Le parlement kényan et la conclusion de traités d’investissement

Le contexte

Pendant des décennies, le gouvernement kényan a pu conclure des TBI sans aucune supervision parlementaire. Mais maintenant les choses changent. La constitution kényane de 2010 a introduit une plus grande démocratisation des procédure et pratique de conclusion des traités, en exigeant un contrôle de la part du parlement, ainsi que la participation du public dans le processus d’approbation.

Toutefois, le parlement a fait peu usage de ses pouvoirs de contrôle. En effet, bien que le pays ait ratifié plusieurs TBI depuis l’entrée en vigueur de la constitution[1], il existe peu, voire pas, de preuves de la participation du parlement au processus.

La décision récente de la Haute Cour kényane dans l’affaire Tax Justice Network—Afrique c. le Secrétaire du cabinet au trésor national & autres[2] (l’affaire TJN-A) affirmait que le contrôle et l’approbation parlementaires ne sont pas nécessaires pour la conclusion par le Kenya de conventions en matière de double imposition (CDI). Elle sape ainsi encore davantage la participation et la responsabilité publiques dans le processus.

Cette décision est un revers pour la constitution kényane qui souhaitait insuffler plus de démocratie dans la procédure et la pratique de conclusion des traités. Dans le présent article, j’aborde les conséquences négatives de cette décision pour la procédure de conclusion des traités dans un large éventail de domaines politiques, notamment les TBI.

Le parlement et les politique et pratique en matière de traités avant 2010

Avant l’adoption de la nouvelle constitution en 2010, le pays était régi par la constitution de 1969, qui ne contenait aucune disposition expresse quant à la conclusion et la mise en œuvre de traités. Sa section 23 en donnait l’autorité exclusive au président, et les pouvoirs de conclusion des traités relevaient implicitement de sa compétence.

En tant qu’ancienne colonie britannique, le pays suivait le système britannique au titre duquel la conclusion des traités est une prérogative de l’exécutif, et un traité ne faisait pas partie du droit kényan tant qu’il n’avait pas été transposé dans le droit national au moyen d’une loi[3]. Dans l’affaire Okunda c. la République[4], la Cour d’appel avait validé cette approche, affirmant que « les dispositions d’un traité conclu par le gouvernement du Kenya ne font pas partie du droit national kényan sauf si elles ont été transposées au moyen d’une loi du Kenya ».

Lorsque le pays s’est lancé dans la procédure de modernisation de la constitution, le public avait suggéré que « l’approbation du parlement devrait être demandée avant que le pouvoir exécutif ne puisse donner son consentement à un traité »[5]. Cette suggestion visait à renforcer le rôle du public et la transparence dans la conclusion des traités, compte tenu que l’opacité et la culture du secret ne sont pas sans conséquences pour le tissu social, économique et politique du pays.

S’agissant de l’investissement, des TBI, mal conçus et mal mis en œuvre, contenant des mécanismes de RDIE peuvent générer des factures coûteuses et restreindre les processus politique et réglementaire. Ils posent des problèmes et des difficultés, notamment en accroissant les risques de litige et en donnant plus de droits et de pouvoir aux investisseurs des pays développés. En effet, à ce jour trois entreprises différentes ont déjà poursuivi l’État, contestant toute une gamme de décisions politiques et mesures réglementaires. La participation et le contrôle publics pourraient contribuer à atténuer ces conséquences négatives.

Le parlement et les politique et pratique en matière de traités après 2010

La constitution de 2010 est entrée en vigueur le 27 août 2010. Elle a de profondes implications pour un large pan de la gouvernance économique, sociale et politique du pays. La conclusion et la politique des traités n’y font pas exception.

L’article 2(6) de la constitution précise : « Tout traité ou convention ratifié par le Kenya fera partie du droit kényan au titre de la présente constitution ». La Loi relative à la conclusion et la ratification de traités[6] met en œuvre l’article 2(6) de la constitution, en ce qu’il établit les procédures de conclusion et de ratification des traités.

