Le bien-fondé et les limites des clauses d’exception générale dans la pratique actuelle des traités d’investissement

Le régime des Accords internationaux d’investissement (AII) connait actuellement une vague sans précédent d’attention publique. Les principaux exemples de ce phénomène sont les débats autour de la conclusion de l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne, et autour des négociations du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) entre les États-Unis et l’Union européenne. En Allemagne par exemple, ces deux accords ont fait l’objet d’une attention publique tout à fait unique dans l’histoire de l’élaboration des traités d’investissement. L’on peut saluer le fait de porter la question de la protection de l’investissement étranger fondée sur un traité à l’attention d’un public plus large, mais cela doit s’accompagner de débats documentés portant sur le bien-fondé et les limites des AII.

L’une des principales préoccupations de la société civile est que les AII restreignent excessivement le droit des États hôtes à réglementer dans l’intérêt public. Le problème n’est pas nouveau, mais découle plutôt de la complexité croissante des différends relatifs aux investissements. Si les AII visaient à l’origine à protéger les investisseurs étrangers d’une expropriation abusive, ceux-ci les utilisent actuellement pour contester un large éventail de politiques réglementaires des États hôtes, notamment celles concernant l’environnement ou la santé publique. Les arbitres se prononcent non seulement sur le volet juridique du différend, mais de plus en plus également sur la logique politique plus large des mesures adoptées par un État. Cela soulève des interrogations, tant sur l’expertise des arbitres à évaluer des politiques publiques, que sur leur mandat pour ce faire. Pour compliquer les choses, certains tribunaux ont tenu compte des justifications fondées sur l’intérêt public mises en avant par les États, tandis que d’autres adoptent une perspective purement économique.

Tous ces développements ont entrainé chez les États un profond mécontentement du régime actuel des AII. Si certains d’entre eux ont, dans une certaine mesure, décidé de tourner le dos au régime, d’autres étudient actuellement des instruments pour veiller à ce que la protection offerte par les futurs AII ne restreigne pas la marge de manœuvre politique. Ce sont par exemple des dispositions établissant expressément le droit de l’État de réglementer, des notes interprétatives, des obligations relatives à l’investissement dont le champ d’application est restreint afin d’éviter les interprétations trop larges, un libellé intégré au préambule soulignant l’importance des préoccupations d’intérêt public, et des clauses d’exception générale[1].

Les clauses d’exception générale visent à dégager les États de toute responsabilité au titre du traité pour les mesures prises de bonne foi aux fins du bien-être public. Il existe deux modèles d’exceptions générales dans les AII : l’un d’entre eux suit l’approche de l’article XX de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT)[2], et l’autre s’inspire de l’article XIV de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS)[3]. Parfois, les AII font également référence aux deux dispositions, ou contiennent une disposition adaptée combinant les deux, ou encore présentent une disposition unique en son genre. Ces clauses partagent en général trois éléments :

  1. Une liste exhaustive des objectifs politiques autorisés ; par exemple, la protection de la santé ou de la vie humaine, animale ou végétale, ou la préservation des ressources naturelles ;
  2. Une prescription de lien, démontrant le lien requis entre la mesure d’un État et un objectif autorisé ; l’on trouve fréquemment les termes « nécessaire à », « relatif à » et « conçue et appliquée aux fins de » indiquant ce lien ; et
  3. L’interdiction d’appliquer la clause de manière discriminatoire ou arbitraire.

Les raisons d’inclure des clauses d’exception générale dans les AII et les risques qu’elles représentent

Les clauses d’exception générale sont incluses dans les AII pour deux raisons. D’une part, ces clauses visent à renforcer la marge de manœuvre politique en permettant aux États de réglementer l’investissement étranger sans risquer de poursuites au niveau international. Si l’ampleur de cette marge de manœuvre dépendra de la manière dont le tribunal arbitral interprétera la clause, il n’existe à l’heure actuelle aucun arbitrage connu fondé sur des exceptions générales. En revanche, un élément souvent laissé de côté dans les discussions peut également influencer la marge de manœuvre politique : le libellé du traité. Par exemple, plus la liste des objectifs autorisés sera précise, plus la marge de manœuvre accordée par la clause à l’État sera grande. De la même manière, des prescriptions de lien plus souples, telles que « relatif à » ou « conçue et appliquée aux fins de », offrent aux États plus de flexibilité que le critère plus stricte et plus usité de « nécessité ».

