Vers une convention internationale sur les entreprises et les droits humains

L’avant-projet de l’un des traités internationaux en matière de droits humains les plus importants de ces dernières années – un instrument portant sur les entreprises et les droits humains – a été rendu public en juillet 2018 par l’ambassadeur de l’Équateur qui préside le processus[1]. Mettant largement l’accent sur la question clé de l’accès à la justice et des recours pour ceux qui se disent victimes des agissements d’une entreprise, ce projet de texte a déjà des effets sur le ton et la nature des débats qui s’étaient jusqu’à présent principalement concentrés sur les questions politiques et procédurales. Le présent article mène à bien une analyse critique liminaires des éléments saillants du projet de traité.

En 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, à Genève, adopta à la majorité la résolution 26/9 portant création d’un Groupe de travail intergouvernemental chargé d’élaborer un « instrument juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises » (un traité sur les entreprises et les droits humains)[2]. Le Groupe de travail s’est déjà réuni à trois reprises[3], et sa prochaine session est prévue du 16 au 19 octobre 2018.

L’avant-projet de texte a adopté une structure générale raisonnable et met principalement l’accent sur les obligations des États. Le modèle choisi est un traité mettant l’accent sur l’accès aux recours et à la justice pour les victimes d’abus commis par des entreprises, ainsi que sur la responsabilité juridique des sociétés transnationales. D’autres options incluaient un traité-cadre, et un traité qui mettrait l’accent sur la création ou la reconnaissance des obligations directes relatives aux droits humains des entreprises au titre du droit international. Dans cette version, les obligations relatives aux droits humains des entreprises ne sont reconnues en tant que tel que dans le préambule, qui indique que toutes les entreprises commerciales « doivent respecter les droits de l’homme ».

L’on peut se féliciter que l’accent soit mis sur les recours et la responsabilité pour les abus commis par les entreprises commerciales, et la structure du traité, notamment les titres, abordent de front les questions les plus urgentes, notamment la responsabilité juridique des entreprises, les droits des victimes, la juridiction et l’assistance juridique mutuelle, entre autres. Tous ces éléments font du projet de traité une alternative politique viable. Toutefois, ces questions sont traitées de manière inégale, imprécise, et parfois même obscure. Quoiqu’il en soit, le fait d’avoir un projet de texte complet devant soi contribue sans aucun doute aux débats et à l’éventuelle amélioration du texte.

Le rôle de l’État

L’on peut regretter que le projet de texte attache si peu d’importance au rôle commercial de l’État et à la nécessité d’inclure la reddition de compte et les recours à cet égard. Très souvent, les États créent des coentreprises avec les investisseurs ou, d’une manière ou d’une autre, facilitent et appuient les opérations commerciales dans le secteur des mines, du pétrole et du gaz ou autre, ou assurent la sécurité des sites opérationnels, et bon nombre des abus rapportés impliquent généralement une entreprise privée et la complicité de l’État. En outre, certaines dispositions semblent aller dans le sens contraire. Par exemple, l’article 13 sur la cohérence avec le droit international propose étonnamment des dispositions largement formulées qui laissent les obligations existantes des États inchangées.

Le champ d’application

L’avant-projet ne porte que sur la conduite des sociétés transnationales et autres entreprises commerciales réalisant des « activités transnationales ». Les actes ou les manquements des entreprises n’agissant que sur le territoire national ne sont pas considérés. L’avant-projet de texte définit les « activités commerciales de nature transnationale » comme des « activités à but lucratif… ayant lieu ou impliquant des actions, des personnes ou ayant des effets dans deux juridictions nationales ou plus » (art. 4(2)). Ce champ d’application limité est au détriment d’une portée plus large couvrant toutes les opérations des entreprises, tel qu’y avaient appelé certains États et ONG.

Le champ d’application limité est un point d’achoppement depuis le début du processus[4]. Il a des effets sur l’envergure et la cohérence de plusieurs dispositions du traité qui mettent l’accent sur la définition des motifs de responsabilité juridique (principalement civile et pénale) des entreprises et sur l’accès aux recours et à la réparation. Ses effets déstabilisants se font le plus sentir dans la définition des infractions pénales des entreprises que les États parties sont tenus de promulguer au niveau national. Au titre du champ d’application et des définitions actuels, seuls les comportements criminels (quel que soit le degré de gravité) se produisant dans plus d’une juridiction sont punissables, ce qui pourrait donner lieu à des situations absurdes où les actes criminels flagrants (par exemple les crimes contre l’humanité) pourraient ne pas être punissables s’ils ont été commis par des entreprises dans une seule juridiction.

Afin d’atténuer cette distorsion, le projet de texte aurait pu insérer une disposition s’inspirant de l’article 34.2 de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée[5]. Une formulation adaptée pourrait être :

Les infractions établies conformément à l’article 10.8 de la présente Convention devront être transposées dans le droit interne de chaque des États parties, indépendamment de la nature transnationale de l’activité commerciale, sauf dans la mesure où la nature du crime exige l’élément transnational.

Cette proposition de disposition pourrait également être élargie pour couvrir la diligence raisonnable en matière de droits humains (art. 9).

