Traités d’investissement et évaluation interne des propositions de réglementation : Étude de cas du Canada

La perspective de demandes formulées par des investisseurs étrangers à l’encontre des États dans le cadre du règlement des différends­ investisseur-État (RDIE) conduit-elle à un gel réglementaire ? Il est difficile de répondre à cette question parce que les informations sur les RDIE et la prise de décision du gouvernement ne sont généralement pas disponibles au public. Compte tenu du risque de réputation encouru par les gouvernements, il est probable que de telles informations ne soient pas accessibles au public lorsqu’elles impliquent des changements visant à apaiser les investisseurs étrangers.

Nous avons étudié la question – principalement dans le contexte de l’Ontario, au Canada – en interviewant 51 acteurs politiques, principalement des fonctionnaires des ministères ayant un mandat environnemental ou commercial, qu’ils soient en poste ou à la retraite. Notre étude visait à répondre à la question de savoir dans quelle mesure le RDIE a contribué aux changements dans le domaine de l’évaluation interne des décisions gouvernementales en matière de protection de l’environnement. Nous tenons à souligner que ce contexte peut différer suivant les juridictions et que, même pour l’Ontario, les résultats ne sont pas exhaustifs. Voici un résumé de nos principaux résultats, décrits en détail ailleurs dans cette étude[1].

1. Les ministères du gouvernement ont modifié leur processus de prise de décision pour tenir compte des préoccupations résultant des accords commerciaux et d’investissement, y compris le RDIE.

Il apparaissait clairement que les préoccupations liées aux accords commerciaux et d’investissement, y compris au RDIE, sont prises en compte dans les processus décisionnels des ministères en matière d’environnement. Par exemple, un avocat du gouvernement au sein du ministère de l’environnement dans l’Ontario a déclaré que c’est seulement après le début des années 2000 que des affaires concernant des litiges commerciaux lui ont été soumis dans le cadre de son poste. Interrogé sur la nature de ces litiges, l’avocat a pointé les dispositions prévues par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et les dispositions RDIE en vertu du chapitre 11 de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), en soulignant que « le chapitre 11 est le plus souvent invoqué ». L’avocat a déclaré avoir examiné chaque année une ou deux, parfois trois ou quatre propositions de loi, de règlement ou de politique sur leur conformité avec la règlementation commerciale[2].

De même, dans une autre grande province canadienne, un responsable du ministère du commerce a déclaré que les mesures proposées dans cette province ont été examinées chaque année à plusieurs reprises sous l’angle de la conformité avec la réglementation commerciale et que le ministère du commerce disposait d’une équipe de douzaine de personnes pour ce faire. Les mesures examinées portaient notamment sur les modifications législatives, réglementaires ou politiques ou sur les politiques en vigueur et indiquaient que le RDIE était dans la ligne de mire[3].

2. Le RDIE exerce une pression sur le processus de prise de décision du gouvernement en raison des risques financiers et politiques et des coûts d’opportunité qu’il implique.

Plusieurs personnes interrogées ont reconnu que les risques financiers liés au RDIE influent sur la prise de décision par le gouvernement dont la culture consiste généralement à éviter tout risque. Par exemple, interrogé sur les questions liées aux risques financiers découlant du RDIE, un conseiller politique au sein du ministère de l’environnement a déclaré : « Compte tenu de la nature de nos pratiques commerciales, éviter tout risque est juste le principe de base. Nous n’aimons pas prendre de risques avec les ressources des contribuables – les ressources qui appartiennent aux citoyens de l’Ontario. Nous prenons cela vraiment très au sérieux »[4]. Un ancien conseiller politique du Cabinet de l’Ontario a déclaré qu’un risque de litige impliquant un risque de créance de quelques milliards de dollars serait envisagé « à la seconde même où il atterrit au cabinet du ministre ». Selon l’ancien conseiller : « Si vous êtes confronté à un risque de l’ordre de quelques milliards de dollars et à un risque important en rapport avec les poursuites, cela aura un impact considérable sur la décision »[5].

