Le pouvoir de conclure des ALE européens de nouvelle génération : l’avis 2/15 de l’avocat général Sharpston
Suite à l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en 2009, qui donna à l’Union européenne de nouvelles compétences en matière d’investissement étranger direct (IED)[1], l’Union européenne a commencé à négocier une nouvelle génération d’Accords de libre-échange (ALE). Ces accords – y compris l’Accord économique et commercial global (AECG) avec le Canada, et le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), avec les États-Unis – sont de plus en plus politiquement contentieux. Allant au-delà de la simple réduction tarifaire et de la facilitation de l’hyper-mondialisation, ils ont fait l’objet de nombreuses critiques de la part de la société civile, des syndicats et des universitaires.
C’est notamment la question de l’entité responsable de conclure de tels accords (l’Union européenne seule, ou conjointement avec les États membres de l’UE) qui a reçu la plus grande attention publique. En novembre 2015, la Commission a demandé à la Cour de justice européenne (CJE) d’émettre un avis (Avis 2/15) sur la conclusion de l’ALE Union européenne-Singapour (ALEUES). La réponse de l’avocat général Eleanor Sharpston a fait les gros titres de plusieurs journaux européens. Dans ce contexte, nous abordons la répartition des pouvoirs entre l’Union et ses États membres en matière d’investissement.
1. Rappel des compétences de l’UE et l’avis 2/15
L’Union européenne fonctionne au titre du principe constitutionnel fondamental de l’attribution des compétences, qui prévoit que l’Union doit agir uniquement dans les limites des compétences qui lui sont conférées par ses États membres au titre des Traités de l’UE afin d’atteindre les objectifs qui y sont fixés, et que les compétences qui ne sont pas conférées à l’Union continuent de relever des États membres[2]. Les compétences de l’UE peuvent être subdivisées en compétences exclusives[3], en compétences partagées avec les États membres[4]et en compétences de coordination et d’appui[5]. La « politique commerciale commune », qui inclut l’IED, est une compétence exclusive de l’Union européenne[6]. Toutefois, les investissements de portefeuille ne le sont pas, et l’on peut juridiquement se demander si l’Union européenne dispose d’une quelconque compétence en la matière.
Le principe de l’attribution des compétences a également des conséquences sur la capacité de l’Union et de ses États membres à conclure des accords internationaux. Aussi, si un accord international couvre des domaines dans lesquels l’Union et ses États membres exercent leurs compétences respectives, l’accord doit être « mixte », c’est-à-dire que l’Union et ses États membres devront le ratifier conjointement. S’agissant des compétences partagées, l’Union et ses États membres décident qui exerce sa compétence de conclure cette partie de l’accord ; les États membres de l’Union européenne insistent souvent pour exercer leur compétence afin de veiller à ce que l’accord soit mixte. En pratique, la quasi-totalité des accords de l’UE sont mixtes.
Dans une Union composée de 28 membres, cela peut s’avérer fort compliqué et détaillé. C’est peut-être du fait de ces éventuelles complications que la Commission européenne a requis l’avis de la CJE sur la portée des compétences de l’UE dans le cadre de l’ALEUES envisagé, demandant si celui-ci relevait de la compétence exclusive de l’UE. L’avocat général Sharpston a présenté son point de vue dans un avis (portant le même nom, ce qui est déconcertant) faisant office d’avis non-contraignant de la CJE, qui adoptera une décision finale et contraignante sur la question.
2. L’opinion de l’avocat général Sharpston dans l’Avis 2/15
L’opinion de l’avocat général Sharpston présentée dans l’Avis 2/15 ne porte pas uniquement sur les compétences de l’UE en matière d’investissement ; elle présente également un raisonnement détaillé sur certains aspects spécifiques de l’ALEUES, tels que les services de transport, la protection de l’investissement, les marchés publics, le développement durable et le règlement des différends. En général, l’opinion nuancée de l’avocat général est sensible à certains arguments de la Commission concernant les compétences de l’UE, mais elle rejette au final la proposition de la Commission selon laquelle l’Union a la compétence exclusive sur toutes les questions liées à la protection de l’investissement dans l’ALEUES[7].
