Les clauses RSE dans les traités d’investissement

La Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) désigne l’ensemble des pratiques et règles auxquelles les entreprises, et plus spécifiquement les Sociétés transnationales (STN), s’engagent volontairement pour limiter les externalités négatives générées par leurs activités au plan social et environnemental, entre autres. Émanant tout d’abord de l’éthique souveraine des STN, la RSE a ensuite fait l’objet d’un encadrement par certaines institutions internationales comme l’OCDE (avec les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales) ou les Nations Unies (avec les Principes du Conseil des droits de l’homme sur les entreprises et les droits de l’homme). Ces instruments, relevant de la soft law, se sont toujours développés en marge du droit « dur » des investissements qui, pour sa part, reconnaît des droits internationaux aux investisseurs étrangers.

On peut néanmoins observer depuis quelques années une tendance du droit des investissements à prendre en considération implicitement ou explicitement la RSE. Implicitement, tout d’abord, dans l’arbitrage d’investissement lorsque le comportement non « sociétalement » responsable des investisseurs est pris en compte au titre de conditions de recevabilité ou de compétence des tribunaux arbitraux. Explicitement, ensuite, par le biais de clauses relatives à la RSE figurant dans les traités d’investissement. L’insertion de clauses RSE dans ces traités est une pratique relativement récente et ces clauses n’ont pas encore fait l’objet d’un arbitrage d’investissement. On peut observer tout au plus une trentaine de clauses relatives à la RSE inclues dans des traités d’investissements, des modèles de traités d’investissement ou des accords de libre-échange[1] dont on peut faire, tout d’abord, une typologie.

1. Une typologie des clauses RSE dans les traités d’investissement

La première catégorie regroupe des clauses dans lesquelles les États Parties encouragent tout au plus les entreprises à s’autoréguler. La seconde catégorie comprend des clauses dans lesquelles les États, qu’ils soient d’origine ou d’accueil des investisseurs étrangers, envisagent la RSE comme relevant de leur propre compétence nationale. La troisième catégorie, plus récente, regroupe des clauses dans lesquelles les États Parties invitent directement les investisseurs à respecter des obligations relatives aux droits de l’homme ou l’environnement.

Les clauses relevant des deux premières catégories envisagent que la RSE doit être organisée de manière spontanée par les STN ou par le droit de l’État (principalement d’accueil). Elles peuvent être désignées comme des clauses indirectes dans la mesure où elles médiatisent la réglementation du comportement sociétal des investisseurs étrangers soit par le droit spontané des STN soit par l’ordre juridique interne de l’État d’accueil. Les clauses adressant directement aux investisseurs des obligations relatives à la protection des droits de l’homme, de l’environnement ou à l’interdiction de la corruption dans l’ordre international – que l’on désigne comme des clauses directes – vont pour leur part à rebours de l’objectif premier du droit des investissements, à savoir la protection de l’investisseur et témoignent du mouvement plus vaste de réforme de la matière. Alors que les clauses indirectes pourraient permettre de remédier au déséquilibre largement constaté entre les droits internationaux surprotégés des investisseurs étrangers et les obligations correspondantes pour les États d’accueil, les clauses directes pourraient permettre de transformer les devoirs sociétaux des STN formant la RSE en obligations internationales opposables à leurs investisseurs et faire du droit des investissements un levier aussi utile qu’inattendu pour responsabiliser les STN.

2. Les clauses indirectes – un moyen de protéger les pouvoirs de l’État d’accueil

La majorité des clauses RSE sont des clauses indirectes qui appréhendent la RSE comme une technique autorégulatoire que les États d’origine et les États d’accueil devraient encourager. La plupart des traités auxquels le Canada est Partie, contiennent ce type de clause, y compris l’AECG d’application provisoire[2]. Ainsi, pour ne citer que ce dernier accord, ses parties s’engagent à :

encourager l’élaboration et l’utilisation, par les entreprises, de pratiques volontaires exemplaires de responsabilité́ sociale, comme celles énoncées dans les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, en vue d’accroitre la cohérence entre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux.

De telles dispositions ne transforment aucunement les devoirs sociétaux ou éthiques des entreprises en obligations juridiques opposables dans le cadre d’une procédure contentieuse. Elles ne font que réaffirmer le caractère volontaire du concept de la RSE, qui demeure une forme d’autoresponsabilisation des entreprises pouvant, tout au plus, être incitée par les États.

Certaines clauses indirectes tentent d’aller au-delà de l’assimilation de la RSE à un engagement volontaire des entreprises. Pour ce faire, elles invitent les États à adopter des législations qui permettront d’encadrer le comportement des investisseurs. Ce type de clauses indirectes peut être amené à jouer un rôle utile en matière d’interprétation du contenu et de la portée des obligations des États d’accueil dans les traités d’investissement. En effet, l’incohérence de la jurisprudence arbitrale dans l’interprétation de certains standards de traitement peut mettre à mal les obligations positives des États en matière de protection des droits de l’homme ou de l’environnement. Ainsi, les clauses indirectes de la RSE pourraient permettre de justifier ou d’accentuer l’interprétation restrictive du TJE, et notamment de la protection des attentes légitimes des investisseurs. En explicitant l’intention des États Parties de renforcer la responsabilité sociétale des investisseurs, les clauses indirectes pourraient permettre de mieux encadrer le champ des attentes légitimes des investisseurs[3].