D’autre part, les exceptions générales visent à renforcer la sécurité juridique dans les jugements relatifs aux investissements. En offrant des références spécifiques pour identifier les considérations d’intérêt public, elles aident les États membres à veiller à ce que les tribunaux tiennent compte des objectifs d’intérêt public d’une mesure contestée. À l’inverse, elles permettent aux investisseurs étrangers d’intégrer dans le calcul du coût de l’investissement les risques liés à une mesure défavorable éventuellement adoptée par un État dans les domaines politiques couverts par l’accord, pour prendre la décision d’investir ou non.

Mais pourtant de nombreuses critiques à l’inclusion des exceptions générales dans les AII subsistent. Si certains redoutent les recours abusifs à ces clauses, la majorité craint que les exceptions générales n’apportent pas plus de souplesse que n’en donne déjà la jurisprudence actuelle[4], ou que leurs listes exhaustives d’objectifs autorisés et leurs prescriptions soi-disant extra-strictes puissent même limiter la marge de manœuvre existante[5]. À mon avis, ces risques sont exagérés.

Le risque d’abus n’est que théorique. La nécessité de démontrer que les prescriptions de la clause sont satisfaites de bonne foi s’est avérée être un critère élevé dans la jurisprudence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et il est très peu probable que cela change fortement dans le cadre des arbitrages en matière d’investissement.

S’agissant de la souplesse, en premier lieu, l’on ne peut pas dire qu’à l’heure actuelle les tribunaux arbitraux prennent systématiquement en compte l’intérêt public : si certains sont disposés à examiner les justifications fondées sur l’intérêt public, d’autres les rejettent d’emblée. Ensuite, l’on ne peut pas forcément déceler dans toutes les dispositions relatives à l’investissement des éléments d’intérêt public. Parfois, les tribunaux ont tenu compte de l’intérêt public au titre de certaines dispositions du traité, mais se sont trouvés incapables de le faire au titre d’autres, jugeant au final l’État responsable. Et pourtant, les exceptions générales s’appliquent traditionnellement à toutes les obligations sans distinction. Finalement, les critiques semblent supposer que les tribunaux interpréteront les exceptions générales comme les conditions exhaustives de l’intérêt public au titre de l’AII, adoptant une perspective purement économique dans leur examen de la violation des autres dispositions du traité. Cependant, rien dans une clause d’exception générale n’interdit le tribunal d’aller au-delà de la souplesse offerte par les exceptions explicites, qui ne doivent pas nécessairement être considérées comme des conditions exhaustives mais plutôt comme des protections additionnelles.

Les clauses d’exception générale dans la pratique actuelle des États

Si le bien-fondé des exceptions générales dans les AII fait encore l’objet de controverses, les États les intègrent toujours plus dans les AII qu’ils ont récemment négociés. D’après le Rapport sur l’investissement dans le monde 2014 publié par la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), pas moins de 15 des 18 AII conclus en 2013 et dont les textes sont disponibles incluent des exceptions générales[6]. Les chiffres des années précédentes sont similaires, et révèlent par exemple que 10 des 17 AII conclus en 2012 et dont les textes sont disponibles[7], et 7 des 47 AII conclus en 2011 comportent des exceptions générales[8]. Ces chiffres ne cachent pas le fait que les AII comportant de telles clauses restent encore minoritaires dans l’océan des plus de 3 200 AII conclus fin 2013[9]. Ils suggèrent cependant que les exceptions générales seront de plus en plus présentes dans les AII à venir.

Notons également que les partisans des exceptions générales dans les AII sont géographiquement et économiquement variés. L’on trouve à la fois des pays importateurs de capital, comme la Colombie, le Honduras, le Panama, la Thaïlande et le Viet Nam, et des pays exportateurs de capital, tels que l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, le Japon et la Nouvelle Zélande. Géographiquement, ce sont principalement des pays de la région Asie-Pacifique et d’Amérique latine. Mais ces clauses d’exceptions générales apparaissent également dans les traités de pays tels que le Canada, Maurice et la Turquie, ainsi que dans des accords multilatéraux tels que l’Accord d’investissement du Marché commun d’Afrique australe et d’Afrique orientale (COMESA), révélant un phénomène réellement généralisé.