Le pouvoir exécutif national est responsable de l’initiation, de la négociation, de la signature et de la ratification des traités[7]. À l’heure d’initier une procédure de conclusion d’un traité, le pouvoir exécutif est tenu de prendre plusieurs variables en compte, notamment les coûts d’élaboration et d’adoption du traité. Si le gouvernement décide de poursuivre la procédure, le Secrétaire du cabinet, en consultation avec le procureur-général, doit présenter le texte du traité au cabinet pour approbation. Après approbation du traité par le cabinet, le Secrétaire du cabinet doit le présenter au parlement[8]. Dans le cadre de son processus d’approbation, le parlement doit organiser des consultations publiques[9].

La procédure réformée de conclusion de traités est maintenant en vigueur depuis plus de cinq ans. Pendant cette période, le Kenya a continué d’étendre son réseau d’AII. Les nouveaux TBI incluent des accords conclus avec la Corée du Sud, les Émirats arabes unis, le Japon, Maurice et la Turquie. Les TBI signés avec la Corée du Sud et le Japon sont déjà entrés en vigueur.

Le Kenya a également fait face à deux différends relatifs aux investissements. Dans l’affaire Cortec Mining c. Kenya[10], le tribunal a conclu que l’évaluation d’impact environnemental était obligatoire pour toute personne envisageant d’investir, et a donc rejeté le recours du client selon lequel l’annulation d’une licence minière spéciale violait le TBI Kenya-Royaume-Uni[11]. Cette décision en faveur du Kenya a été rendue le 22 octobre 2018, mais le 19 mars 2019, le CIRDI a enregistré la demande en annulation des demandeurs ; cette procédure était toujours en cours au moment d’écrire ces lignes[12].

Dans une affaire d’arbitrage en cours, WalAM Energy Inc c. la République du Kenya[13], fondée sur un contrat, le demandeur a lancé des poursuites auprès du CIRDI contre le gouvernement réclamant une indemnisation de 600 millions USD pour l’annulation de sa licence de prospection géothermique. Le gouvernement argue que le demandeur ne disposait pas des moyens nécessaires à l’exploration des ressources géothermiques. Si ce recours relève d’un contrat, d’autres affaires similaires ont par le passé été lancées auprès du CIRDI au titre d’un traité, ce qui démontre les types de risques découlant en général de l’arbitrage international des investissements.

Il est pourtant surprenant que le parlement n’ait pas encore pris note de ces développements ou cherché à questionner la loi et la politique qui sous-tendent ces recours massifs. Son rôle n’est guère que superficiel, adoptant mécaniquement des traités d’investissement en l’absence quasi-totale de contrôle même si ces instruments ont peu à peu étendu leur portée, et, vraisemblablement, leurs objectifs.

Le rôle du parlement dans ce processus n’est pas censé être superficiel et mécanique. Au contraire, il est censé renforcer la participation du public et la reddition de compte démocratique. Après tout, le parlement représente la souveraineté du peuple. Après l’adoption de la constitution en 2010, la capacité du pouvoir exécutif de conclure des traités a été limitée par la nécessité d’obtenir l’approbation législative, et donc par l’intention de renforcer la démocratie dans le processus de conclusion des traités, reposant expressément sur les notions de la souveraineté populaire.

L’affaire TJN-A et ses conséquences pour la conclusion de traités d’investissement

La CDI Kenya-Maurice a été publiée par le Secrétaire du cabinet au trésor le 23 mai 2014 par le biais de la mention légale 59 de 2014. Dans l’affaire TJN-A, la Haute-Cour du Kenya avait invalidé la CDI au motif que la mention légale, qui permettait à la convention fiscale d’entrer en vigueur, n’avait pas été présentée au parlement comme l’exige la Loi sur les textes réglementaires[14].

