La réforme des traités d’investissement: la conception des traités est-elle importante?

Dans les années 1990, une vague législative transformait la politique mondiale : des systèmes de gouvernance étaient mis en place là où la politique régnait en maitre[1]. Il n’en fût pas autrement pour les politiques en matière d’investissements internationaux. Plus de 200 TBI incluant l’accès au RDIE furent signé chaque année entre 1994 et 1996.

Toutefois, l’arbitrage en matière d’investissements a connu un revers lors de la dernière décennie. Le débat porte maintenant sur la conception des traités d’investissement. Des organisations internationales telles que la CNUCED[2] plaident pour des réformes profondes. En outre, tout un ensemble d’acteurs étatiques – de l’Inde au Canada, en passant par la Commission européenne – mènent une réflexion ouverte sur leurs politiques de traités d’investissement.

Ce changement de cap émerge clairement dans la pratique. Des États intègrent de nouvelles obligations à leurs traités, notamment s’agissant de la conduite de l’investisseur. D’autres clarifient les disciplines et procédures existantes en vue de régler les différends découlant d’un traité. De plus, nous assistons à une plus grande prise de conscience de l’importance de la marge de manœuvre politique au titre des traités d’investissement.

Ce changement s’explique en partie par la vague de demandes d’arbitrage qui a succédé à l’explosion des signatures de traités d’investissement dans les années 1990 (figure 1). Toutefois, l’on ne sait pas bien s’il existe un lien entre la conception des traités et le risque de susciter des demandes d’arbitrage, ou dans quelle mesure les nouvelles dispositions des traités, telles que les clauses d’exception générale fondée sur la politique publique, ont un poids quelconque dans un différend[3].

Un différend par dessein ?[4]

Si le débat public portant sur le droit international de l’investissement a mis l’accent sur les mécanismes RDIE[5], bon nombre de parties-prenantes ont le sentiment que les premiers traités d’investissement ont été élaboré en des termes trop larges ou flous. Dans l’ensemble des réformes qu’elle propose, la CNUCED recommande aux États d’envisager d’omettre ou de reformuler certaines dispositions dans leurs futurs traités d’investissement pour améliorer la précision et la prévisibilité[6].

Certains États, tels que le Canada et les États-Unis, avaient pris des mesures anticipées à cette fin. Après avoir tenu le rôle de défendeur dans plusieurs arbitrages au titre de l’ALENA, ils avaient inclus des formulations plus explicites et détaillées dans leurs modèles de traités d’investissement de 2004[7]. D’autres États, tels que l’Inde, l’Indonésie et les Pays-Bas, ont indiqué publiquement que bon nombre des traités d’investissement qu’ils ont signé par le passé sont trop vagues et accordent peu d’importance à l’équilibre entre les droits et les obligations des investisseurs[8].

Une lecture attentive permet d’observer qu’il existe cinq préoccupations communes et interconnectées dans les divers discours en faveur de la réforme des traités. Les États, les organisations internationales et autres parties-prenantes sont préoccupés par le fait que les anciens traités :

  1. Incluent une quantité trop importante d’obligations de fond.
  2. Offrent trop peu de flexibilité
  3. Contiennent des définitions de l’investissement et de l’investisseur à la portée trop large.
  4. Utilisent une formulation qui semble manquer de précision.
  5. Contiennent des clauses RDIE accordant un degré trop important de discrétion ou de délégation juridique aux arbitres.

L’on présume généralement que plus d’obligations de fond, moins de flexibilité, des définitions à trop grande portée, moins de précision et plus de délégation juridique peuvent accroitre le risque de demandes d’arbitrage. La cartographie détaillée du contenu juridique de plus de 2 500 TBI par la CNUCED peut être utilisée pour évaluer ces présomptions dans la pratique[9]. L’un des auteurs du présent article a créé cinq indices permettant de mesurer la performance des traités dans chacune de ces dimensions[10].

Chaque indice varie entre 0 et 1, lorsque des valeurs les plus élevées indiquent davantage d’obligations, un usage plus grand des mécanismes de flexibilité, une portée plus restreinte de la définition de l’investissement, plus de précision et plus de délégation juridique en cas d’arbitrage. La figure 2 montre l’évolution dans le temps de la pratique des traités dans chacune des cinq dimensions, en faisant la moyenne de la performance de tous les traités signés au cours d’une année entre 1959 et 2017.