Le RDIE exerce également d’autres types de pression sur les gouvernements. Selon un ancien conseiller principal d’un ministère de l’environnement, les décideurs politiques envisagent les risques selon leur nature politique et non politique[6] :

Concernant les risques de nature politique, il s’agit davantage de mener à terme un projet sur lequel ils travaillent et sur lequel ils misent leur capital politique. Quant aux risques de nature non-politique, il s’agit du gaspillage des ressources, du temps et de l’énergie investis dans un projet qui ne voit finalement pas le jour ou qui est perçu de manière négative, ou qui ne peut être réalisé qu’à moitié.

Plusieurs personnes interrogées ont souligné le risque de gaspillage de temps et de ressources, et les effets dissuasifs qui s’en suivent, en raison des RDIE[2] [7]. Nous avons également appris que les questions de commerce et d’investissement avait plus de poids s’agissant de la prise de décision par un ministère qui a déjà été impliqué dans une affaire ALENA. Un ancien avocat d’un ministère fédéral de l’environnement a rappelé qu’à la fin des années 1990, l’affaire opposant Ethyl au Canada en vertu du chapitre 11 de l’ALENA avait pris le gouvernement fédéral au dépourvu[8]. Sur ce point, un ancien conseiller politique de haut niveau au département fédéral du commerce au moment de l’affaire Ethyl a déclaré que le recours a « vraiment effrayé les fonctionnaires qui, à mon avis, ont été très impressionnés par les contestations fondées sur le chapitre 11 »[9]. L’ancien conseiller a ajouté : « à mon avis, cela a amené les fonctionnaires à donner de très mauvais conseils car ils craignaient vraiment que quelle que soit l’efficacité de la politique mise en place, elle sera soumise à une sorte d’examen commercial et que le Canada n’aurait pas gain de cause ».

D’après les informations recueillies, les gouvernements peuvent réagir aux poursuites intentées à leur encontre dans le cadre des RDIE de manière à les rendre publiques, mais peuvent par la suite adapter leur prise de décision pour éviter les risques de RDIE en évaluant les propositions en interne. Par conséquent, les informations publiques sur l’impact du RDIE sur les gouvernements deviendraient moins disponibles une fois le choc initial passé[10].

3. Le RDIE n’est pas un facteur prépondérant dans la prise de décision gouvernementale. Les pressions exercées par le RDIE peuvent être surmontées, en particulier dans le cas d’un fort engagement politique à l’égard d’une mesure proposée, doublée d’une capacité juridique permettant d’examiner de manière critique les prétendus risques du RDIE tout au long du processus d’élaboration des politiques.

Malgré son impact notable, le RDIE ne constitue pas pour le gouvernement un facteur dominant. D’autres considérations pourraient évincer ou surpasser les préoccupations en matière de RDIE. Le plus important parmi celles-ci, semble-t-il, serait l’engagement politique à « faire le bon choix », surtout si celui-ci concerne une proposition bénéficiant d’un large soutien du public[11].

La loi de 2008 sur l’interdiction des pesticides utilisés à des fins esthétiques en vigueur dans l’Ontario – qui a restreint l’utilisation à des fins esthétiques des pesticides chimiques pour des raisons de santé et d’environnement – a été citée par plusieurs personnes interrogées comme un exemple de la façon dont l’engagement politique à l’égard d’une décision pourrait évincer toute préoccupation en matière de RDIE, même si la plupart ont également affirmé que l’acte n’aurait sans doute pas été adopté sans une impulsion politique et un soutien public sans réserve[2] [6] [12].

