Écarter les tribunaux nationaux marquerait un recul très important pour l’Europe : réaction à la consultation publique de la CE sur l’investissement transfrontière au sein de l’UE
Aperçu
Le 26 mai 2020, la Commission européenne a lancé une consultation publique sur le système actuel de protection et de facilitation de l’investissement au sein de l’UE[1]. Cette initiative a été suscitée par la résiliation récente des TBI entre 23 États membres de l’Union européenne, au moyen de l’Accord portant extinction, signé le 5 mai 2020[2] par les États membres de l’UE. Cet accord a mis fin à plusieurs TBI[3], principalement des accords négociés dans les années 1990 entre les États membres originaux de l’UE à l’ouest, et les États d’Europe de l’est, ou entre deux États d’Europe de l’est. Depuis que ces TBI ont été conclus, ces pays d’Europe de l’est ont rejoint l’UE et les droits des investisseurs transfrontières sur leurs territoires sont protégés par les lois et institutions européennes.
Il semblerait que cette initiative de consultation cherche à justifier la création de nouvelles normes et institutions européennes pour la protection et la facilitation de l’investissement. Si nous considérons qu’il est louable de tenir une consultation publique transparente sur la question, nous nous demandons si elle répond à une véritable demande de réexamen de la question à l’échelon européen. Nous sommes également préoccupés par le fait que la création de nouvelles normes et institutions pour la protection de l’investissement pourrait bouleverser l’équilibre délicat entre les pouvoirs de l’UE et les pouvoirs de ses États membres. Cela pourrait saper la légitimité de l’UE à un moment où l’Europe connait des critiques soutenues en raison de son interférence excessive dans la souveraineté des États membres.
Le contexte
La consultation cherchait à obtenir des contributions sur la manière de « clarifier les règles qui protègent et facilitent les investissements entre pays de l’UE ; introduire de nouvelles mesures pour combler les lacunes ; et améliorer le contrôle d’application des règles dans les litiges entre investisseurs et gouvernements nationaux »[4]. Sur cette dernière question de l’application, le texte introductif de l’enquête explique que suite à l’arrêt sur Achmea relatif à l’incompatibilité des TBI intra-UE (y compris du règlement des différends investisseurs-État [RDIE]) avec le droit européen, tous les investisseurs européens doivent désormais chercher à obtenir réparation auprès des tribunaux nationaux, en cas de différend lié à l’investissement avec un État membre de l’UE[5]. Le texte indique également que les normes de la justice rendue par les tribunaux nationaux des États membres sont régies par le droit européen, la Charte des droits fondamentaux de l’UE, la jurisprudence de la Cour de justice et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Malgré ces garanties, la Commission affirme que « certaines parties-prenantes » se sont dites préoccupées, notamment quant à la capacité des systèmes nationaux de régler des différends internationaux relatifs à l’investissement, qui varie grandement entre les États membres, quant au fait que les cours nationales ne sont pas impartiales et peuvent être influencées par les intérêts nationaux, et quant au fait qu’il pourrait être difficile pour les PME d’accéder aux cours nationales[6]. Les préoccupations de « certaines parties-prenantes » sont souvent invoquées pour justifier cette initiative, mais leur identité et la source de leurs préoccupations restent floues. C’est sur la base de ces préoccupations que la Commission souhaite obtenir des contributions sur les organes ou mécanismes européens alternatifs qui pourraient être appropriés pour le règlement des différends relatifs à l’investissement transfrontière au sein de l’UE.
L’UE n’a pas besoin d’un système juridique parallèle pour remplacer les procédures nationales et régionales
L’UE dispose déjà de systèmes robustes aux échelons national, de l’UE et du Conseil européen pour protéger l’investissement étranger et les droits de propriété. Dans sa propre communication au Parlement et au Conseil européen en 2018[7], la Commission européenne note que « [L]e droit de l’Union, tel qu’il a progressivement évolué au fil des décennies, offre aux investisseurs un niveau élevé de protection… ». La Commission décrit également l’interaction entre les procédures judiciaires nationales, les mécanismes européens de contrôle et les procédures nationales de prévention des différends, et indique que « [L]es juges nationaux ont une responsabilité et un rôle particuliers dans la protection de l’investissement. Conjointement avec la Cour de justice de l’UE (ci-après la « CJUE » ou la « Cour de justice ») à travers la procédure de renvoi préjudiciel, les juges nationaux doivent assurer en toute indépendance la pleine application du droit de l’Union et la protection juridictionnelle des droits des personnes dans tous les États membres ».