L’on constate en général des changements significatifs dans la pratique des traités dans le temps. Le nombre d’obligations de fond a grimpé. Il y a EU une claire augmentation du recours aux mécanismes de flexibilité tels que les exceptions générales fondées sur la politique publique. La portée des investissements couverts par les traités s’est largement réduite avec le temps. Le recours aux éléments permettant de préciser l’interprétation des obligations de fond, tels que les normes externes, a connu une nette augmentation ces dernières années. Enfin, le degré de délégation juridique au titre des traités a atteint des sommets au milieu des années 1990, avant de redescendre depuis.

Lorsque l’on utilise les notes des traités pour évaluer, d’un point de vue économétrique, si le contenu des traités à une quelconque influence sur le risque de demandes d’arbitrage, l’on s’aperçoit qu’en général, les différences dans la conception des traités sont en effet liées à divers risques de demandes d’arbitrage en matière d’investissement. Toutefois, il n’en va pas de même pour toutes les présomptions des États et organisations internationales en la matière.

D’après notre analyse statistique, les deux seules dimensions qui sont fortement et systématiquement associées à un risque substantiellement plus important de demandes d’arbitrage sont un grand nombre d’obligations de fond et des définitions trop larges de l’investissement et de l’investisseur. L’usage d’éléments permettant de préciser l’interprétation ou de limiter la discrétion des arbitres ne semble pas réduire le risque de demandes d’arbitrage. Point majeur, le risque imposé par les obligations de fond et les larges définitions du traité ne semble pas être compensé par une plus grande flexibilité politique ou une plus grande précision.

D’après nous, cela s’expliquerait peut-être par le fait que certains changements apportés à la conception des traités auraient plus de poids que d’autres. Il vaut alors la peine de se demander si les parties au différend et les arbitres sont réceptifs aux innovations spécifiques apportées à la conception des traités, et de vérifier si les différences dans le contenu des traités entrainent en pratique des décisions arbitrales distinctes.

Changer les traités pour changer les résultats des arbitrages ?[11]

L’inclusion d’exceptions générales fondées sur la politique publique figure parmi les plus radicaux des changements apportés aux traités récents. Si une mesure en relève, l’État qui l’a adoptée est exempt de toute responsabilité. Il s’agit donc du meilleure mécanisme de flexibilité ou clause dérogatoire[12].

Bien qu’elles soient nouvelles dans les traités d’investissement, les exceptions générales fondées sur la politique publique sont en augmentation. Au moins une centaine de traités autonomes contiennent une telle clause, dont deux tiers s’inspirent de l’article XX du GATT et un tiers suit le modèle des clauses d’interdiction et de restriction incluses à l’article 11 du TBI Singapour-Chine de 1985. Pourtant, malgré leur popularité, les exceptions générales fondées sur la politique publique ne pèsent pas bien lourd dans le cadre du règlement des différends.

Afin de comprendre les effets de ces clauses dans la pratique, nous avons analysé les décisions récentes rendues au titre d’accords contenant des exceptions générales fondées sur la politique publique. À notre grande surprise, nous avons observé que les États défendeurs ne s’appuyaient pas sur ces clauses et que les tribunaux ne les examinaient pas de leur propre initiative. En outre, même lorsqu’elles sont appliquées, les tribunaux leur accordent généralement peu de poids. En bref, les exceptions générales fondées sur la politique publique ratent complètement le coche. Les affaires Copper Mesa c. l’Équateur[13] et Beer Creek c. le Pérou[14] l’illustrent bien.

Dans l’affaire Copper Mesa, le premier arbitrage en matière d’investissement à se pencher sur une telle clause, le tribunal conclut que le caractère arbitraire et irrégulier du retrait par l’Équateur d’une licence minière non seulement violait les clauses d’expropriation et TJE du TBI Canada-Équateur de 1996, mais rendait également l’article XVII (la clause d’exception générale du traité) inapplicable, car elle ne s’appliquait qu’aux mesures « qui ne sont pas appliqué de manière arbitraire ou injustifiable »[15].

Le tribunal de l’affaire Beer Creek arriva à la même conclusion, mais conclut en outre que l’exception générale fondée sur la politique publique de l’ALE Canada-Pérou de 2009 s’appliquait en tant que lex specialis, à l’exclusion des défenses fondées sur le droit coutumier international[16].