En interprétant la notion d’IED contenue à l’article 207 du TFUE, l’avocat général a adopté une approche contextuelle, utilisant le concept de « l’investissement direct » dans la jurisprudence de la CJE portant sur l’interprétation des dispositions relatives au libre mouvement des capitaux, ainsi que les définitions du Fonds monétaire international (FMI), de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Aussi, l’IED doit être compris comme étant un investissement étranger « servant à établir ou à maintenir des liens directs et durables, sous forme de participation effective dans la gestion et le contrôle de l’entreprise, entre la personne apportant l’investissement et l’entreprise à laquelle l’investissement est mis à disposition afin de mener une activité économique »[8]. L’avocat général suggère ensuite un seuil d’au moins dix pour cent des droits de vote comme « indication probatoire » de la participation effective dans la gestion et le contrôle de l’entreprise. En outre, elle affirme que le terme couvre également les questions régissant la phase post-établissement de l’investissement et non pas seulement l’accès au marché de l’IED.
Si cette analyse est conforme aux arguments de la Commission, l’avocat général n’a pas suivi la position de cette dernière relative aux investissements de portefeuille et au pouvoir de résilier les Traités bilatéraux d’investissement (TBI) précédemment conclus par les États membres de l’Union[9]. S’agissant notamment des TBI des États membres, l’avocat général n’as pas été en mesure d’identifier suffisamment d’éléments dans les droits européen et international en faveur de l’argument selon lequel l’Union avait supplanté les États membres pour ce qui est de la résiliation de TBI précédents. Aussi, la résiliation de ces accords relèverait entièrement de la compétence des États membres.
3. Observations portant sur l’avis de l’avocat général Sharpston
Compte tenu de ces développements, la CJE va maintenant devoir interpréter le terme « IED » pour la première fois, et préciser si les investissements de portefeuille (par opposition à l’IED) relèvent également de la compétence exclusive (implicite) de l’UE.
Si la CJE suit l’avis de l’avocat général, la compétence de conclure des accords régissant l’investissement serait, à toutes fins et intentions, partagée entre l’Union et les États membres. Cela signifierait que la conclusion de traités d’investissement avec l’Union et ses États membres ne serait pas une mince affaire, et l’on peut s’attendre à ce que la ratification de tels accords prenne des années. La solution habituelle à cette pratique de ratification dans l’Union européenne consiste à appliquer à titre provisoire les domaines de l’accord pour lesquels l’Union à la compétence exclusive.
Cependant, comme nous avons pu le voir avec l’AECG, cela peut ne pas donner lieu à l’application provisoire des mécanismes d’arbitrage en matière d’investissement contenus dans l’accord, ne fût-ce qu’en raison de la controverse entourant ces mécanismes. Cette controverse n’est pas sans raison, car l’application provisoire des accords au niveau de l’Union n’entraine pas nécessairement un contrôle démocratique adéquat de l’accord. Même si le Conseil de l’Union attend en général que le Parlement européen ait consenti à la décision du Conseil de conclure un accord pour mettre en œuvre son application provisoire, le Parlement n’est pas formellement impliqué dans la décision[10].
Cela pourrait se produire au désarroi des auteurs d’accords tels que l’AECG et le TTIP, qui aimeraient un processus de ratification rapide, mais l’on peut se demander si le fait de mettre en avant de tels accords controversés au niveau européen est politiquement souhaitable pour l’Union européenne. Dans tous les cas, il semble évident que la question de la « mixité » des accords devrait être encadrée par le principe constitutionnel de l’attribution, et non par l’opportunisme politique des auteurs de tels accords commerciaux et d’investissement.