Les clauses d’exceptions générales dans l’AECG

L’un des AII au cœur du débat actuel est l’AECG. L’on oublie souvent dans les discussions que cet accord utilise différents instruments pour équilibrer correctement la protection de l’investissement et les intérêts non-économiques ; parmi eux, les exceptions générales. À l’heure actuelle, le Canada est le seul pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à régulièrement inclure une disposition s’inspirant de l’article XX du GATT dans ses AII. Et malgré son immense expérience, le Canada n’a pas réussi à mettre en avant une clause d’exception générale aussi large dans ses négociations avec l’Union européenne. L’AECG contient deux clauses d’exception générale applicables aux obligations de l’investissement. L’une d’entre elles reprend l’article XX du GATT, et l’autre s’inspire de l’article XIV de l’AGCS. Toutes deux se trouvent dans le chapitre 32, article X.02 (1) et (2) de l’accord[10].

Contrairement à la disposition contenue dans le modèle d’accord de promotion et de protection des investissements étrangers du Canada de 2012, les exceptions ne s’appliquent qu’à certaines sections du chapitre sur l’investissement. En particulier, les États hôtes ne peuvent recourir aux exceptions que pour justifier une violation des sections 2 (« Établissement de l’investissement ») et 3 (« Traitement non discriminatoire »). Cela signifie que ces exceptions ne couvrent pas la violation d’autres dispositions telles que l’interdiction de l’expropriation abusive ou la norme de traitement juste et équitable (TJE – toutes deux dans la Section 4). Puisqu’il s’agit des deux dispositions les plus souvent invoquées – avec succès – par les investisseurs, l’applicabilité limitée des exceptions générales au titre de l’AECG contrecarre sérieusement la marge de manœuvre politique que ces dispositions pourraient offrir. Au contraire, les auteurs de l’AECG ont opté pour des notes interprétatives, délimitant le champ d’application des dispositions relatives à l’expropriation et au TJE. Cela pourrait s’expliquer par l’incertitude quant à la manière dont ces exceptions générales pourraient s’appliquer à ces deux normes, le cas échéant[11]. D’un autre côté, les exceptions s’appliquent aux dispositions de non discrimination relatives au traitement national et à la nation la plus favorisée (NPF), malgré les incertitudes similaires quant à l’application des exceptions générales aux dispositions interdisant spécifiquement un traitement arbitraire ou discriminatoire. En outre, le Canada met généralement en œuvre deux instruments dans son programme d’accords[12], tous deux pouvant être utilisés comme protection au cas où la mesure d’un État ne satisfaisait pas aux prescriptions des exceptions générales. L’on peut donc regretter que le champ d’application des clauses d’exceptions générales contenues dans l’AECG soit limité.

L’Accord inclut toutefois des précisions interprétatives dans les clauses d’exception générale visant à garantir la prise en compte par les tribunaux de l’intérêt public. Plutôt que de se contenter de reproduire les dispositions de l’OMC, les auteurs ont ajoutés un libellé orientant l’interprétation des exceptions générales pour inclure les mesures environnementales nécessaires à la protection de la vie ou de la santé humaine, animale ou végétale, et pour s’appliquer à la préservation des ressources naturelles biologiques et non biologiques. Ces modifications trouvent leurs origines dans les rapports de l’Organe d’appel de l’OMC, notamment Communautés européennes — Amiante[13] et États-Unis – Crevettes[14], et montrent comment les auteurs peuvent non seulement adapter les exceptions de l’OMC à leurs besoins réglementaires dans le domaine des investissements, mais aussi codifier et ainsi faire leur la jurisprudence de l’OMC à l’heure de rédiger des AII.