Dans le même ordre d’idées, nous avons appris que les risques RDIE pourraient être pris en compte avant que les propositions ne soient soumises aux décideurs politiques de haut niveau. Un ancien ministre de l’Ontario a déclaré qu’il s’attendait à ce que les préoccupations en matière de RDIE soient réglées en dehors du cabinet du ministre, en affirmant que les fonctionnaires pourraient en discuter et les avocats du gouvernement élaborer des propositions afin de limiter les risques commerciaux et les RDIE. Selon un ancien conseiller politique du Cabinet de l’Ontario[5] :

À mon avis, si vous demandez à un quelconque ministre si le droit commercial est soumis à un gel, il est fort à parier qu’il répondra par la négative n’ayant probablement jamais vu une décision arriver sur son bureau…. Mais si vous posez la même question à un avocat honnête travaillant pour le gouvernement, chargé d’évaluer régulièrement les risques juridiques de ce genre, il répondra par l’affirmative.

Certaines personnes interrogées ont fait remarquer que les gouvernements peuvent minimiser les risques financiers liés au RDIE du moment que les montants concernés sont gérables. Certaines personnes interrogées ont qualifié un règlement de 15 millions de dollars canadiens dans une affaire ALENA contre le Canada de « petite monnaie » ou d’« erreur d’arrondi »[13]. Pourtant, cette opinion a été contredite par d’autres. Un ancien fonctionnaire d’un ministère de l’environnement nous a dit que « pour un ministère comme [le ministère de l’environnement], 15 millions de dollars canadiens représentent une somme importante », qu’il s’agisse du budget du ministère ou du montant général de recettes, parce que le ministère « ne peut pas être responsable d’imposer ce [coût] au système dans son ensemble ».

4. L’évaluation des risques commerciaux ou RDIE implique des choix de valeur. Les changements apportés aux processus décisionnels que nous avons analysés jusqu’à présent augmentent le rôle des « valeurs commerciales » et de la protection des investisseurs étrangers par rapport aux valeurs concurrentes.

Sans surprise, au sein du gouvernement les avis divergent concernant la manière d’établir la hiérarchie des intérêts des investisseurs étrangers dont les objectifs sont difficilement conciliables avec les objectifs en matière de santé ou d’environnement. En effet, il semblerait que certains fonctionnaires se servent de « valeurs commerciales » pour paravent aux priorités sanitaires ou environnementales. Un agent du commerce extérieur de l’Ontario nous a confié que certains fonctionnaires du ministère du commerce, en particulier au niveau fédéral, sont des « inconditionnels » des accords commerciaux et des effets qu’ils produisent. Les personnes interrogées ayant une expérience en matière de santé ou de réglementation de l’environnement ont exprimé une opinion similaire. Selon un expert en politique ayant à son actif une vaste expérience de la réglementation en matière environnementale au niveau fédéral[14] :

… le gouvernement fédéral dispose d’une armée d’avocats spécialisés en droit commercial dont le travail consiste à débusquer ne serait-ce que l’ombre d’une pensée qui s’écarte des disciplines commerciales. Ils sont là pour écraser, car ce sont des inconditionnels de la libéralisation du commerce, tout ce qui ressemble de près ou de loin à un risque réel … Ils faisaient office d’un marteau que les fonctionnaires du ministère du commerce étaient plus qu’heureux d’utiliser vis-à-vis des initiatives d’autres ministères.

En mettant de côté cette caractéristique de certains avocats spécialisés en droit commercial, les représentants des ministères du commerce au niveau de la province que nous avons interrogés semblent avoir une approche plus équilibrée et plus pragmatique, bien qu’ils soient toujours enracinés dans les valeurs commerciales. Ces fonctionnaires ont cité les principes de non-discrimination et la perte des avantages économiques pour les entreprises locales et se sont dits préoccupés par le fait que les lois étaient conçues à des fins économiques et déguisées en lois en matière d’environnement.