La Commission indiquait également qu’un « système alternatif de résolution des litiges » (en référence au RDIE offert au titre des TBI intra-UE désormais résiliés) « détourne[rait] du système judiciaire national de règlement [l]es litiges concernant les mesures nationales et faisant intervenir le droit de l’Union. Ils confient ce règlement des litiges à des arbitres privés, qui ne peuvent appliquer correctement le droit de l’Union, en l’absence de l’indispensable dialogue judiciaire avec la Cour de justice ». La Commission avait raison en 2018 : ce sont les cours nationales des États membres de l’UE qui devraient être chargées de rendre justice aux investisseurs transfrontières et nationaux, sans discrimination.
L’introduction de nouvelles normes juridiques sur l’investissement et un système de RDIE à l’échelon européen serait contraire aux tendances actuelles et pourraient susciter des critiques à l’égard de l’UE
Il existe une tendance internationale, forte et croissante, en faveur de l’abandon du RDIE, et les règles de protection de l’investissement et le RDIE restent très rares entre les pays en développement. L’Accord Canada-États-Unis-Mexique (l’ACEUM), qui est entré en vigueur au 1er juillet, supprime le RDIE entre le Canada et les États-Unis, et restreint largement son utilisation entre les États-Unis et le Mexique[8]. Le candidat démocrate à l’élection présidentielle étasunienne a fait part de son opposition au RDIE et à son inclusion dans les accords commerciaux futurs des États-Unis[9]. Et les dix États membres du projet de Partenariat économique régional global (RCEP) ont convenu d’exclure le RDIE de l’instrument[10]. La mise en place d’un RDIE pour les investisseurs intra-UE serait donc non seulement en décalage complet avec ces développements récents, mais apporterait également de l’eau au moulin des anti-européens compte tenu d’une perte perçue de contrôle sur les affaires nationales. Le RDIE intra-UE pourrait leur fournir un motif réel et supplémentaire de plainte, et même leur attirer de nouveaux sympathisants.
Le RDIE n’est pas la solution pour remédier aux lacunes dans la gouvernance de l’investissement intra-UE
L’objectif affiché de l’UE en lançant cette initiative visait à explorer les manières de renforcer l’application des droits des investisseurs et de créer « un pied d’égalité » pour les investisseurs intra-UE vis-à-vis des investisseurs étrangers[11]. Nous considérons que pour atteindre cet objectif, le renforcement des mécanismes nationaux existants pourrait constituer une approche plus efficace et effective que d’en créer de nouveaux ou de les reproduire à l’échelon régional. Il faut pour cela renforcer la capacité des tribunaux nationaux des États membres de l’UE de résoudre efficacement les différends investisseurs-État, plutôt que de créer un nouveau mécanisme permettant aux investisseurs intra-UE de contourner ces tribunaux. Cela ne pourrait que saper la capacité des tribunaux nationaux de gérer de telles affaires. Aussi, pour atteindre ses ambitions affichées, la Commission européenne devrait plutôt dédier des ressources aux activités de renforcement des capacités des systèmes judiciaires des États membres.