Peut-être que si le différend de l’affaire TJN-A avait reposé sur un TBI plutôt qu’une CDI, le tribunal serait arrivé à la même conclusion, puisque les traités fiscaux et les TBI ont un objectif affiché commun, celui de chercher, à leur manière, à accroitre et attirer l’investissement étranger. Toutefois, les CDI et les TBI ont tous deux des conséquences monétaires pour les États. En réalité, l’impact des TBI sur le budget national a tendance à être encore plus important, car ils assujettissent l’État à l’arbitrage international contraignant, qui implique souvent des risques monétaires énormes. C’est pourquoi les risques impliqués dans les deux types de traités, et notamment dans les TBI, justifient et recommandent un contrôle parlementaire.

Bien qu’au final la CDI fut invalidée pour des raisons de procédure, plusieurs conclusions de la Cour limitent significativement le rôle du parlement dans la politique et la conclusion de traités fiscaux (et peut-être aussi d’investissement). D’abord, la Cour a déterminé que l’aval du parlement n’était pas requis pour l’approbation de traités fiscaux et que la participation du public était manifestement inutile. La Cour a indiqué que « [l]a Constitution est claire quant à la nécessité de garantir la participation du public à l’heure de promulguer des lois, mais la question qui se pose concerne la définition de la participation publique, et de la manière dont elle peut s’exprimer », et a conclu avec le défendeur qu’« il est nécessaire d’élaborer une loi indiquant les modalités de la participation publique » (para. 35 du jugement).

Pour arriver à cette conclusion, la Cour a ignoré les mesures constitutionnelles et législatives sans offrir d’explications. La section 8 de la Loi sur la ratification et la conclusion de traités enjoint le parlement à faciliter la participation du public, tandis que la section 6 affirme que le pouvoir exécutif est tenu par les valeurs et principes de la constitution à l’heure de négocier des traités. Au titre de l’article 10 de la constitution, les valeurs et principes que les organes gouvernementaux doivent respecter dans le cadre des processus politiques et législatifs incluent la participation du public.

Ensuite, la Cour a déterminé que les traités fiscaux ne sont pas assujettis à la Loi sur la ratification et la conclusion de traités car ils portent sur des questions gouvernementales, ainsi que sur des questions techniques, administratives ou relevant de l’exécutif. La section 3(4) autorise le gouvernement à négocier des accords bilatéraux « nécessaires aux questions relevant du gouvernement » ou « portant sur des questions techniques, administratives ou relevant de l’exécutif », sans suivre le cadre fixé par la loi, mais n’offre aucune indication quant au sens de ces termes.

Ce manque de clarté pose problème car il pourrait donner aux agents gouvernementaux la liberté d’arguer que les TBI sont conclus « à des fins gouvernementales », et ne sont donc pas soumis à un contrôle. Toutefois, comme expliqué précédemment, le contrôle des traités d’investissement par le parlement est un prérequis constitutionnel compte tenu des risques monétaires énormes qu’ils posent.

L’avenir

Il est aujourd’hui évident que la gestion des relations internationales doit être conforme à la constitution kényane de 2010, qui vise à rendre plus démocratique la capacité de conclure des traités, au moyen de l’approbation législative et de la participation publique. Pourtant, à ce jour le parlement kényan n’a joué guère plus qu’un rôle superficiel dans l’adoption de traités d’investissement.

Le gouvernement kényan a annoncé qu’il réexaminait ses traités d’investissement dans le but de préserver ses intérêts nationaux, et d’élaborer un modèle de traité d’investissement et une politique relative à la négociation de l’investissement international[15]. Alors que le gouvernement continue d’examiner la politique et l’approche kényanes de conclusion de traités d’investissement pour veiller à ce qu’elles promeuvent le développement durable, le parlement devrait également saisir cette opportunité pour veiller à ce que les traités d’investissement ratifiés par le Kenya soient bien compris par le public et qu’ils promeuvent les intérêts du pays et ses objectifs de développement. Cela ne pourra que contribuer au pouvoir de négociation du Kenya.