Cependant, d’autres fonctionnaires ont exprimé une opinion tout à fait différente selon laquelle les mesures environnementales sont généralement présentées sur le plan économique comme mesure de destruction d’emplois ou de discrimination en faveur de l’un ou l’autre intérêt économique[6]. Quoi qu’il en soit, les objectifs environnementaux sont remis en cause par ceux qui affirment les valeurs commerciales. Un avocat du gouvernement qui semblait bien informé sur le droit commercial et les RDIE a déclaré qu’il n’existait pas de mesure environnementale « pure » qui ne comporte aucun impact économique[2], et plusieurs décideurs politiques ont déclaré que les initiatives environnementales ne verront pas le jour si elles ne s’accompagnent pas d’avantages économiques.[15]

Conclusion

Notre étude sur la prise de décisions en matière environnementale dans l’Ontario, au Canada, révèle que le RDIE exerce une pression sur les gouvernements pour qu’ils examinent les propositions réglementaires sous l’angle de leur impact sur les investisseurs étrangers, en particulier dans les bureaucraties réticentes à la prise de risque. L’effet dissuasif du RDIE semble être exacerbé par le coût de renoncement de la défense d’une mesure s’opposant aux demandes des investisseurs étrangers. Même lorsqu’ils sont mineurs, les litiges RDIE peuvent demander un important investissement en temps et en d’autres ressources. Les évaluations des risques du RDIE, souvent présentées sous forme de conseils juridiques ou techniques, peuvent conduire à caractériser les initiatives en matière d’environnement comme indûment nuisibles ou indûment bénéfiques pour l’économie et, partant, indésirables. Le fait que le RDIE permet aux investisseurs seuls de porter plainte augmente la prise en compte des intérêts de ces derniers, comparativement à ceux d’autres constituantes, dans la prise de décision au sein du gouvernement. À cet égard, nous pensons qu’il est prudent de conclure que le RDIE conduit à un gel réglementaire.


Auteurs

Gus Van Harten est professeur à la Faculté de droit Osgoode Hall de l’Université York qui se spécialise en droit international des investissements et en arbitrage investisseur-État. Dayna Nadine Scott est professeure agrégée à la Faculté de droit Osgoode Hall et à la Faculté d’études environnementales de l’Université York spécialisée dans le droit de l’environnement et la réglementation des risques.


Notes

[1] Van Harten, G., & Scott, D. N. (2016). Les traités d’investissement et l’évaluation interne des propositions réglementaires : Étude de cas du Canada. Journal of International Dispute Settlement, 7(1), 92–116. Tiré de https://doi.org/10.1093/jnlids/idv031 ; Van Harten, G., & Scott, D. N. (2017, forthcoming). Les traités d’investissement et l’évaluation interne des propositions réglementaires : Une étude de cas du Canada (2ème partie). In A. K. Bjorklund (Ed.). Yearbook on international investment law and policy. Oxford : Oxford University Press.

[2] Entretien avec AH (25 mars 2013).

[3] Entretien avec BK, BL et BM (23 juin 2014).

[4] Entretien avec BJ (28 mars 2014).

[5] Entretien avec AX (22 novembre 2013).

[6] Entretien avec AE (15 avril 2011).

[7] Entretiens avec BH (24 mars 2014) et BP (14 juillet 2014).

[8] Entretien avec AW (22 novembre 2013).

[9] Entretien avec AM (8 octobre 2013).

[10] Nous sommes reconnaissants à Andreas Follesdal concernant ce point.

[11] Entretien avec AF (15 avril 2011).

[12] Entretiens avec AL (4 octobre 2013) et BA (3 et 10 décembre 2013). Voir également Cooper, K., Bell-Pasht, K., Nadarajah, R., & McClenaghan, T.L. (2014). Seeking a regulatory chill in Canada : The Dow Agrosciences NAFTA Chapter 11 challenge to the Quebec Pesticides Management Code. Golden Gate University Environmental Law Journal, 7(1), 5, p. 31. Tiré de http://digitalcommons.law.ggu.edu/gguelj/vol7/iss1/4.

[13] Entretien avec AD (15 avril 2011).

[14] Entretien avec AG (14 avril 2011).

[15] Entretien avec AU (15 novembre 2013).

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