Un tribunal du CIRDI rejette l’objection à la compétence fondée sur les TBI intra-UE et affirme sa compétence sur le recours collectif

Theodoros Adamakopoulos et autres c. la République de Chypre, Affaire CIRDI n° ARB/15/49

Le 7 février 2020, la majorité d’un tribunal du CIRDI a affirmé sa compétence sur les recours collectifs lancés contre Chypre par 951 personnes physiques et sept entreprises (les demandeurs) au titre du TBI Chypre-Grèce de 1992 et du TBI Chypre-UEBL de 1991. L’arbitre nommé par Chypre n’était pas d’accord, acceptant l’objection de Chypre à la compétence du tribunal fondée sur la nature intra-européenne de l’affaire.

Le contexte et les recours

Les demandeurs, des citoyens grecs et une entreprise luxembourgeoise, détenaient des obligations et des dépôts auprès de la Banque de Chypre et de la Banque Laiki. Suite à la crise financière de 2012-13 à Chypre, ces deux banques furent « sauvées » après la conclusion d’un protocole d’accord (PA) par Chypre avec la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fond monétaire international (la « Troïka ») portant sur l’adoption d’un plan d’ajustement. Le PA donna lieu à la fusion de la Banque Laiki et de la Banque de Chypre, la conversion des obligations de la Banque de Chypre en capitaux propres de la banque, ainsi que la saisie des fonds au-delà de 100 000 USD sur les comptes détenus dans les deux banques.

Les demandeurs lancèrent un arbitrage au titre des TBI susmentionnés en 2015, arguant que la conversion des obligations en fonds propres de la banque ramenait leur investissement à zéro et réduisait la valeur de leurs dépôts, représentant une perte totale de 300 millions USD. Chypre contestait la compétence du tribunal sur les recours principalement du fait de leurs natures intra-européenne et collective.

Le tribunal rejette l’objection présentée par le défendeur et fondée sur la nature intra-européenne de l’affaire

Chypre arguait que compte tenu de l’arrêt de la CJUE sur l’affaire Achmea, le tribunal n’avait pas compétence sur le recours, puisque les TBI intra-UE ont été supplantés par les Traités de l’UE, conformément aux articles 30 et 59 de la CVDT.

Le tribunal rejeta ces arguments, clarifiant que le fondement de sa compétence se trouvait dans les TBI pertinents et dans l’article 25 de la Convention du CIRDI. Le droit européen n’interviendrait qu’à l’heure d’examiner des questions nécessitant l’analyse du droit national du défendeur ou d’autres règles du droit international (para. 157 à 161). S’agissant de ce dernier, le tribunal considéra que l’arrêt sur Achmea n’était pas contraignant puisqu’il portait sur la question de la compatibilité des TBI intra-UE, mais seulement avec le droit européen, tandis que le champ d’application du tribunal est différent.

Aussi, le tribunal rejeta l’objection fondée sur le fait que le droit européen et les TBI portent sur le même sujet, puisque le droit européen n’offre pas d’alternatives au règlement des différends par les tribunaux nationaux, contrairement aux TBI. De plus, l’application du TBI n’empêche pas l’application des traités de l’UE. Au contraire, « tous deux peuvent s’appliquer conjointement », puisque ni le fonctionnement du RDIE en-dehors du système judiciaire européen, ni les éventuelles incohérences mineures dans l’examen des mesures européennes de sauvetage par la CJUE et un tribunal arbitral, ne saurait être considérés comme une incompatibilité au titre des articles 30 et 59 de la CVDT. La pratique des États membres de l’UE au moment de l’entrée en vigueur du TFUE et après l’arrêt sur Achmea confirme également que les prescriptions fixées à l’article 59 de la CVDT ne sont pas remplies (para. 163 à 180).

Finalement, le tribunal précisa qu’il ne se prononcerait pas sur les questions relatives aux droits et obligations au titre du droit européen puisqu’il examinera les mesures de l’UE comme éléments de fait, et qu’il ne considérait pas comme essentiel le fait qu’il serait difficile d’exécuter les décisions intra-UE au sein de l’UE (para. 181 à 186).

Le tribunal affirme sa compétence sur les recours collectifs

Le tribunal considérait que même si certains termes apparaissent au singulier dans les TBI pertinents et la Convention du CIRDI, tels que « différend » et « investisseur », cela ne constitue pas nécessairement un argument en faveur de l’objection du défendeur à la compétence. De plus, le tribunal rejeta l’argument de Chypre selon lequel les recours collectifs exigent un consentement spécial, en plus du consentement inclut dans les TBI. Il détermina au contraire que la question essentielle était celle de savoir si les recours en question étaient suffisamment homogènes pour constituer un seul différend unique (para. 197 à 201, 205 et 209). Il considéra à cet égard que les recours invoquaient tous la même violation du traité, même au titre de deux TBI distincts, contestaient tous le même acte illégal et portaient tous sur les mêmes mesures impliquant les mêmes deux banques, dans le même contexte. Aussi, ces recours devaient être examinés dans le cadre d’une affaire unique.