La suite

Le débat public sur le bien-fondé et les limites du régime des AII bat son plein. En l’absence de projet de texte officiel, il est encore trop tôt pour spéculer sur le fait que le PTCI – deuxième AII majeur dont les négociations alimentent le débat public – inclue ou non des exceptions générales. Mais puisque ni les États-Unis, ni l’Union européenne n’ont la réputation de soutenir particulièrement les exceptions générales dans les AII, leur inclusion semble assez peu probable. Et même dans un tel cas, la pratique des États suggère que les exceptions générales seront de plus en plus présentes dans les futurs AII. À mon avis, la défense d’un État pourrait largement bénéficier de la possibilité d’invoquer une telle clause dans les arbitrages impliquant des questions d’intérêt public. En plus des autres instruments prometteurs que les auteurs de traités ont à leur disposition, les clauses d’exception générale peuvent s’avérer utiles pour sauvegarder la marge de manœuvre politique des États hôtes.

Auteur 

Levent Sabanogullari est doctorant à l’Université d’Heidelberg et clerc à la Cour d’appel de Karlsruhe en Allemagne. Il est titulaire d’une maitrise en droit – études juridiques internationales, de l’Université de New York.

Notes

[1] Pour un compte-rendu détaillé des différentes stratégies, voir Spears, S. A. (2010). The quest for policy space in a new generation of international investment agreements, Journal of International Economic Law, 13(4), 1037–1075.

[2] Le texte de l’article XX du GATT est disponible sur https://www.WTO.org/French/docs_f/legal_f/gatt47_02_f.htm#articleXX.

[3] Le texte de l’article XIV de l’AGCS est disponible sur https://www.wto.org/French/docs_f/legal_f/26-gats_01_f.htm#articleXIV.

[4] Voir, par exemple, Newcombe, A. (2011). General exceptions in international investment agreements. Dans M-C. C.  Segger, M. Gehring, & A. Newcombe (Eds.), Sustainable development in world investment law (pp. 351–370). La Haye : Kluwer International Law, pp. 355, 369–370.

[5] Voir, par exemple, Lévesque, C. (2013). The inclusion of GATT XX exceptions in IIAs: A potentially risky policy. Dans R. Echandi, & P. Sauvé (Eds.), Prospects in international investment law and policy (pp. 363–370). Cambridge : Cambridge University Press, p. 364. La critique reprend une comparaison judicieuse de l’article XX du GATT et de la jurisprudence sur le traitement national réalisée par DiMascio, N. A., & Pauwelyn, J. (2008).Non-discrimination in trade and investment treaties: Worlds apart or two sides of the same coin? American Journal of International Law, 102, 48–89, pp. 76, 82–83. Tiré de  http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1669333 (uniquement en anglais).

[6] Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). (2014). Rapport sur l’investissement dans le monde 2014 :l’investissement au service des ODD: un plan d’action, p. 116. Tiré de http://UNCTAD.org/en/PublicationsLibrary/wir2014_en.pdf  (uniquement en anglais).

[7] CNUCED. (2013). Rapport sur l’investissement dans le monde 2013 : Les chaines de valeur mondiales : l’investissement et le commerce au service du développement, p. 102. Tiré de http://UNCTAD.org/en/PublicationsLibrary/wir2013_en.pdf (uniquement en anglais).

[8] CNUCED. (2012). Rapport sur l’investissement dans le monde 2012 : vers une nouvelle génération de politiques de l’investissement, pp. 84, 90. Tiré de http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/wir2012_embargoed_en.pdf (uniquement en anglais).

[9] CNUCED (2014, p. 114).

[10] Le texte de l’AECG est disponible surhttp://trade.EC.europa.EU/doclib/docs/2014/september/tradoc_152806.pdf.

[11] Voir, par exemple, Lévesque (2013, p. 368) et Newcombe (2011, pp. 368–369).

[12] Voir, par exemple, l’article XVII et l’annexe B du Traité bilatéral d’investissement (TBI) entre le Canada et la Roumanie, entré en vigueur le 23 novembre 2011, disponible sur http://investmentpolicyhub.unctad.org/Download/TreatyFile/631.

[13] Communautés européennes — Mesures affectant l’amiante et les produits en contenant, Rapport de l’Organe d’appel, WT/DS135/AB/R, adopté le 5 avril 2001, tiré de https://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/cases_f/ds135_f.htm.

[14] États-Unis — Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, Rapport de l’Organe d’appel WT/DS58/AB/R, adopté le 6 novembre 1998, tiré de https://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/cases_f/ds58_f.htm.

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