Un tribunal du CIRDI détermine que l’Ukraine n’a pas violé la procédure légale établie à l’heure de reprendre possession de trois terrains d’investisseurs britanniques

Krederi Ltd. c. Ukraine, Affaire CIRDI n° ARB/14/17

Le 2 juillet 2018, un tribunal du CIRDI infirmait que l’Ukraine avait violé ses obligations au titre du TBI Royaume-Uni-Ukraine de 1993, et rejetait les arguments du demandeur, l’investisseur britannique Krederi Ltd. (Krederi), fondés sur la procédure légale établie. Le tribunal ordonna à chacune des parties de payer ses propres frais juridiques et la moitié des coûts de l’arbitrage, et ordonna à l’Ukraine de rembourser à Krederi la somme de 313 711,67 USD, correspondant à la moitié des coûts de la procédure avancés par l’investisseur.

Le contexte et les recours

Les filiales de Krederi acquirent deux entreprises ukrainiennes qui avaient récemment acheté trois terrains (les terrains 1, 2 et 3) précédemment détenus par la ville de Kiev. Le Conseil de la ville de Kiev (le CVK) approuva les acquisitions foncières, mais celles-ci furent invalidées par une série d’actes judiciaires dans les années précédant le différent.

Premièrement, suite à une plainte déposée par le procureur adjoint de Kiev (le PAK), le tribunal administratif du district de la ville de Kiev déclara que l’approbation par le CVK des acquisitions était invalide en raison d’irrégularités  procédurales dans la décision du CVK (affaire 1). Ensuite, dans le cadre d’une procédure également lancée par le PAK, le tribunal économique de Kiev déclara que les contrats conclus par le CVK et la filiale de Krederi pour l’acquisition du terrain 1 étaient invalides (affaire 2). Troisièmement, la décision de la cour économique de Kiev ordonnait la restitution du terrain 1 à la ville de Kiev, à la demande du PAK (affaire 3). Et enfin, le PAK lança une affaire pour faire invalider l’approbation par le CVK de l’acquisition des terrains 2 et 3 par les filiales de Krederi (affaire 4).

Krederi lança une procédure d’arbitrage auprès du CIRDI contre l’Ukraine en 2014. Elle arguait que les quatre affaires lancées par le PAK étaient menées de manière irrégulière, et donc qu’elles ne respectaient pas la procédure légale établie, et constituaient un déni de justice en violation de l’article 2 du TBI.

Rejet des objections de l’Ukraine à la compétence

Au moment d’entamer son analyse des objections de l’Ukraine à la compétence, le tribunal affirma que la propriété entière indirecte par Krederi de ses filiales ukrainiennes constituait un investissement couvert par le TBI. Sur ce point, le tribunal clarifia qu’il n’était pas nécessaire que l’État d’accueil ait spécifiquement connaissance du fait que l’investisseur et son investissement étaient couverts par le TBI.

Le première objection de l’Ukraine à la compétence reposait sur son consentement à l’arbitrage au titre du CIRDI. L’article 8(2) du TBI offre trois fora possibles de RDIE auxquels les parties au différend peuvent convenir de le renvoyer, parmi lesquels le CIRDI, tout en précisant que l’arbitrage sous l’égide de la CNUDCI sera retenu comme « forum » par défaut en cas de désaccord. D’après son interprétation de la version ukrainienne du TBI, Krederi suggéra que seul l’investisseur pouvait choisir le « forum ».

Le tribunal tenta de réconcilier la différence supposée de sens en faisant référence à l’article 33(4) CVDT (para. 271). En examinant les deux versions  à la lumière du principe de l’effet utile[1], il décida de s’appuyer sur la version anglaise, et conclut que l’Ukraine n’avait pas consenti à l’arbitrage auprès du CIRDI au titre de la disposition relative au règlement des différends (article 8(2)) du TBI (para. 280 et 281).

Toutefois, acceptant l’argument alternatif de Krederi, le tribunal affirma sa compétence grâce à l’application de la clause NPF contenue à l’article 3 du TBI. Selon le tribunal, le libellé spécifique de la clause NPF couvre clairement la clause de RDIE (l’article 8). Le tribunal affirma que les États parties à un TBI peuvent convenir d’étendre la portée de la clause NPF en vue d’importer le consentement d’un État d’accueil d’un TBI plus favorable conclu avec un État tiers (para. 283 à 325).

En l’espèce, le tribunal conclut que l’Ukraine avait effectivement consenti à l’arbitrage auprès du CIRDI au titre de l’article 8(1) et que l’utilisation de la clause NPF avait simplement permis de mettre le CIRDI à la disposition de l’investisseur (para. 327 à 340). Selon lui, l’accès au CIRDI représente un traitement plus favorable des investisseurs offert dans d’autres TBI ukrainiens, tels que le TBI Canada-Ukraine de 1994 (para. 341).

Parmi ses objections à la compétence, l’Ukraine arguait également que l’investissement ne respectait pas l’exigence de légalité au titre du TBI. Le tribunal précisa que seules des violations suffisamment graves de la loi nationale pouvaient priver un investisseur de ses droits au titre du TBI (para. 348), et conclut que l’éventuelle violation d’une obligation d’enregistrement ne répondait pas à ces critères. De la même manière, il conclut que le manque de clarté de la loi nationale, qui interdit de financer l’établissement d’une entreprise par le biais de prêts intragroupes, ne pouvait priver Krederi de ses droits au titre du TBI (para. 370).