Les arguments du défendeur fondés sur la recevabilité sont rejetés

Le tribunal s’attela à répondre aux allégations du défendeur selon lesquelles la recevabilité d’un tel recours collectif rendrait la procédure ingérable. D’emblée, le tribunal indiqua son désaccord avec le tribunal de l’affaire Abaclat, qui avait déterminé qu’un tribunal a le pouvoir d’adapter la procédure arbitrale et d’adopter de nouvelles procédures spécifiques en vue d’éviter un déni de justice aux demandeurs, puisque le TBI en question n’offrait pas de droit spécifique de lancer un recours collectif. Le tribunal devait donc examiner si les règles et procédures actuelles au titre de la Convention du CIRDI lui permettait d’examiner le recours collectif (para. 242 à 246).

Après avoir examiné une série de points de procédure, telle que la présentation des documents, la longueur de la procédure et la vérification des allégations, le tribunal détermina qu’il était possible de gérer le recours collectif au titre du cadre actuel sans porter atteinte aux droits procéduraux des parties (para. 247 à 259). Finalement, le tribunal considéra qu’il était nécessaire de fixer le nombre des demandeurs à 956, ce qui signifiait qu’aucun d’entre eux ne pouvaient se retirer de l’affaire sans le consentement du défendeur, de proposer une bifurcation de la procédure (pour la responsabilité et les dommages), et de faire une demande de cautionnement pour frais au nom du défendeur.

Les autres objections à la compétence sont rejetées

Le tribunal examina et rejeta les autres objections à sa compétence s’agissant de  certains des demandeurs, fondées sur le fait que les instruments financiers en question (des contrats d’assurance vie et des obligations) ne constituaient pas un investissement admissible ou que le TBI Chypre-Grèce ne couvrait pas la propriété effective des investissements.

Finalement, le tribunal rejeta les arguments de Chypre selon lesquels certains des demandeurs n’avaient pas respecté les préconditions à l’arbitrage, à savoir la notification obligatoire, et une période de réflexion (ou de « refroidissement »), prévues par les TBI pertinents. Le tribunal considéra que la notification préalable et le délai de réflexion de six mois avaient été satisfaits dès lors qu’un groupe initial de 21 demandeurs avaient cherché le règlement du différend avec le défendeur. Chypre n’avait pas tenté d’obtenir un règlement à l’amiable pendant cette période de préavis de six mois, donc tout investisseur supplémentaire « impliqué » pouvait être considéré comme ayant satisfait ces prescriptions (para. 305 à 319).

Conclusion

Le tribunal affirma sa compétence sur les recours collectifs, les considérant comme recevables. Il invita les parties à soumettre leur position quant à la bifurcation du différend, et réserva sa décision sur les coûts à une date ultérieure.

L’opinion divergente de Marcelo Kohen

Dans son opinion divergente, Marcelo Kohen, l’arbitre nommé par Chypre, se disait en désaccord avec les conclusions de la majorité. Son opinion repose principalement sur l’application de l’article 30 de la CVDT à l’affaire. Kohen considérait que les traités de l’UE et les TBI intra-UE avaient le même objet puisque tous réglementent la protection et le traitement substantiels accordés aux investisseurs et aux investissements, ainsi que le renforcement de la coopération entre les parties contractantes. Aussi, l’accession de Chypre aux traités de l’UE rend les TBI intra-européens de Chypre obsolètes, puisqu’ils sont incompatibles avec le marché commun et ses règles. L’arbitre considérait donc que le tribunal aurait dû suivre l’interprétation authentique des parties et donner préséance aux traités de l’UE sur les TBI intra-européens.

Remarques : le tribunal était composé de Donald M. McRae (président nommé par le Secrétaire général du CIRDI, du Canada et de Nouvelle Zélande), d’Alejandro Escobar (nommé par les demandeurs, du Chili) et de Marcelo G. Kohen (nommé par le défendeur, d’Argentine). La décision du 7 février 2020 et l’opinion divergente sont disponibles sur https://www.italaw.com/cases/7939.

Marios Tokas est un juriste en droit international basé à Genève. Il termine actuellement un Master en droit international auprès du Graduate Institute of International and Development Studies. Il détient une licence en droit public international, et une licence en droit de l’Université d’Athènes. Il réalise actuellement un stage auprès de IISD, à Genève.

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