Dans les deux cas, sans expliquer leur raisonnement, les tribunaux adoptèrent une interprétation qui limitait drastiquement les effets de ces clauses dans la pratique. Si les exceptions générales ne sont pas applicables pour les mêmes raisons qui ont donné lieu, à l’origine, à une violation des obligations principales, elles permettront rarement aux États d’éviter toute responsabilité. De même, si elles remplacent la flexibilité déjà offerte au titre du droit international coutumier, telle que la doctrine des pouvoirs de police, plus qu’elles ne la complètent, elles n’apporteront qu’une marge de manœuvre politique supplémentaire limitée, ou pourraient même la réduire[17].

Dans d’autres affaires, les défendeurs n’ont même pas avancé les exceptions générales fondées sur la politique publique applicables. Dans une série d’affaires portant sur l’expropriation d’entreprises aurifères au Venezuela, le pays défendeur argua avoir révoqué les concessions minières de plusieurs entreprises canadiennes pour des raisons environnementales, mais sans mentionner l’exception générale fondée sur la politique publique contenue à l’article II(10), annexe (b) du TBI Canada-Venezuela de 1996 pour étayer son argument, perdant ainsi chacune des affaires[18].

Dans une autre affaire, le Costa Rica chercha à justifier la révocation d’une licence minière sur la base de préoccupations environnementales. Mais plutôt que d’invoquer l’exception générale du TBI Costa Rica-Canada de 1998 qui lui aurait permis de ne pas être tenu responsable, il avança la clause du traité relative au droit de réglementer, qui calque l’article 1114 de l’ALENA et autorise les mesures environnementales « par ailleurs conformes » au traité[19].

En somme, les États défendeurs comme les tribunaux sont responsables du fait que les exceptions générales fondées sur la politique publique ratent le coche dans la pratique. Ils devraient examiner l’affaire CC/Devas c. l’Inde, qui est un bon exemple de défense effective de l’État défendeur et d’une évaluation approfondie par le tribunal de l’exception générale fondée sur la politique publique, même si en l’espèce il s’agit d’une exception fondée sur la sécurité nationale[20]. Compte tenu des nombreux différends futurs au titre des traités de deuxième génération incluant des exceptions générales, les défendeurs et tribunaux à venir ont tout loisir de se pencher sur la question et d’examiner les nombreux problèmes d’interprétation connexes qui restent pour le moment sans réponses.

Conclusions

Quelles conclusions générales pouvons-nous tirer de tels résultats ? En premier lieu, si l’on s’intéresse principalement au risque de demandes d’arbitrages, le fait de préciser la formulation des clauses fondamentales, d’ajouter plus de flexibilité politique, ou de limiter le pouvoir discrétionnaire des arbitres n’est pas nécessairement la panacée. Le plus important semble être la présence dans le traité d’obligations de fond et le nombre d’investisseurs couverts par ces obligations. À l’avenir, les États devraient davantage se préoccuper de savoir quelles protections ils offrent à quels investisseurs au titre des traités, plutôt qu’à la manière de formuler ces protections.

Ensuite, ces résultats pourraient indiquer que peu de traités de deuxième génération ont été utilisés à ce jour pour tester l’interprétation arbitrale. En fait, les investisseurs fondent de plus en plus leurs recours sur d’anciens traités. Au milieu des années 1990, l’âge moyen des traités utilisés pour appuyer les recours était de six ans. À l’heure actuelle, l’âge moyen se situe proche des 20 ans (figure 3). C’est pourquoi il reste important de continuer de mettre à jour les anciens traités d’investissement.

Enfin, il est inutile de modifier la conception des accords d’investissement si les États en tant que défendeurs n’utilisent pas ces nouvelles dispositions, et si les tribunaux ne tiennent pas nettement compte de la nouvelle structure des traités dans leur raisonnement. Le fait que les exceptions générales fondées sur la politique publique n’ont pas d’effets pour le moment en est la preuve. La réforme de la conception des traités ne s’arrête donc pas à la signature du document, mais se poursuit tout au long de son application et des différends en découlant.


Auteurs

Tarald Laudal Berge est doctorant, Département des sciences politiques et PluriCourts, Université d’Oslo. Wolfgang Alschner est Professeur-assistant, Section de Common Law, Université d’Ottawa.


Notes

[1] Goldstein, J. et al. (2000). Introduction: Legalization and world politics. International Organization, 54(3), 238–399.