Finalement, le tribunal rejeta l’objection de l’Ukraine quant à la recevabilité, fondée sur la mauvaise foi, la corruption et le principe des « mains sales », concluant que les preuves factuelles présentées en soutien de ces allégations n’étaient pas adéquates ou suffisantes (para. 385 à 394).

Les probables déficiences judiciaires et administratives de l’Ukraine n’équivalent pas à un déni de justice

Le tribunal considéra que le respect de la procédure établie et l’interdiction du déni de justice sont des obligations essentielles de la norme TJE, et que celles-ci sont violées lorsque l’on peut identifier des déficiences et manquements graves dans le respect de la procédure légale établie (para. 436 et 437). Les éléments à prendre en compte sont des retards déraisonnables, l’épuisement des voies de recours internes, des fautes graves dans la procédure judiciaire, le déni d’accès aux tribunaux et une application manifestement erronée du droit (para. 449).

Ici, le tribunal rejeta le facteur du déni de justice puisque les irrégularités de procédure pouvant apparaître dans les quatre affaires ne sauraient équivaloir à un « manquement scandaleux du système judiciaire » (para. 447, 469 et 631).

Dans l’affaire 1, le tribunal reconnut que les allégations selon lesquelles l’affaire avait été mal plaidée devant les cours administratives et que le délai de prescription avait expiré étaient fondées. Il considéra cependant que ces irrégularités n’étaient pas suffisamment graves pour soutenir un déni de justice (para. 528).

Dans l’affaire 2, Krederi présenta de nouveau ses arguments fondés sur la violation des délais de prescription et allégua en outre que le tribunal national n’avait pas accordé les mêmes droits à l’une des filiales de Krederi puisque le tribunal n’avait pas correctement notifié cette filiale. Le tribunal réitéra pourtant son analyse des délais de prescription et rejeta par ailleurs le deuxième argument, puisque, à l’origine, la filiale de Krederi n’avait pas cherché à être partie au différend (para. 566 à 568).

Dans l’affaire 3, le tribunal considéra que les éventuelles irrégularités ne pouvaient équivaloir à des violations majeures de la procédure légale établie, et que rien n’indiquait que la conclusion avait été prise sans raison fondamentale valable, et nota que Krederi n’avait pas mentionné les allégations relatives à la procédure légale établie dans le cadre des procédures nationales (para. 591 à 600).

Finalement, dans l’affaire 4, les arguments de Krederi incluaient une conclusion fondamentalement inexacte et une application erronée du droit national. Le tribunal réaffirma que toute application erronée du droit national ne pouvait être nécessairement considérée comme une violation manifeste de la procédure établie au point d’équivaloir à un déni de justice (para. 622 à 624).

Le tribunal rejette tous les autres recours fondés sur le TJE, la protection et la sécurité intégrales (PSI), l’entrave et l’expropriation

Krederi avait mis en avant plusieurs autres violations du TJE, telles que le manquement à maintenir un environnement juridique stable et l’absence de transparence, mais sans analyse approfondie, que le tribunal rejeta (para. 634 et 635).

Le tribunal rejeta comme infondée l’allégation de Krederi selon laquelle l’Ukraine avait abusivement harcelé ses filiales par le biais d’enquêtes criminelles, puisque l’entreprise n’avait pas indiqué l’objet des enquêtes menées par les autorités ukrainiennes (para. 639 et 640). De la même manière, le tribunal considéra le recours de Krederi fondé sur la PSI comme étant infondé, puisque l’entreprise n’avait pas expliqué la façon dont l’Ukraine avait manqué à son obligation de prévenir les interférences ou les attaques de la part de tierces parties ou d’organes gouvernementaux (para. 651 à 656).

S’agissant de l’allégation d’entrave déraisonnable des investissements de Krederi, le tribunal rappela ses conclusions relatives au recours fondé sur le déni de justice, et ajouta que les actions du PAK concernant la restitution des terrains ne pouvaient être considérées comme entièrement discrétionnaires (para. 672 et 673).

Finalement, le tribunal considéra que l’obligation de respecter la procédure légale établie est inhérente aux clauses d’expropriation et que les actes judiciaires ne peuvent équivaloir à une expropriation que si la procédure était illégale ou en cas de déni de justice (para. 706, 713 à 715), ce qui n’est pas le cas en l’espèce, comme l’a rappelé le tribunal.

Conclusions et répartition des coûts et des frais

Le tribunal précisa qu’il avait rejeté tous les recours, mais se dit préoccupé par le résultat insatisfaisant et embarrassant compte tenu que l’Ukraine avait conservé l’investissement, tandis que l’investisseur n’avait pas été en mesure de récupérer son prix de vente original (para. 718).

Compte tenu du résultat des arguments soulevés et du comportement de bonne foi des parties avant et pendant la procédure, le tribunal ordonna à chacune des parties de payer ses propres frais juridiques et la moitié des coûts de l’arbitrage (para. 739 à 741).

Remarques : le tribunal était composé d’August Reinisch (président nommé par les parties, d’Autriche), de Markus Wirth (nommé par le demandeur, de Suisse) et de Gavan Griffith (nommé par le défendeur, d’Australie). Les extraits de la décision du 2 juillet 2018 sont disponibles sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw11040.pdf

Marios Tokas est un juriste en droit international basé à Genève. Il termine actuellement son Master en droit international auprès du Graduate Institute of International and Development Studies. Il détient un master en droit public international, et une licence en droit de l’Université d’Athènes. Il réalise actuellement un stage auprès de IISD, à Genève.

[1] En français dans le texte, n.d.l.t.

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