Malgré ces lacunes, le projet de traité rassurera les personnes inquiètes du fait que les opérations des entreprises transnationales pourraient ne pas être correctement traitées si elles étaient insérées dans des normes larges et vagues qui parleraient de « toutes les entreprises commerciales ».

La prévention

Le projet de traité adopte une approche radicale de la question des mesures préventives que les États exigeront des entreprises commerciales (art. 9). Ces mesures sont présentées comme une sorte de diligence raisonnable (relative aux droits humains) qui s’éloigne radicalement des approches traditionnelles.

Comme l’indiquent les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme[6], la diligence raisonnable en matière de droits humains est une procédure en quatre étape par laquelle les entreprises commerciales devraient identifier leurs incidences sur les droits humains, les prévenir, en atténuer les effets, et rendre compte de la manière dont elles y remédient. L’avant-projet parle également de « consultations significatives » avec les groupes affectés, de l’exigence d’une garantie financière permettant de couvrir les éventuelles demandes d’indemnisation et de l’incorporation de certaines mesures dans les contrats transnationaux des entreprises. Le non-respect de ces mesures de diligence raisonnable entrainerait la responsabilité juridique. La disposition relative aux « procédures nationales effectives » visant à « garantir le respect » – disposition toujours faible par ailleurs – est positive. Toutefois, il sera difficile, à la fois pour les entreprises et pour les gouvernements, de respecter ou de veiller au respect de ces dispositions à moins que ces obligations de diligence raisonnable ne soient mieux clarifiées et définies.

Puisque les mesures préventives sont généralement considérées comme une priorité et que de nombreux secteurs de la société civile organisée plaident pour l’obligation de la diligence raisonnable en matière de droits humains pour les entreprises, cette section du projet de traité devrait être maintenue dans la version finale, quoique sous une forme révisée.

La responsabilité juridique et l’accès aux voies de recours

Les dispositions relatives à la responsabilité juridique des entreprises transnationales ainsi qu’au droit des victimes aux voies de recours et à la réparation sont peut-être au cœur du projet de texte. Bien que cela ne soit pas réellement nécessaire, le projet d’article 8 commence par rappeler le droit des victimes d’avoir accès à la justice et aux voies de recours. L’on ne sait pas encore bien comment les différentes formes de réparation fonctionneront lorsqu’appliquées aux entreprises. En outre, il faudra également clarifier si les expressions « réhabilitation environnementale » et « remise en état écologique » sont différentes des autres formes de réparation généralement acceptées.

Parmi les droits des victimes consacrés dans le projet de convention, la disposition audacieuse qui précise que « en aucun cas il ne pourra être demandé aux victimes de rembourser tout ou partie des dépenses juridiques de l’autre partie au différend » (art. 8(5)(d)) pourrait éventuellement prêter à controverse puisqu’elle pourrait être considérée comme encourageant les recours frivoles, bien que ce problème pourrait être solutionné grâce à un système de contrôle. Le projet de texte prévoit également la mise en place d’un Fonds pour les victimes (art. 8(7)).

L’article 10 met l’accent sur la responsabilité civile et pénale. Il exige la promulgation de lois portant sur la responsabilité juridique civile, pénale ou administrative pour les abus commis dans le contexte des activités commerciales transnationales, et prévoit que la responsabilité concerne tant les personnes physiques que morales.

Dans le cadre de cette discussion, les principales questions portent sur les relations entre l’entreprise-mère et les filiales, et entre l’entreprise et ses fournisseurs, ainsi que les responsabilités juridiques correspondantes en cas de tort causé ou de contribution à celui-ci, dans le contexte des opérations commerciales. Le projet d’article 10(6) tente d’aborder cette question fort complexe et controverse en imposant certains paramètres selon lesquels une « personne ayant des activités commerciales de nature transnationale » (certainement une entité commerciale) sera responsable du tort causé dans le contexte de ces opérations :

  1. Toute personne réalisant des activités commerciales de nature transnationale sera tenue responsable du tort causé par les violations des droits de l’homme survenant dans le contexte de leurs activités commerciales, y compris tout au long de leurs opérations :
    1. dans la mesure où elle exerce un contrôle sur les opérations, ou
    2. dans la mesure où elle démontre une relation suffisamment étroite avec sa filiale ou entité dans sa chaine d’approvisionnement et lorsqu’il existe une forte connexion directe entre sa conduite et le tort souffert par la victime, ou
    3. dans la mesure où des risques de violation des droits humains ont été envisagés ou auraient dû être envisagés dans la chaine d’activité économique.

Les différents motifs au titre desquels la responsabilité des sociétés-mères peut être établie pour ce qui est du tort causé par leurs filiales sont remarquables pour leur définition flexible et leur application alternative. Cela suggère un effort visant à couvrir toutes les manières possibles pour une entreprise d’être impliquée dans le tort causé par d’autres. Cependant, il faut également analyser le texte attentivement pour déterminer l’efficacité de ces dispositions dans la clarification du lien entre société-mère et filiale, ou pour voir si, au contraire, elles inciteront les sociétés-mères à adopter des stratégies visant à éviter des liens trop « forts » ou clairs avec d’autres entreprises.