3. Les clauses directes de RSE – un moyen de définir les obligations internationales des investisseurs

Les clauses directes de RSE tentent, pour leur part, de responsabiliser les investisseurs étrangers en définissant les obligations qui leur incombent. Celles-ci sont peu nombreuses, tout simplement parce que l’objectif premier des traités d’investissements est de conférer des droits aux investisseurs étrangers, et non de leur imposer des obligations. Cette finalité des traités d’investissements explique que, bien souvent, les clauses directes utilisent des formulations très molles. Il en va ainsi de l’article 24 du code d’investissement panafricain (PAIC) qui recourt au conditionnel pour inviter les investisseurs à respecter les droits de l’homme internationalement reconnus alors qu’il use de l’impératif pour ce qui est de la lutte contre la corruption (article 21). De même, l’article 12 sur la RSE du TBI entre le Qatar et l’Argentine se borne à demander aux investisseurs opérant sur le territoire de chaque État d’accueil de « s’efforcer d’incorporer volontairement des normes de responsabilité sociale des entreprises reconnues sur le plan international dans leurs politiques et pratiques commerciales ».

Lorsqu’elles ne sont pas rédigées au conditionnel, les clauses directes peuvent s’avérer relativement indigentes dans leur substance. Certaines ne font que rappeler l’un des critères du test Salini selon lequel les investisseurs doivent contribuer au développement de l’État d’accueil. C’est le cas de l’article 22 du projet de code d’investissement panafricain intitulé « Responsabilité sociale des entreprises » [4]:

Les investisseurs cherchant à atteindre leurs objectifs économiques s’assurent que ceux-ci ne sont pas en contradiction avec les objectifs de développement social et économique des États d’accueil et sont sensibles à ces objectifs.

En outre, les clauses directes de RSE doivent souvent cohabiter avec des clauses relatives à la conformité de l’investissement avec le droit interne de l’État d’accueil. Ainsi, le TBI Argentine-Qatar contient, outre une clause directe de RSE à l’article 12, un article 11 posant une obligation pour les investisseurs de se conformer au droit interne. Une autre option consiste à combiner la clause RSE et l’obligation de respect du droit interne dans une même disposition. C’est l’exemple de l’article 11 de l’Accord de Coopération et de Facilitation des investissements signé entre le Brésil et le Malawi (un type d’accord qui se démarque du modèle traditionnel des TBI) [5]:

Les investisseurs et leurs investissements doivent a) réaliser leurs meilleurs efforts pour se conformer avec les principes relatifs à un comportement responsable et conforme aux lois de l’État d’accueil … b) respecter les droits humains impliqués par les activités des entreprises et conformes aux obligations et engagements internationaux des États d’accueil.

Ces clauses directes illustrent la difficulté que les États éprouvent à imposer des obligations internationales aux investisseurs relatives aux droits humains internationalement reconnus déconnectées de leurs propres engagements internationaux. Ainsi, dans l’exemple des clauses brésiliennes, si les investisseurs doivent respecter les droits humains, ce n’est que dans la mesure des engagements et obligations internationales souscrites par les États d’accueil.

Si les clauses directes de RSE s’avèrent, pour le moment, guère précises quant au contenu des obligations internationales des investisseurs étrangers, leur invocation par les États d’accueil pourrait néanmoins s’avérer utile dans le cadre du règlement des différends des différends opposant lesdits États à des investisseurs étrangers.

4. L’impact potentiel des clauses RSE sur les demandes reconventionnelles de l’État d’accueil dans le RDIE

Plusieurs sentences arbitrales bien connues[6] ont déjà permis de considérer que le comportement corruptif ou contraire au droit de l’État d’accueil d’un investisseur étranger peut entrainer soit une incompétence du tribunal arbitral soit une irrecevabilité de la plainte de l’investisseur. L’État d’accueil dispose ainsi avec les exceptions d’incompétence ou d’irrecevabilité de mécanismes lui permettant, à titre défensif, d’échapper à sa propre responsabilité en contestant le comportement non socialement responsable, qu’il soit ou non baptisé ainsi, de l’investisseur demandeur. Les clauses RSE pourraient, pour leur part, fonder utilement des demandes reconventionnelles (les « counterclaims » en anglais) qui permettraient à l’État d’accueil non pas d’échapper à sa propre responsabilité, mais d’engager – au fond – la responsabilité des investisseurs.