[2] CNUCED. (2012). Rapport sur l’investissement dans le monde 2015 : réformer la gouvernance de l’investissement international. Tiré de http://UNCTAD.org/en/PublicationsLibrary/wir2015_en.pdf (aperçu en français https://UNCTAD.org/fr/PublicationsLibrary/wir2015overview_fr.pdf); CNUCED. (2015). Cadre pour une politique d’investissement au service du développement durable. Tiré de http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/diaepcb2015d5_en.pdf

[3] Cette observation se fonde sur deux documents de travail : Berge, T.L. (2018). Dispute by design? Legalisation, backlash and the drafting of investment agreements. Présenté lors de la Midwestern Political Science Association’s Annual Conference 2018. Tiré de https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3201306 ; et Alschner, W. & Hui, K. (2018). Missing in action: General public policy exceptions in investment treaties. Présenté lors de la Society of International Economic Law Conference 2018, à Washington D.C. Tiré de https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3237053

[4] Cette partie s’appuie sur Berge (2018), supra note 3.

[5] Waibel, M. et al. (2010). The backlash against international investment arbitration: Perceptions and reality. Alphen aan den Rijn: Kluwer Law International ; et Behn, D. & Langford, M. (2018). Managing backlash: The evolving investment treaty arbitrator? The European Journal of International Law, 29(2), 551–580.

[6] CNUCED (2015), supra note 2, pp. 132–133.

[7] Gagné & Morin. (2006). The evolving American policy on investment protection: Evidence from recent FTAs and the 2004 model BIT. Journal of International Economic Law, 9(2), 357–382.

[8] S’agissant des Pays-Bas, voir : Verbeek & Knotterus (2018). The 2018 draft Dutch model BIT: A critical assessment. Investment Treaty News, 9(2), 3–6. S’agissant de l’Inde, voir : Ranjan, P. (2016). India’s bilateral investment treaty programme – Past, present and future. Dans K. Singh & B. Ilge (Eds.), Rethinking bilateral investment treaties: Critical issues and policy choices. Amsterdam : Both ENDS ; New Dehli : Madhyam ; Amsterdam : SOMO. S’agissant de l’Indonésie, voir : Jailani, A. (2016). Indonesia’s perspective on review of international investment agreements. Dans K. Singh & B. Ilge (Eds.), Rethinking bilateral investment treaties: Critical issues and policy choices. Amsterdam : Both ENDS ; New Dehli : Madhyam ; Amsterdam : SOMO.

[9] http://investmentpolicyhub.unctad.org/IIA

[10] Voir Berge (2018), supra note 3, pp. 13–15 pour une description détaillée de la conception de ces indices.

[11] Cette partie s’appuie sur Alschner & Hui (2018), supra note 3.

[12] Pour une évaluation juridique de ces clauses, voir Sabanogullari, L. (2015, May 21). Le bien-fondé et les limites des clauses d’exception générale dans la pratique actuelle des traités d’investissement. Investment Treaty News, 6(2), 3–5. Tiré de https://www.IISD.org/sites/default/files/publications/IISD-ITN-may-2015-fr.pdf

[13] Copper Mesa Mining Corporation c. la République d’Équateur, Affaire CPA n° 2012-2, décision, 15 mars 2016. Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7443.pdf

[14] Bear Creek Mining Corporation c. la République de Pérou, Affaire CIRDI n° ARB/14/2, décision, 30 novembre 2017. Tiré de https://www.italaw.com/cases/documents/6322

[15] Copper Mesa c. Équateur, supra note 13, paras. 6.58–6.67.

[16] Bear Creek c. Pérou, supra note 14, paras. 4.73–74.

[17] Sur ce point, voir B. Legum et Ioana Petculescu, “GATT Article XX and International Investment Law,” dans Prospects in International Investment Law and Policy: World Trade Forum, ed. Roberto Echandi et Pierre Sauve (Cambridge: Cambridge University Press, 2013), 340–62; Levesque, C. “The Inclusion of GATT Article XX Exceptions in IIAs: A Potentially Risky Policy,” dans Prospects in International Investment Law and Policy: World Trade Forum, ed. Roberto Echandi et Pierre Sauve (Cambridge: Cambridge University Press, 2013).

[18] Gold Reserve Inc. c. la République bolivarienne du Venezuela (Affaire CIRDI n° ARB(AF)/09/1) ; Crystallex International Corporation c. la République bolivarienne du Venezuela (Affaire CIRDI n° ARB(AF)/11/2) ; Rusoro Mining Ltd. c. la République bolivarienne du Venezuela (Affaire CIRDI n° ARB(AF)/12/5).

[19] Infinito Gold Ltd. C. la République du Costa Rica (Affaire CIRDI n° ARB/14/5).

[20] CC/Devas c. la République d’Inde (Affaire CPA n° 2013-09), Décision sur la compétence et sur le fond, 25 juillet 2016. Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9750.pdf

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