiers dans l’arbitrage investisseur-État. Des bailleurs spéculatifs financent des recours contre les États en échange d’une part des indemnisations. Certains fonds vautours en ont même fait une activité dérivée lucrative[3]. Cependant, lorsque cette question est abordée dans les processus en cours de réforme du RDIE, très peu d’États considèrent que cette pratique devrait être interdite, et certains vont même jusqu’à s’opposer aux propositions visant à accroître la transparence et exiger des demandeurs qu’ils divulguent leurs sources de financement.

Les AII compatibles avec les droits humains

L’article 14(5) du projet actuel d’IJC impose aux États parties l’obligation de veiller à ce que leurs accords commerciaux et d’investissement soient compatibles avec les droits humains, s’agissant de l’interprétation et de l’application des traités existants, mais aussi de l’élaboration et de la conclusion de nouveaux traités. Toutefois, l’on ne sait pas encore comment cette obligation pourrait être contrôlée ou appliquée, ou dans quelle mesure elle influencera les tribunaux RDIE. Il n’est pas rare que les tribunaux RDIE interprètent mal l’intention des États parties ou ignorent les notes interprétatives[4]. C’est pourquoi l’IJC devrait clarifier que le Comité conjoint (art. 15) est chargé de l’interprétation et l’application d’un accord commercial ou d’investissement aux questions portant sur des violations des droits humains, et que sa décision est contraignante. C’est l’approche adoptée par l’ALE Australie-Chine de 2015 (art. 9(11)(4), 9(11)(6) et 9(18)(3)).

Conclusion

S’il y a un consensus entre les États qui prennent part aux négociations sur le traité contraignant quant à la nécessité d’améliorer certains éléments clés de la relation entre les entreprises et les droits humains, notamment la responsabilité des entreprises pour les violations des droits humains et l’accès des victimes à des moyens de réparation, il existe également de profonds désaccords quant à la portée et au fond d’un tel traité. Pour certains États, les négociations représentent l’opportunité d’adopter un ensemble uniforme et contraignant de normes en matière de droits humains, pour les États et les entreprises. D’autres États visent plutôt des changements progressifs du droit international actuel des droits humains, par exemple en comblant certaines lacunes, mais en s’abstenant de créer de nouveaux droits ou obligations au titre du droit international.

Finalement, certains États considèrent que les actions prises par les États et les entreprises à titre individuel pour répondre aux préoccupations liées au droits humains sont suffisantes, et que les négociations du traité contraignant pourraient freiner ou même saper ces efforts.

Anthea Roberts, une experte du droit international des investissements qui a suivi le processus de réforme de l’arbitrage des investissements de la CNUDCI, a remarqué que les positions des États pouvaient y être caractérisées de « révolutionnaires, réformistes ou loyalistes », à l’instar de la situation des négociations sur le traité contraignant. Dans le même billet de blog, Roberts remarquait également que « le changement approche ; il s’agit juste de savoir quel changement va survenir, et quand, et comment il se manifestera… peut-être que les États parviendront à se mettre d’accord quant à la nécessité d’aborder ces réformes dans un forum international, même s’ils demeurent incapables de se mettre d’accord (pour le moment au moins) sur la ou les réformes qu’il conviendrait d’adopter ». L’on peut se poser les mêmes questions s’agissant des entreprises et des droits humains.


Auteur

Joe Zhang est conseiller juridique senior auprès du groupe sur la politique et le droit économique à l’IISD.


Notes

[1] Pour poursuivre la discussion sur l’intégration des obligations de l’investisseur dans les accords d’investissement, voir IISD (2018), Integrating Investor Obligations and Corporate Accountability Provisions in Trade and Investment Agreements. Disponible sur https://www.IISD.org/system/files/meterial/report-expert-meeting-versoix-switzerland-january-2018.pdf

[2] Voir par exemple, Urbaser c. Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/07/26 et Bear Creek c. Pérou, Affaire CIRDI n° ARB/14/2

[3] F. Dafe & Z. Williams (2020). Banking on Courts: The Rise of Third Party Funding of Investment Arbitration. Review of International Political Economy. https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/09692290.2020.1764378

[4] Voir L. Johnson & M. Razbaeva (2014) State Control over Interpretation of Investment Treaties. http://ccsi.columbia.edu/files/2014/04/State_control_over_treaty_interpretation_FINAL-April-5_2014.pdf

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