Les demandes reconventionnelles permettent, en effet, aux États d’accueil de réagir aux demandes principales formulées par les investisseurs étrangers et visent à contester directement leur comportement fautif. Il reste qu’à ce jour les demandes reconventionnelles n’ont pas EU de grand succès. Le principal obstacle au succès des demandes reconventionnelles réside dans l’incertitude qui règne quant aux obligations qui peuvent être opposées par l’État d’accueil, en droit international, à l’investisseur étranger, comme le montre la sentence Urbaser c. Argentine. Dans cette affaire, l’Argentine a introduit une demande reconventionnelle en plaidant la violation du droit fondamental à l’eau par l’investisseur. Le tribunal a alors conclu que la demande de l’Argentine ne pouvait prospérer du fait que le droit à l’eau créer uniquement des obligations à la charge des États. En revanche, les arbitres ont considéré que :

la situation serait différente face à une obligation de s’abstenir, comme une interdiction de commettre des violations des droits humains. Une telle obligation pourrait être d’application immédiate, non seulement vis-à-vis des États, mais également vis-à-vis des individus et des personnes privées »[7].

D’emblée, une telle obligation négative fait songer à l’un des standards bien connus de la RSE, l’obligation de vigilance raisonnable consistant pour les STN à « s’efforcer » de ne pas violer les droits de l’homme ou de ne pas polluer l’environnement. On pourrait alors imaginer que face à une clause RSE contenue dans un traité d’investissement et imposant aux investisseurs d’exercer cette obligation de vigilance raisonnable, les arbitres disposent d’un outil tout à fait utile pour consolider l’établissement d’une obligation opposable aux investisseurs, à même de fonder le bien fondé de demandes reconventionnelles.

L’investisseur, conscient du risque qu’une demande reconventionnelle soit introduite avec succès par l’État d’accueil en invoquant son manque de vigilance, pourrait alors se trouver dissuadé d’introduire une requête d’arbitrage qui l’amènerait à devoir justifier son propre comportement. Ainsi, contre toute attente, la rencontre entre le devoir de vigilance (telle que déduite d’une clause RSE) et le droit des investissements (par la voie des demandes reconventionnelles) pourrait-elle permettre de « moraliser sans doute davantage le recours à l’arbitrage sur le fondement des traités »[8]. Et de manière plus inattendue encore, l’investisseur pourrait-il voir sa responsabilité engagée du fait de la violation d’une obligation de vigilance qui lui serait directement opposable et, in fine, susceptible de lui imposer une obligation de réparation vis-à-vis de l’État d’accueil.


Auteure

Laurence Dubin est Professeur de droit international à l’École de Droit de La Sorbonne. Pour une vision plus complète du sujet, voir Dubin, L. (2018). RSE et droit des investissements, les prémisses d’une rencontre, Revue Générale de Droit International Public, 2018, Tome 4.


Notes

[1] Pour un aperçu de l’ensemble des clauses, voir l’article de Monebhurrun, N. (2017). Mapping the duties of private companies in international investment law, Brazilian Journal of International Law, 14(2), 50–71 et du même auteur mais uniquement sur les traités brésiliens : Monebhurrun, N. (2017). Novelty international investment law : the Brazilian agreement on cooperation and facilitation of investments as a different international investment agreement model, Journal of International Dispute Settlement, 2017, 8, pp. 79–100. Pour une analyse plus générale des obligations des investisseurs étrangers, lire également voir Mbengue, M. M. (2016). Les obligations des investisseurs, L’entreprise multinationale et le droit international, colloque annuel de la Société Française pour le Droit International, Paris, Pedone, 2016, pp. 295–339.

[2] Voir aussi le préambule et l’article 22.3 de l’AECG, tiré de http://EC.europa.eu/trade/policy/in-focus/CETA/ceta-chapter-by-chapter/index_fr.htm

[3] On peut en effet constater une certaine tendance interprétative des attentes légitimes qui tend à responsabiliser les investisseurs, lesquels devront a minima connaître la législation applicable et anticiper les changements de règlementation.

[4] Commission de l’Union Africaine, département des affaires économiques, Projet de code panafricain de droit des investissements, EA15660 – 15, décembre 2016, tiré de https://au.int/sites/default/files/documents/32844-doc-projet_code_panafricain_dinvestissements_decembre_2016.pdf. Voir également l’article 14 du Protocole sur la facilitation des investissements Intra Mercosur, tiré de https://investmentpolicyhub.UNCTAD.org/Download/TreatyFile/5548

[5] Traduction non officielle de l’auteure.

[6] Voir World Duty Free Company Limited c. Kenya, affaire CIRDI n° ARB/00/7, sentence du 31 aout 2006, tiré de https://www.italaw.com/documents/WDFv.KenyaAward.pdf ; Metal Tech Ltd c. République d’Ouzbekistan, affaire CIRDI n°ARB/10/03, sentence du 4 octobre 2013, tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw3012.pdf.

[7] Voir Urbaser et Consorcio de Aguas Bilbao c. Argentine, affaire CIRDI n° ARB/07/26, sentence du 8 décembre 2016, § 1210. Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw8136_1.pdf [Traduction non officielle de l’auteure].

[8] Gaillard, E. (2015). L’avenir des traités de protection des investissements. Charles C. Leben (Ed.), Droit international des investissements et de l’arbitrage international. Paris, Pedone, 2015, p. 1040.

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