Cette disposition donnera certainement lieu à des débats animés au cours des négociations car bon nombre d’entreprises et d’État restent fortement attachés à la doctrine de la séparation des entités juridiques (le voile de la personnalité morale). Les experts juridiques s’y attarderont davantage, mais aussi les groupes et communautés du monde entier qui se plaignent des dommages causés à leurs moyens de subsistance, à l’environnement et à leur santé, entre autres, par les filiales de grandes entreprises du secteur extractif.

Les dispositions portant sur la responsabilité juridique pénale (art. 10(8)–(12)) sont également formulées de manière floue. Précisons d’emblée qu’une disposition spécifique sur la responsabilité pénale des entreprises est un pas en avant louable et devrait être conservée dans la version finale, même si sa formulation doit être précisée. Le projet de traité appelle non seulement à la responsabilité pénale pour toutes les violations des droits humains équivalant à des délits pénaux au titre du droit international et du « droit national » (ce qui laisse la possibilité d’avoir des approches divergentes, voire arbitraires), mais il limite aussi son application aux infractions commises par des « personnes réalisant des activités commerciales de nature transnationale ». Cette portée limitée donnera certainement lieu à d’autres débats et échanges.

Arrangements institutionnels internationaux

Le projet de traité envisage la création d’un comité d’experts chargé de veiller au respect de la mise en œuvre du traité, et de le promouvoir, ainsi que d’une conférence des États parties (art. 14), mais confine malheureusement ces fonctions aux fonctions traditionnellement réalisées par les organes similaires existants. Les limites de l’efficacité du système international actuel de suivi et de contrôle par les comités d’experts sont bien connues. Ce système n’est déjà pas suffisant pour évaluer le respect par les États des instruments classiques des droits humains, et pourrait s’avérer encore moins efficace pour ce qui concerne les pratiques et politiques d’entreprises commerciales. Plutôt que de répliquer le système existant, ce nouveau traité sur les entreprises et les droits humains pourrait établir des pratiques et mécanismes novateurs afin de renforcer les fonctions et l’efficacité du système international de suivi et de contrôle des traités.

Début août, l’ambassadeur de l’Équateur a également publié un projet de protocole facultatif contenant des dispositions relatives à un mécanisme national de mise en œuvre ainsi qu’à une fonction d’examen des plaintes par le comité d’experts créée en vertu de l’article 14 du traité. Bien que l’on puisse se féliciter de cette fonction de réception et d’examen des plaintes adressées au comité, la procédure applicable ainsi que les résultats sont loin d’être clairs et effectifs. Ces aspects méritent une analyse distincte.

Conclusion

Tout bien considéré, l’on pourrait affirmer que le projet de traité représente un pas en avant et une option valable. Nombreux étaient ceux qui doutaient que le processus puisse un jour aboutir à un projet de texte complet pour les négociations. Le processus est maintenant dans sa quatrième année et continuer d’aller de l’avant malgré les nombreux défis. Mais l’élaboration du traité exige un travail considérable pour satisfaire le niveau d’exigence et les besoins exprimés par la communauté internationale, et notamment les personnes en attente de justice et de réparation.


Auteur

Carlos Lopez est conseiller juridique confirmé à la Commission internationale des juristes.


Notes

[1] Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme [HCDH]. (2018, 16 juillet). Instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’Homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises. Tiré de https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/Session3/DraftLBI.pdf

[2] Conseil des droits de l’homme. (2014, juillet 14). Résolution 26/9 Élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme (A/HRC/RES/26/9). Tiré de http://ap.ohchr.org/documents/dpage_f.aspx?si=A/HRC/RES/26/9

[3] Zhang, J., & Abebe, M. (2017, décembre). Le parcours d’un Traité contraignant sur les droits humains : déjà trois ans… où va-t-il mener ? Investment Treaty News8(4), 3–4. Tiré de https://stg.ITN.IISD.org/fr/2017/12/21/the-journey-of-a-binding-treaty-on-human-rights-three-years-outand-where-is-it-heading-joe-zhang-and-mintewab-abebe ; Zhang, J. (2015, novembre). Lancement des négociations d’un traité contraignant relatif aux entreprises et aux droits humains, Investment Treaty News6(4), 10–11. Tiré de https://www.iisd.org/sites/default/files/publications/iisd-itn-november-2015-francais_0.pdf

[4] Commission internationale des juristes. (2015, 30 mai). Submission on scope of future treaty on business and human rights. Tiré de https://www.icj.org/submission-on-scope-of-future-treaty-on-business-and-human-rights

[5] Office des Nations Unies contre les drogues et le crime. (2004). Convention des Nations-Unies contre la criminalité transnationale organisée et les protocoles qui s’y rapportent. Tiré de https://www.unodc.org/documents/treaties/UNTOC/Publications/TOC%20Convention/TOCebook-f.pdf

[6] HCDH. (2011). Principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme : Mise en œuvre du cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies. Tiré de https://www.ohchr.org/Documents/Publications/GuidingPrinciplesBusinessHR_FR.pdf

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