Finalement, il vaut la peine de mentionner les observations de l’avocat général relatives à la compatibilité du règlement des différends investisseur-État (RDIE) contenu dans l’ALEUES avec les Traités de l’UE. Cette question juridique contentieuse arrivera certainement sur la table de la CJE sous la forme d’une demande d’avis de la Belgique[11]. La Commission n’a pas demandé à la CJE de régler la question, mais seulement de déterminer qui a la compétence de conclure l’ALEUES. Cela peut laisser penser que la requête de la Commission est le résultat d’un opportunisme politique, celle-ci cherchant uniquement à étendre ses pouvoirs et à éviter tout problème juridique pouvant les limiter. De plus, lors des réunions publiques avec les Membres du Parlement européen, la Commission affirme même que si la CJE ne s’oppose pas au RDIE dans l’Avis 2/15, l’on peut supposer qu’elle considère le mécanisme comme étant compatible avec les traités de l’UE[12].
L’avis de l’avocat général Sharpston réfute cet argument. Elle affirme que « il n’est pas demandé à la Cour d’examiner, par exemple, la compatibilité du mécanisme RDIE avec les Traités. […] Mon analyse dans cet avis est donc sans préjudice de ces questions (le cas échéant) car il se peut qu’elles concernent la compatibilité matérielle de l’ALEUES, notamment les dispositions relatives au mécanisme RDIE, avec les Traités »[13].
Quand bien même, les opinions de la CJE dans l’Avis 2/15 pourraient avoir des conséquences pour toute demande future d’avis sur la compatibilité du Système de cour d’investissement (SCI) de l’AECG, de l’ALE UE-Vietnam ou de tout autre ALE. Si la CJE adopte un avis encore plus large que l’avocat général sur la compétence de l’UE, cela pourrait faciliter la conclusion d’accords tels que l’AECG comme étant des accords relevant « exclusivement de l’UE ». Cela écarterait la capacité des États membres à demander un avis, car une ratification rapide permettrait de veiller à ce que la CJE ne puisse plus s’exprimer sur la question[14].
Auteur
Laurens Ankersmit est avocat pour ClientEarth, une organisation à but non-lucratif œuvrant pour le droit environnemental dotée de bureaux à Londres, à Bruxelles et à Varsovie.
[1] Pour connaitre l’historique des décennies d’efforts de la Commission pour l’extension de la politique commerciale de l’UE à l’investissement, ayant donné naissance au Traité de Lisbonne, voir l’excellente contribution de Basedow, R. (2016). A legal history of the EU’s international investment policy. The Journal of World Investment & Trade,17(5), 743–772.
[2] Versions consolidées du traité sur l’Union européenne [ci-après le TUE] et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne [ci-après le TFUE] [2012] O.J. C326/01, TUE, art. 5, paras. 1–2. Tiré de http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A12012E%2FTXT.
[3] TFUE, supranote 2, art. 3.
[4] TFUE, supranote 2, art. 4.
[5] TFUE, supranote 2, arts. 5–6.
[6] TFUE, supra note 2, arts. 3(1)(e), 207.
[7] Avis de l’avocat général Sharpston émise le 21 décembre 2016, Procédure d’avis 2/15, lancée suite à une demande adressée par la Commission européenne. Tiré de http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=186494&pageIndex=0&doclang=en&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=429984.
[8] Id., para. 322.
[9] Pour une discussion détaillée, voir http://europeanlawblog.eu/2017/01/10/the-power-to-conclude-the-eus-new-generation-of-ftas-ag-sharpston-in-opinion-215/
[10] TFUE, supranote 2, arts. 218(5)–(6).
[11] Ankersmit, L. (2016). Belgium requests an Opinion on Investment Court System in CETA. Environmental Law Network International [ELNI] Review, 2, 54–57. Tiré de https://dial.uclouvain.be/downloader/downloader.php?pid=boreal:178426&datastream=PDF_01.
[12] Commission de l’UE du commerce international (INTA), Réunion de commission, 10 nov. 2016, 09:05–12:40 à 12:30:30. Tiré de http://www.europarl.europa.eu/ep-live/fr/committees/video?event=20161110-0900-COMMITTEE-INTA.
[13] Avis de l’avocat général Sharpston, supranote 7, para. 85.
[14] Voir l’avis 3/94 [1995] ECR I-4577. Tiré de http://curia.europa.eu/juris/showPdf.jsf?text=&docid=99635&doclang=FR.