Auteur

Bosire Nyamori enseigne le droit fiscal et le droit international de l’investissement à l’Université de Nairobi et exerce dans le droit fiscal et le droit commercial chez Ogetto, Otachi & Co. Advocates.


Notes

[1] Trésor national. (2019). Investment promotion and protection agreements. Extrait de http://treasury.go.ke/investment-promotion-and-protection-agreements.html

[2] Haute cour du Kenya. Requête n° 494 de 2014. Jugement, 15 mars 2019. [2019] eKLR. Extrait de http://kenyalaw.org/caselaw/cases/view/169664

[3] Commission d’examen de la constitution du Kenya. (2005). Rapport final. p. 149. Extrait de http://kenyalaw.org/kl/fileadmin/CommissionReports/The-Final-Report-of-the-Constitution-of-Kenya-Review-Commission-2005.pdf

[4] Okunda c. la République [1970] E.A. 453, p. 460.

[5] Commission d’examen de la constitution du Kenya, supra note 3, p. 155

[6] Loi n° 45 de 2012 (Loi portant sur la conclusion et la ratification des traités, 2012). Extrait de http://kenyalaw.org/lex/actview.xql?actid=No.%2045%20of%202012

[7] Ibid, Section 4(1).

[8] Ibid, Section 8.

[9] Ibid, Section 8(3).

[10] Lin, X. (2018). Le Kenya obtient gain de cause dans un arbitrage au titre d’un TBI : les recours des investisseurs britanniques sont rejetés en raison de l’absence d’un rapport d’évaluation d’impact environnemental. Investment Treaty News, 9(4), 19–20. Extrait de https://stg.ITN.IISD.org/2018/12/21/kenya-prevails-in-BIT-arbitration-british-investors-claims-dismissed-due-to-the-absence-of-environmental-impact-assessment-xiaoxia-lin/

[11] Cortec Mining Kenya Limited, Cortec (Pty) Limited et Stirling Capital Limited c. la République du Kenya, Affaire CIRDI n° ARB/15/29, Décision, 22 octobre 2018. Extrait de https://www.italaw.com/cases/3974

[12] Cortec Mining Kenya Limited, Cortec (Pty) Limited et Stirling Capital Limited c. la République du Kenya (Affaire CIRDI n° ARB/15/29). Extrait de https://ICSID.worldbank.org/fr/Pages/cases/casedetail.aspx?CaseNo=ARB/15/29

[13] WalAm Energy Inc. c. la République du Kenya, Affaire CIRDI n° ARB/15/7. Extrait de https://icsid.worldbank.org/fr/Pages/cases/casedetail.aspx?CaseNo=ARB/15/7

[14] Loi n° 23 de 2013 (Loi sur les textes réglementaires, 2013). Extrait de https://www.ecolex.org/details/legislation/statutory-instruments-act-2013-no-23-of-2013-lex-faoc122294

[15] Voir par exemple, KenInvest. (2018). Kenya hosts 11th Annual Forum of Developing Countries Investment Negotiators. Extrait de http://invest.go.ke/wp-content/uploads/2018/02/KenInvest-Press-Release-Annual_Forum-7-2-18.pdf ; Kariuki, J. (2018). Global mining firms sue Kenya for Sh334bn compensation. Business Daily. Extrait de https://www.businessdailyafrica.com/corporate/companies/Global-mining-firms-sue-Kenya-for-Sh334bn-compensation/4003102-4295742-d8c86gz/index.html ; Ngila, D. (2018). Global mining firms sue Kenya for $3.2 billion compensation. The East African. Extrait de https://www.theeastafrican.co.ke/business/mining-firms-sue-Kenya-compensation/2560-4296070-hi7wmr/index.html

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