La responsabilité des entreprises au sein de l’UE
Si la consultation semble se centrer uniquement sur la question du renforcement des droits des investisseurs et de l’application de ces droits, l’initiative pourrait adopter une approche plus équilibrée et voir comment renforcer les obligations des investisseurs intra-UE. Si la nécessité et le souhait de combler les lacunes de la gouvernance de l’investissement régional sont réels, l’UE pourrait adopter un mécanisme de reddition des comptes pour veiller à ce que les investisseurs intra-UE respectent les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales. Adopté à l’échelle de l’Union, un tel mécanisme de reddition des comptes pourrait être calqué sur la fonction du conseiller-médiateur pour l’application des directives (CAO) de la Société financière internationale (IFC). Le CAO entend les plaintes des communautés locales affectées par les projets financés par l’IFC et l’Agence multilatérale de garantie des investissements (MIGA), et tente d’améliorer les retombées sociales et environnementales de ces projets sur le terrain[12]. Contrairement aux normes de protection de l’investissement et au RDIE, cette initiative ne porterait pas sur la responsabilité des États membres de l’UE, mais régirait plutôt les investisseurs intra-UE pour garantir une conduite responsable de la part des entreprises.
Conclusion
La consultation de la Commission européenne part clairement de l’idée que les droits des investisseurs intra-UE ne sont pas suffisamment protégés, exigeant donc la création de nouvelles protections juridiques, normes d’indemnisation et mécanismes d’application dans l’UE. Nous contestons la théorie sous-tendant cette initiative et selon laquelle l’extinction des TBI intra-UE – signés à une époque géopolitique révolue précédant l’UE telle qu’on la connaît aujourd’hui – entraîne une soudaine détérioration du climat de l’investissement dans l’UE. Même si l’on acceptait que ce soit le cas, le fait de contourner les tribunaux nationaux en créant une sorte de mécanisme de règlement des différends à l’échelle de l’UE ne pourrait guère atténuer cette préoccupation. La réintroduction du RDIE intra-UE, sous quelque forme que ce soit, serait contraire aux tendances actuelles et attirerait d’innombrables critiques de souverainistes à l’UE. La Commission ferait mieux de soutenir la capacité des procédures judiciaires nationales des États membres d’appliquer les droits existants des investisseurs, et de renforcer les obligations de reddition des comptes de ces derniers.
Auteures
Nathalie Berrnasconi-Osterwalder dirige le Programme droit et politique économiques de IISD, et est la Directrice exécutive de IISD Europe à Genève. Sarah Brewin est conseillère en matière d’agriculture et d’investissement auprès du Programme droit et politique économiques de IISD.
Notes
[1] Commission européenne. (2020). Document de consultation publique : une initiative sur la protection et la facilitation de l’investissement intra-UE (uniquement en anglais). P.5. https://EC.europa.EU/info/sites/info/files/business_economy_euro/banking_and_finance/documents/2020-investment-protection-consultation-document_en.pdf
[2] Accord portant extinction des Traités bilatéraux d’investissement entre États membres de l’Union européenne. 5 mai 2020. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A22020A0529%2801%29
[3] D’après la base de données de la CNUCED « International Investment Agreements Navigator ».
[4] Commission européenne. (2020). « Investissements transfrontières dans l’UE — clarifier et compléter les règles de l’UE ». https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/12403-Investment-protection-and-facilitation-framework
[5] Supra note 1, p.14.
[6] Ibid.
[7] Commission européenne. (2018). Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil : protection des investissements intra-UE ». https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/PDF/?uri=CELEX:52018DC0547&from=fr
[8] Bernasconi-Osterwalder, N. (2018). ‘USMCA Curbs How Much Investors Can Sue Countries—Sort of’. https://www.iisd.org/articles/USMCA-investors
[9] United Steelworkers. (2020). Joe Biden Candidate Questionnaire. P.4. https://www.uswvoices.org/endorsed-candidates/biden/BidenUSWQuestionnaire.pdf
[10] Yunus, R. (2019). ‘RCEP talks to proceed without ISDS’. The Malaysian Reserve. https://themalaysianreserve.com/2019/09/13/rcep-talks-to-proceed-without-ISDS/
[11] Supra note 1, p.5.
[12] Conseiller-médiateur pour l’application des directives. (2009). ‘About the CAO : Who We Are.’ http://www.cao-ombudsman.org/about/whoweare/index.html (page uniquement en anglais).